V 13.06.2013 (13.060.3013)

Photo couverture:  O.Sillig 2013, remontée de l'amazone

En remontant l’amazone, le 29 décembre 2012, à bord du Golfino Branco

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Table:

Intro: Les Chants du Cygne  1

Postface introductive en guise de mode d’emploi : 26.3.13, Lausanne  1

Premier Épisode : 4.12. - 11.12, de Lausanne au milieu de l’océan  2

4.12 Paris, mardi 2

5.12 Le Havre, Cargo Aristote, au port, mercredi 2

6.12 Cargo Aristote, en Manches, jeudi 3

7-8.12 Cargo Aristote, en pleine mer 4

01.04.2013 : CMA CGM ARISTOTE   4

9.12 Cargo Aristote, en pleine mer, dimanche  4

11.12 Cargo Aristote, en pleine mer, mardi 4

Deuxième Épisode : 12.12 au 18.12.12, du milieu de l’océan aux côtes de la Guyane Française  5

12.12 Cargo Aristote, en pleine mer, mercredi 5

13.12 Cargo Aristote, en pleine mer, jeudi 5

14.12 Cargo Aristote, en quittant St-Martin, vendredi 6

15.12 Trinidad, à bord du Cargo Aristote, samedi. 7

16.12 Trinidad, dimanche matin. 9

17.12 En mer, à bord du Cargo Aristote, lundi. 10

18.12 Au large du Surinam hors de vue, mardi. 10

Troisième Épisode : 18.12 au 22.12.12, en Guyane Française  11

19.12 Cayenne, mercredi. 11

20.12 À, à Cayenne, aux Palmistes, jeudi. 11

21.12 Cayenne et Dégrad des Cannes, vendredi. 12

22.12 À bord, Dégrad des Cannes, samedi. 13

Quatrième Épisode: 22.12.12 au 25.12, de la Guyane Française à Belém   14

23.12 Dégrad, on the vessel, dimanche  14

24.12 À bord du Cargo Aristote, en pleine mer, lundi. 15

25.12 À bord du Cargo Aristote, en mer, mardi. 16

01.04.2013 : Cargo, parcours total du 5.12 au 26.12.2012  17

Cinquième Épisode –> du 26.12 au 1.1.2013, de Belém à Santarem   17

26.12 Belém, mercredi, en vrac  17

27.12 Belém, jeudi, 20h.45  18

28.12 Belém, embarco, vendredi, 16h.30. 18

29.12 Gurupa, deuxième étape du Golfino Branco, samedi 19h.00  19

30.12 À bord du Golfino Branco, étape d’Almerin, dimanche, 7h.30, 19

31.12 Santarem, lundi, 18h.55  19

1.1.2013 Santarem, mardi, 10h.19  20

Sixième Épisode –> du 1.1.2013 au 9.1, de Santarem à Manaus  21

2.1.03 Santarem, mercredi 12h.15  22

3.1.13 Alter de Chão, Jeudi, 11h.45. 22

4.1.13 Alter de Chão, vendredi 23

7.1.13, Alter de Chão, lundi, de retour de 48 heures à Jamaraqua. 23

8.1.13 À bord du Golfino do Mar, mardi. 25

9.1.13 À bord du Golfino do Mar, mercredi. 26

Septième Épisode –> 10.1.2013 au 15.1., de Manaus à Salvador de Bahia  27

11.1 Manaus, vendredi. 27

12.1 Manaus, samedi. 27

13.01 Manaus, dimanche  28

14.1 Aéroport de Brasilia, lundi matin. 29

15.1.13 Salvador di Bahia, mardi. 29

Huitième Épisode : du 15.1 au 19.1.2013 au 15.1., à Salvador de Bahia  31

15.1 Salvador di Bahia, Pelourinho, mardi nuit 31

16.1 Salvador, mercredi 32

17.1 Salvador, jeudi. 32

19.1 Salvador, samedi 35

Neuvième épisode : du 20.1 au 29.1.2013, de Salvador à Pirenópolis. 36

24.1 Lençóis, jeudi 36

25.1 Lençóis, vendredi 36

26.1 Lençóis, samedi 37

27.1 Lençóis, dimanche  37

28.1 Seabra, une étape sur la route pour l’État de Goias, lundi 38

29.1 Pirenópolis, Pousada O Casarão, mardi 39

Dixième Épisode –> du 30.1 au 2.2.2013, de Pirenópolis à Bello Horizonte. 39

30.1 Pirenópolis, mercredi 39

31.1 Goiânia centre, jeudi 41

1.2.2013 Goiânia, à la rodoviaria, vendredi. 42

2.2 Bello Horizonte, samedi 43

Onzième Épisode : du 2 au 8.02, de Bello Horizonte à Florianópolis. 44

4.2.13 Ouro Preto, Minas Gerais, lundi 44

5.2 Ouro Preto, mardi, églises et musées ouverts. 45

7.02 En route vers Sao Paulo, jeudi. 48

8.2 Curitiba, rodoviaria, vendredi 8h.00  48

Douzième Épisode du 9 au 13.2, sur l’île de Santa Catarina. 50

9.2.13 Florianópolis, samedi matin. 50

10.2.13 Pântano do Sul (Açores, Solidão), dimanche  51

11.2 Plage de Solidão, lundi 52

12.2. Armação, mardi 53

Treizième Épisode : du 14 au 18.2, de l’île de Santa Catarina à Rio de Janeiro. 57

14.2.13 Armação, jeudi 57

15.02.13 Ribeirão, vendredi matin  58

16.2.13 Florianópolis, samedi matin  59

17.2.13 Rio de Janeiro, Botafogo, dimanche matin  60

18.2.13 Botafogo (Boutefeu ?), lundi matin. 61

Quatorzième Épisode : du 18 au 24.2, à Rio de Janeiro. 64

19.02.2013 Rio, Santa Tereza, mardi, 13h.00  64

20.2.13 Bom Successo (Teleférico Alemão) et Central do Brasil (la gare de Rio, comme le film homonyme), mercerdi 64

21.2.13 Rio, Square sans nom entre rua São Manuel et rua General Polidoro, jeudi 67

22.2.13 Entre Leme et Capocabana, vendredi 67

23.2.13 Rio, samedi 68

24.2.13 Rio, Botafogo, dimanche  70

Quinzième Épisode : du 25 au 27.2, toujours à Rio  70

25.2.13 Rio, Botafogo, Villa Carioca, lundi 70

26.2.13 Rio, Villa Carioca, mardi 72

27.2.13 Rio, Villa Carioca, ma chambre, mercredi matin  74

Conclusions (seizième Épisode), des 27 et au 4.3, de l’Aéroport de Rio à Lausanne  74

27-28.2.2013 Rio, Botafogo et Aéroport 74

28.2.2013 Rio, et Aéroport 75

24.2 Rio, 3.3.2013 Lausanne  75

À quoi servent les voyages ?  75

PREMIÈRES REMICES, posées à Salvador de Bahia, le 14 janvier 75

LOUPE SUR LE CAPITALISME, 3.3.13 Lausanne (4.2.13 Ouro Preto) 76

RENOUVELLEMENT DES PROCESSUS, 3.3.13 Lausanne (12.02. Armação) 76

AUTOCENTRISME, 3.3.2013, Lausanne  78

DU RÉCIT DE VOYAGE, 22.2.2013, Rio  78

DE L’ÉCRITURE, 3.3.2013 Lausanne  79

VÉRIFICATION DES TOUTES PREMIÈRES PRÉMICES INTÉRIEURES, 3.3.2013 Lausanne  80

STRUCTURATION, 3.3.2013, Lausanne  80

Épilogue : fin mars 2013, Lausanne


Annexe en ligne, albums Photo

Notes
81


 

Olivier Sillig

Les Chants du Cygne

(Os Cantos do Cisne)

 

Journal d’un voyage au Brésil

Le Havre - Manaus – Rio, 4 décembre 2012 – 28 février 2013

 

Les Chants du Cygne

Avant mon départ, lors d’un contrôle tout à fait anodin, un ami chirurgien a relevé avec pertinence tous les chants du cygne hypothétiques que déjà j’évoquais autour de ce voyage à venir. Tout ce qui allait peut-être se révéler être mes dernières aventures, les renoncements que celles-ci annonceraient.

De retour, ces renoncements, il m’est trop tôt pour les dénombrer. Quel cycliste, quel montagnard, quel époux descendu chercher des allumettes n’a pas, une fois dans sa vie, dit : plus jamais ça ! Et qui d’entre nous, dès sa toute première crème au chocolat – pour moi, dès mon premier crouton de pain[1] –, n’a pas dit et redit : Encore, encore, encore !

Postface introductive en guise de mode d’emploi : 26.3.13, Lausanne

En 2008, en Afrique du Sud, j’avais très rapidement renoncé à tenir, parallèlement à mon blog, un journal personnel. Cette fois, j’ai dès le départ pris cette orientation. Cela implique un récit de voyage par moment assez intime – je m’y suis très peu censuré.

J’avais l’intention de le mettre au fur et à mesure en accès sur le Net, mais j’y ai renoncé à cause des contraintes liées au téléphone de poche qui m’a servi d’outil de travail et de communication. Je me suis contenté d’expédier mes « épisodes », périodiquement, par courriels, à cinq ou six correspondants, auxquels se sont adjoints en cours deux ou trois autres. Demain, je leur transmettrai ce cumulé.

Souvent, comme pour mes romans, j’ai d’abord écrit à la main dans un calepin que j’avais toujours sur moi, puis retranscrit ; c’est plus efficace et plus rapide. De temps à autres toutefois, j’ai saisi le texte directement sur mon téléphone portable.

Ici, dans ce cumulé final, à l’aide du dictionnaire intégré de mon ordinateur de bureau, j’ai un peu corrigé mon orthographe – encore fragilisée par mon minuscule outil. J’y ai aussi apporté quelques corrections cosmétiques. J’ai décidé de mettre en notes, les addenda, commentaires et explications que j’ai eu envie d’ajouter à posteriori. En outre, j’y ai inséré mes conclusions, mon introduction et le titre général.

 

Premier Épisode : 4.12. - 11.12, de Lausanne au milieu de l’océan

4.12 Paris, mardi

Un bistrot aux environs de la gare St-Lazare. Bribes de la table d’à côté :

– L’aîné à douze, la dernière en à cinq. Et j’ai un chien !

L’homme sort son portable ; à la lueur de l’écran, son œil s’illumine : il montre une photo de son chien.

5.12 Le Havre, Cargo Aristote, au port, mercredi

NOTA BENE[2] : Idée d’il y a quelques jours : Livre illustré pour aider petits et grands à s’endormir : 1.Fini les moutons qui s’entassent ! 2. Non aux arcs de triomphe ! 3. Oui aux portes dégressives (30, 29, 28,27...) et numériques. Illustrations des trente portes, la dernière devenant de plus en plus nébuleuse.

 

Le bus taxis qui nous extrait obligatoirement du port et nous conduit en ville, puis nous ramène, est conduit par un type légèrement bègue, en tous cas le matin, qui semble être la caricature du pochetron breton tel que Christophe[3] l’a, depuis toujours, interprété.

 

6.12 Cargo Aristote, en Manches, jeudi

10h.30 (soit 2 heures et demi avant de couper la ligne virtuelle entre Ouessant et les Îles Sorlingues)

Hier soir, vers 21h.30, soit une heure et demie avant l’heure du départ, je monte au Navigation Bridge, la cabine de pilotage, entièrement déserte et plongée dans l’obscurité, avec pour seules lueurs locales les instruments de mesure et les écrans en permanence allumés. Par contre, les containers en piles de six étages sur le pont et les ponts roulants sur le quai sont vivement éclairés. Le chargement est terminé, les bras-grues du bateau masquent leurs aisselles, leurs poignets ligotés au balcon – je suppose qu’ils servent dans les ports de moindre importance où l’équipage du cargo se charge sans doute du déchargement[4].

À part le bruit de la climatisation, le silence est total. Je suis seul, plongeant sur un monde de lumières qui mettent en valeur, presque jusqu’à l’infini rapproché, les structures métalliques des grues, des ponts, des tours de contrôle, et, au-delà, des artères de la ville. De l’autre côté, une raffinerie joue de temps à autre au cracheur de feu en déployant l’étendard d’une flamme jaune canari. Dernière nous, sur le même quai, chargées sans doute des containers débarqués de notre propre cargo, deux péniches rejoignent la Seine via le canal Tancarville. Pour la Pologne, pourquoi pas ? Dans ce silence et la solitude suspendue de cette salle de contrôle déserte, je suis pris d’une légère palpitation : l’imminence discrète et taiseuse du départ.

À 22h.55 s’y trouvent quelques silhouettes encore aisément repérables – plus tard, en pleine mer, il me faudra un long temps d’adaptation pour que mes yeux de sexagénaire les repère (et cela deviendra totalement impossible la nuit suivante).

Le capitaine est là, cette fois équipé de sa veste à galons.

Un remorqueur vient se coller derrière le cargo. Au pas de la fourmi, sans guère moins de silence, au point que je crois longtemps que c’est le remorqueur qui vient nous pousser alors qu’il ne sera là que pour nous freiner, le bateau se décolle du quai. Du pas de la fourmi il passe à celui de la limace, de l’escargot mais guère plus, pour rejoindre l’apparemment très étroite écluse qui relie les bassins alimentés par le canal d’eau douce à l’eau de mer d’un port pourtant toujours en eau, quelle que soit la marée (aujourd’hui de très faible coefficient et montante depuis une heure). Le pont routier est déjà levé, la porte arrière de l’écluse se ferme par glissement latéral monobloc. L’avant s’ouvre pour nous. Puis nous passons la digue du port. Puis le chenal des balises en pleine mer. Le pilote, un gars d’ici, lance une dernière instruction chiffrée, un cap, nous salue et disparaît. J’imagine que le remorqueur l’a ensuite embarqué, bord à bord, sans que nous ne ralentissions guère l’allure. Après, nous passons les cargos illuminés qui ont mouillé en attendant leur tour d’entrée. Nous sommes maintenant dans la Manche. Il est environ 2 heures quand je vais me coucher, dans un long bercement vibrant et ronronnant.

7-8.12 Cargo Aristote, en pleine mer

Rafraîchissement nautique, retrouvé petit à petit : 360° * 60’=21’600 40’000/21’600=1851m.=1 Mile nautique. En réalité : 1852 Mn (1852*21’600=40’003.2 km).

01.04.2013 : CMA CGM ARISTOTE

Type de navire: Container ship

Année de construction: 2007

Longueur x Largeur: 170 m X 27 m

Jauge brute: 17594, Port en lourd: 21267 t

Vitesse enregistrée (Max / moyenne): 18 / 17.6 knots

Pavillon: United Kingdom [UK]

 

Informations données par le site ci-dessous sur lequel il est possible de suivre, jours après jours, les déplacements actuels de Cargo:

http://www.marinetraffic.com/ais/shipdetails.aspx?MMSI=235054581

9.12 Cargo Aristote, en pleine mer, dimanche

En 1964, j’ai reçu et épinglé à mon mur une carte marine de vulgarisation encyclopédique en anglais, langue que j’ignorais alors totalement. Tout au long de l’année qui a suivi, voire plus longtemps, j’y découvrais, peu à peu, plein de trucs. Eh bien, la salle de commandement et ses instruments ici, c’est la même chose.

 

Les étoiles sont totalement fixes, comme des diodes. Aujourd’hui d’hui, le thermomètre est monté à 21, il doit y être encore, il est 21h. Si la mer le permet, ils vont sans doute bientôt remplir la piscine. Hier, il faisait 17, avec déjà un peu de soleil juste avant les Açores, dont nous avons vus le grand phare de l’île de St-Miguel, puis la côte sud dessinée par le continuum lumières des villes et des villages. Aujourd’hui, les écrans radar, ou GPS /wifi je suppose, ont signalé deux bateaux de pêche mais je ne les ai pas vus. J’ai songé à l’effroi des hommes de Colomb et souvent pensé à Mathieu qui a traversé par là dans son 6 mètres 50 maison[5] .

 

11.12 Cargo Aristote, en pleine mer, mardi

Consommation : ~66’000 l/jour = 2750l/h. / 20 Mn = 137.5 l/Mn = 74.2 l/km.

Hier soir après le repas, outre le ping-pong et les fléchettes, nous avons inventé un nouveau jeu, la course de balles de ping-pong. Chacun la sienne. La seule chose qu’on a le droit de faire, c’est de la stopper avec le pied, seul le roulis du bateau leur permet d’avancer. La première qui atteint l’autre extrémité du couloir à gagné. On peut jouer parallèlement ou frontalement. Quand je parle de nous, il s’agit de moi, Passenger B, et de Cecilia, Passenger A, une Tessinoise de 31 ans qui habite Lausanne. Elle quitte le navire jeudi soir à St-Martin. Après, les repas risquent d’être un peu solitaires et taiseux à ma table. À la leur, les Ukrainiens mangent comme si manger était un rapide besoin intime. Pour échanger avec eux, en anglais comme avec les Philippins, il faut les aborder dans la salle de commandement.

 

Depuis les Açores et jusqu’à St-Martin et sur 3000 miles environ, notre cap est de 243 degrés. Comme je l’avais pressenti hier, parce que le vent réel s’alize, notre vent apparent est presque nul (0 nœud relevé plus tard au compteur du vent apparent).

À part les machines que nous avons été voir cet après-midi, casqués, en visite guidée, ainsi que le pont inférieur où il faut annoncer notre passage, nous avons le doit d’aller partout, ce qui est bien agréable et instructif.

 

Ce matin, d’abord de mon pont, assez haut, j’ai aperçu mes premiers poissons volants ; minuscules, argentés, ils battent des nageoires et parcours presque à raz l’eau vingt à trente mètres. Épars, que font-ils, où vont-ils, pourquoi volent-ils ? Ce ne sont pourtant pas des hirondelles !

 

 

Un peu avant le coucher du soleil, je redescends au pont inférieur et m’installe à la proue. Pas de vent, aucun bruit autre que le bateau et son rostre-bulbe qui glisse sur l’eau, surfant sur les vagues mais plus rapide qu’elles. Je chante pour attirer les baleines, mais elles trouvent que je chante trop faux, les dauphins aussi, même les poissons volants. Pour les baleines, demain, j’essayerai en leur mettant du sel sur la queue.

 

Deuxième Épisode : 12.12 au 18.12.12, du milieu de l’océan aux côtes de la Guyane Française

12.12 Cargo Aristote, en pleine mer, mercredi

Pro memoria : Nous avons passé les Acores le samedi 8 vers 19h.30. Depuis nous faisons cap 240°, nous devrions arriver à St-Martin demain, jeudi 3 vers 18h.90.

13.12 Cargo Aristote, en pleine mer, jeudi

Rectificatif :

Le Havre - St-Martin, route réelle : 3657 Mn (6772 km), depuis les Acores 2640.

 

Les repas se prennent à 7, 12 et 18 h. Il y a une salle à manger pour les 13 philippins et une autre pour les 9 ukrainiens, chacune avec leur propre bouffe. Passenger A et B mangent avec les ukrainiens, mais à leur propre table – quand Cecilia sera loin, je verrai, mais il faut dire que les ukrainiens mangent top vite et en silence, chacun pour soi, comme ils arrivent et repartent.

La bouffe est abondante et pas mal du tout (sauf le rizotto aux fruits de mer de hier soir), très souvent panée ou passée au jaune d’œuf, accompagnée de crudités, de fruits et de pain français ; par contre, les confitures (25% de fruits) et le miel sont infectes. Seuls les passagers ont droit à du vin, blanc et rouge, servi en bouteilles sans fond, mais depuis deux jours, je n’en bois plus, comme je n’ajoute plus de sel, comme, dès ce soir, je me promets de ne plus pisser la nuit.

Hier, il y a eu deux exercices d’alarme, l’alarme générale et celle d’abandon immédiat du navire (qui se ferait dans deux suppositoires rouges et borgnes ; bonjour les vomis !) ; les deux passagers ont un peu merdé, mais l’exercice avait l’air vaguement truqué.

J’ai surpris le Capitaine (Andreï, 31 ans, de la mer d’Azov, père d’un gamin de 10 mois) passant un savon (pas dans la langue de travail, l’anglais, comme le rappelle de nombreux prints affichés ça et là, mais en russe, comme parlent tous les Ukrainiens du bord) à Dima (en fait Dimitri, le 3ème officier, 23ans, d’Odessa, notre steward, assez sympa) ; le soir, ce dernier m’a confié que pour lui cela avait été une mauvaise journée – confession touchante (l’âme slave ?) chez des Ukrainiens volontiers taciturnes (qui tous ont de vraies têtes de Slaves comme ont les Russes médiatiquement connus).

 

Ni pour Cecilia ni pour moi, le temps ne s’emballe. Pourtant les journées paraissent presque trop courtes, ponctuées par les repas. Je me couche tôt, vers 22h., m’endors aussitôt, me réveille souvent, rêve pas mal depuis quelques jours (dont l’essai et achat de chaussures de ski !). Je suis très zen, presque lymphatique. Le cargo, ses rythmes, me confirme que je ferais un excellent prisonnier.

LITTÉRATURE : J’ai relu « Y & Y », c’est top ! Aussi « La Petite Danseuse », c’est bien aussi[6]. Pourquoi donc ne poursuis-je pas ? Le retour sera l’heure des tournants, lesquels ? Wait and see !

 

Outre le portugais, désormais à ma manière, j’étudie mollement le guide et échafaude vaguement des trajets. Ce matin, dans Le Livre des ports, j’ai étudié nos escales à venir.

14.12 Cargo Aristote, en quittant St-Martin, vendredi

Départ à 8h.00 (heures bateau, avec seulement 2 heures de retard sur la feuille de route). Cecilia a quitté le navire vers 6h.30.

Hier soir, à l’approche du quai, quand les petites silhouettes humaines y sont devenue visibles, le bateau a repris ses dimensions. Lui soudain immense, sa hauteur à nouveau impressionnante.

Avant, dans la journée, l’escale annoncée créait en moi une attente qui perturbait légèrement ma zénitude.

Déambuler seul dans St-Martin vers 21h., dans sa partie hollandaise[7], casinos ouverts entre boutiques de mode et d’horlogerie suisse, toutes fermées, c’est comme débarquer, ignare, sur la lune. J’y découvre que, outre le dollar, la monnaie en cours est le florin (pourquoi diable ? la Hollande n’est-elle pas dans la zone euro ?), que la population nocturne est noire, et que cinquante pour cent au moins des gens devant les machines à sous sont des femmes, la cinquantaine abondante, grasses et noires. St-Martin, cette planète où je débarque, est un paradis artificiel, propre en ordre, avec ça et là des touches de fantaisie tropicale. Passant, secoue le sable de tes sandales, enfile ton gilet de sauvetage et va voir plus loin ! À part la crécelle des oiseaux ou des insectes, le paysage vu du bateau à l’aurore ressemble à la Colline aux Oiseaux de Hyères.

À propos d’oiseaux, hier, des noirs et blancs, ressemblant aux Fous de Bassens[8], volant merveilleusement bien, traquaient des poissons volants qui cherchaient sans doute à éviter des poissons nageant – décidemment que le struggle for life est rude ! Ce matin, j’ai vu un autre oiseau noir et blanc, avec une longue queue d’hirondelle, trop lisse pour être un rapace, une frégate ? [9]

Mon nouveau modèle de « Salomon » n’ayant pas de trous sous la semelle pue que c’en est une désolation. Vais-je passer aux tongs ? ! Problème : ce matin, le Capitaine m’a demandé de porter des chaussures à bord – par mesure de sécurité, s’est-il justifié.

En 1965 dans la plaine lombarde, depuis le train qui nous menait grand-maman et moi à Florence, j’étais resté longtemps à contempler les cumulo-nimbus pleins de figures lascives romaines ou renaissances ; je ne sentais alors très proche de Michel-Ange. Le ciel suisse connait peu ce type de nuages. Cela borne-t-il nos imaginaires ? Ce soir, au crépuscule, j’ai revu les mêmes figures – peut-être, étant moins naïf, quelquefois plus coquines, par moment aussi plus empreintes de bédés. Dans ce Rorschach géant, y voyons-nous tous les mêmes figures ?

15.12 Trinidad[10], à bord du Cargo Aristote, samedi.

À terre de 9h.30-15h.30.

Pour le feu vert pour sortir, c’est cinq fonctionnaires qui compulsent et tamponnent à tout va des liasses de paperasse. J’y apprends que nous transportons des matières explosives à destination du centre spatial de Kourou.

Je pars avec l’agent de la Compagnie. En montant dans sa voiture je me trompe de côté, nous somme en pays anglo-saxon. Je retrouve aussitôt le gentleman agreement entre voitures qui, par contre, se montrent impitoyables pour le piéton. Mais à Johannesburg j’ai appris. C’est moi, piéton, ou eux. À mon tour je suis impitoyable, sauf une fois déjà où je regarde du faux côté, heureusement libre du bon !

Je retrouvé tout aussi rapidement mon questionnement existentiel. Si la population est exclusivement noire, c’est parce qu’elle est originaire d’Afrique et que les Caraïbes ont disparu depuis belle lurette. Si, officiellement, elle parle l’anglais, c’est parce qu’elle une ancienne colonie british.

Baudelaire avait tort, très souvent le port n’est pas un séjour charmant pour les âmes fatiguées…[11] Fréquemment le port n’est qu’une sous-zone industrielle, presque une friche, coincée entre mer et périphérique, au-delà duquel, après quelques buildings de verre et d’acier qui l’ont délogée, la ville s’est développée jusqu’aux contreforts des collines. Une ville qui grouille de vie, d’étals, de monde qui entrave les voitures, de malls climatisés où ventilés (c’est bientôt Noël, on a essayé de me vendre un père-noël et son rênes en peluche mécaniques), enfin de boutiques et de débits de boissons grillagés, avec leur guichet de prison comme en Afrique du Sud. La théorie de l’enfermement serait-elle plus british qu’afrikaner ? Les barbelés d’acier tranchant refont leur apparition.

Mais le charme opère. Dans un bar de vieux, avec un sandwich et une bière (une « Carib », bonne, 278 ml), je m’installe à une table et goûte en spectateur la vie, les vieux, les couleurs, les femmes, certaines trop maigres par mode, les autres trop grosses, les clodos rasta, les bonimenteurs méga amplifiés, les musiques caribéennes.

Je grimpe presque à la verticale d’une colline où alternent des pavillons en ruine, avec leur toitures aux avant-toits ciselés, et d’autres, habités, où la végétation se teinte enfin de tropical.

Ce matin, trois pélicans gris, et plus haut, sans doute des frégates ont décrit des cercles autour de notre navire s’amarrant.

Dans ma tête, comment je dois m’organiser, m’accommoder, se précise, tout en sachant que je dois désormais ménager mes forces vives : Rechercher plutôt les petites villes. En premier lieu, chaque fois, y trouver un hôtel central (s’il ne me plaît pas, je peux en changer, ou trouver chez l’habitant), puis apprivoiser le quartier, y repérer ses marques et mes rythmes, sans hâte – j’aurai tout mon temps –, sans oublier que, en gros, je n’aime pas les appareils de photo, ou alors dans des moments où je ne ferai que cela. Peut-être trouver où et quand reprendre mes croquis.

 

J’ai passé une heure dans un centre Internet. En gros tout fonctionne. Et, apparemment mes courriéristes administratifs et grincheux respectent mes consignes de silence wifi. Cool !

HORS TEXTE[12] : «Don Quichotte »
poème en cours,
Cargo porte-containers Aristote, les 23 et 24 décembre 2012,
entre les trois premiers parallèles.

 

16.12 Trinidad, dimanche matin.

Un vieux, nu pied, short bleu, torse nu, réfute le titre de Père-Noël par lequel je l’accoste ; il en arbore portant le bonnet rouge à pompon d’hermine.

En suggérant que cela lui sera peut-être utile qu’à moi qui m’en vais, je lui donne la poignée de billets qui me restent. Je les tire en vrac de ma poche, une trentaine de Dollars Titi (la monnaie locale), soit peut-être quatre de nos francs.

Ce que je n’ai tout d’abord pas compris – je lui explique, ma maîtrise de l’anglais n’est pas bonne –, il le reprend en s’accompagnant de gestes mimant son propos :

– Du ciel dont tu viens…

Il pointe le ciel suivi d’un mouvement descendant, puis, sur son ventre légèrement rebondissements de vieux maigre, il esquisse un accouchement :

– Après ton passage sur cette terre, tu retourneras au ciel…

Accompagné d’un mouvement ascendant vers celui-ci.

Moi – malgré ma toute fraîche participation à la messe anglicane de la cathédrale entre bruits de ventilateurs, orgues, chœur et vieilles élégantes –, toujours emprunt au doute existentiel, je réponds par un « peut-être » accompagné d’un haussement d’épaules et d’une mimiques assortie.

Lui, par un assurément, avec l’expression de sagesse qu’il convient.

 

Auparavant, du bateau, j’ai vu un vol d’aigrettes. Puis un haut tournoiement de rapaces, sans doute les quatre-vingt vautours aperçus au-dessus du vieux cimetière où, malgré un certain état de délabrement qui pourrait laisser penser qu’il se dépeuple, je suis tombé sur un préservatif tout desséché. À la réflexion, peut-être que ceci explique cela ?

 

Les Anglais sont peut-être les spécialistes de la ségrégation. Eux partis, la ségrégation reste, même dans un monde dont les Blancs ont disparu – sauf sur le monument aux morts de la guerre de quatorze, où, coulé dans le bronze, le seul homme probablement noir est figuré par un soldat blessé au-dessus duquel est dressé une sorte de Baden-Powell qui assurant glorieusement sa protection. À creuser. À la lueur des prochaines ex-colonies française et portugaises ! Quelque part, le protestantisme aura-t-il été la plaie absolue ?

HORS TEXTE : L’Écrin, nouvelle.

17.12 En mer, à bord du Cargo Aristote, lundi.

APHORISME [13] : Tous les matins, je chie comme une horloge.

APHORISME : Quand il pleut, les poissons rentrent chez eux.

 

Vers 13h.50, environ cinquante dauphins sont venus jouer par deux fois dans nos vagues. Pas trop longtemps, car nous allons tout de même bien vite.

Du lever jusqu’à 16h, ciel plombé et bruines intermittentes. Pluie à nouveau depuis 19h. Depuis ce matin, après de nombreux jours stabilisé à 24°, le thermomètre légendé en coréen est grimpé à 28°.

18.12 Au large du Surinam hors de vue, mardi.

Ma chambre est au 6ème étage, juste au-dessous du pont de commandement (cela aurait été un vrai problème pour tante Miquette, les escaliers sont très escarpés). Ma chambre fait 4 mètres sur 4, salle de bain comprise. Deux hublots rectangulaires donnant sur bâbord. Tout confort, frigo, canapé, table basse, meuble de travail. Et des affiches CMA CGM, en fait toute une série, assez belles, éditées par la compagnie et qui, alternées avec de grandes reproductions de peintures impressionnistes ou plus récentes, parsèment le navire, toujours selon le même concept, un bout de cargo et de containers, un paysage, un titre qui indique un lieu géographique. Comme tout le vaisseau, ma chambre est climatisée. Lors de certaines nuits de navigation, j’ouvre un hublot et ferme la clim.

En outre, les éventuels passagers disposent d’un salon de même dimension que ma chambre mais avec quatre hulots un peu plus grand que les miens. Table à jeu, chauffe-eau avec thés et nescafé à volonté, télé et dvd mais très mauvais son ; je ne regarde que quelques minutes du Parrain.

 

Le capitaine a été le plus jeune capitaine de la compagnie. Il a 31 ans, un visage un peu poupin, bourru et taciturne, il s’anime quand il parle, on dirait que cela le rend tout joyeux, presque goguenard. Dans l’ensemble, les Slaves à bord parlent très peu ; le contact et plus facile avec les philippins, mais nos parlers anglais respectifs peinent. Je retrouve peu à peu le mien. Je travail mon portugais à ma manière, d’une façon intuitive, faite aussi de temps de décantation qui portent peut-être leurs fruits – hélas, je n’ai plus la fraicheur d’une Nina !

 

De temps en temps, j’entends des rires de femme. Il paraît que c’est le cuisinier philippin, pourtant assez viril sous son couvre-cheveux en plastique transparent.

 

Troisième Épisode : 18.12 au 22.12.12, en Guyane Française

19.12 Cayenne, mercredi.

Hier soir, un peu avant d’arriver à Dégrad des Cannes, le capitaine m’a suggéré de peut-être louer une voiture. J’ai soudain douté avoir pris mon permis de conduire. Je suis allé voir et je ne l’ai pas trouvé. Je suis alors parti en boucle, ce qui m’a empêché d’apprécier pleinement la lune sur l’estuaire du Mahury (depuis, j’ai retrouvé mon permis). Le départ-en-boucle au quart de tour, même quand je suis zen, j’ai bien peur que ce soit mon Alzheimer à moi. Il faut que j’y trouve remède ; Corinne en aurait-elle un, avec sa méthode acronymique genre mantra ?[14]

20.12 À, à Cayenne, aux Palmistes, jeudi.

17h.10

J’ai retrouvé un bruit familier du sud du monde : le bruit des savates et autres nu-pieds que l’on traîne sur le sol.

 

19h.30

Fragment de dialogues saisi :

-Qu’ est-ce que tu vas faire à manger ?

Peut-être pas très enthousiaste, m’échappe la réponse de la fille, une Blanche, la quarantaine entamée.

Lui, un Noir, arrogant, comme tout mec peut l’être :

– Dieu a placé le paradis en Guyane. Pas d’ouragan, pas de tornades, pas de tonnerre ni de foudre. Tranquille ! Tu perds une femme, tu en retrouves dix ! (le point d’exclamation et sa menace voilée me semblent réellement faire partie du dialogue).

La fille, la femme de quarante ans, ne réagit pas. Elle se défend bien, elle est un peu soûle.

Il y a un autre Blanc à la table, aussi arrogant, peut-être assez humain – très à la rigueur le mari de la fille, la quadragénaire, mais là, franchement, j’hésite.

Par sélection censitaire, le bistro est le coin des Blancs, mais il est très bien situé, hier ses pâtes étaient excellentes. Et il faut que je garde une certaine progression dans mon immersion, non ?

 

Comme Gênes, Cayenne est polluée par un ridicule écran géant.

Les palmiers de la place des Palmistes sont entourés de guirlandes lumineuses.

Les gens font leurs achats de Noël (dont un père-noël en plastique translucide, cul-nu, sur le trône). Toutes les boutiques sont tenues par des Asiatiques.

21.12 Cayenne et Dégrad des Cannes, vendredi.

Mercredi, lors de mon premier jour à Cayenne, je suis allé à la recherche de la mer. La ville est construite sur une presqu’île en forme de pelle ou de poing ou de pieds bot (d’après la carte revisitée, il n’en est rien, ce n’est pas même une presqu’île !). Mais ses rivages sont terriblement fluctuants. J’ai longé le quai, qui, malgré l’absence des balustres chers à papa, est bien d’obédience coloniale. Si d’un côté il est effectivement bordé par la ville, de l’autre il n’y a pas la mer, mais la forêt. Pour me l’expliquer, un joli couple utilise des mots que je ne connaissais que par la littérature romanesque : mangrove et palétuviers, qui, malgré la chanson préférée de Freddy Buache, ne sont pas du tout roses[15]. Enfin je trouve la mer, protégée par des rochers qui protègent aussi des palmiers sous lesquels s’exerce une troupe de jeunes danseurs – version guyanaise des écoles de samba ? –, les gars sont torse nu, les filles déjà un peu trop grasses (regardez les oiseaux du ciel !).

Il paraît que la mangrove peut aller et venir en quelques mois et qu’elle ne se gêne pas pour le faire. Samedi, en longeant les plages de l’estuaire, dégagées par la marée basse, il me viendra à penser que les palétuviers, dont les racines semblent presque perchées sur le sable, se déplacent, par roulement, avec celui-ci.

 

Cet après-midi, j’ai pris la route des plages, qui mérite enfin son nom. Demain, j’y retournerai peut-être, mais en stop.

 

Ce matin on annonce une avarie de la grue avant. Le départ va être retardé de 24 ou 48 heures, ce qui nous amènera sans doute à Belém, comme prévu initialement, le 26. Ce qui va me permettre de savourer et d’affiner ma zénitude – quitte à ressembler un peu aux cousins McBride, tant pis.

 

La grue a un problème de câble. Pour la réparer, il va falloir jouer à la barque, le loup, la chèvre et le chou. À savoir, avancer le bateau pour que son arrière atteigne le quai. Avec la grue arrière enlever neuf containers pour accéder au câble de secours. Remettre les neuf containers. Reculer le bateau. Changer le câble. Et, si tout va, achever le chargement.

 

Je déteste toute notion de « bonne étoile », pour ce que cette notion sous-tend du si protestant « élu de Dieu », si voisin du « peuple élu de Dieu » qui a ravagé l’Afrique du Sud. De même, je n’aime pas plus croire aux gens « accablés par le destin ». Pourtant, pour l’instant, mon étoile est bonne. Hier soir dans Cayenne, au volant de ma voiture de location, j’ai roulé sans phares, jusqu’à ce qu’un piéton, loin sur le trottoir d’une rue passante, me hèle et me le signale. Ceci sans encombre. Au passage, cela me rappelle que je suis aussi de moins en moins fiable, dans mes comportements et mes analyses plus que dans mes jugements. Olivier, désormais, réfléchis à deux fois plutôt qu’une, aussi dans tes locations de voiture et tes économies de bout de chandelles. Et dans tes prodigalités. Pour ce voyage, tu n’as pas besoin de compter. Mais aussi, par exemple, à Belém, faudra-t-il choisir un hôtel vanté pour son bon rapport prix qualité accueil, ou l’Auberge de Jeunesse et les contacts et tuyaux de voyageurs qu’elle laisse miroiter ? Idem pour une cabine ou le pont et les hamacs, sur les bateaux qui remonteront le fleuve ? En outre, Oliver, n’oublie pas ce (relativement) cher Rabelais et son « fais ce que voudras », personne ne te vois, ménage tes forces, sois pépère ! Et n’oublie pas que la prochaine étape sera celle de ces vieux Toscans qui déplacent leur chaise au soleil !

 

Avant-hier matin a débarqué un capitaine croate. Le soir, il dine à ma table – les Ukrainiens restent entre eux. Sexagénaire truculent, il m’apprend, en anglais sauf quelques instants en italien qu’il baragouine volontiers, que, opéré du cœur, il est devenu inspecteur pour la compagnie ; il va faire le trajet jusqu’en Espagne pour vérifier que tout fonctionne bien. Un travail qui personnellement me semble un peu ingrat, mais qui, selon lui, ne pose pas problème.

Ce soir, en dehors de curieux instants d’absence ou de silence, il me pousse à me vanter de certains exploits. Je ne sais pas mentir, mais je n’ai pas forcément besoin de, étymologiquement, dénombrer mes innombrables conquêtes, ni d’absolument préciser quels étaient toujours leurs attributs. Surtout qu’après m’avoir poussé, le capitaine croate se met soudain à douter des expériences qu’il pourrait avoir au proche Brésil. Il conclut même que, vu son âge – il a un an de moins que moi –, il n’y a plus que sa légitime qui voudra encore bien de lui ; paradoxe des conversations à bâtons rompus.

22.12 À bord, Dégrad des Cannes, samedi.

Ma bonne étoile me poursuit. Ma première pluie tropicale s’est déchaînée juste au moment où j’atteignais un abri sommaire, la capitainerie de la marina, où j’écris présentement. Trouverai-je une fenêtre céleste pour rentrer ?

10h.30 : Oui, de retour presque sec, j’entame ma première journée lessive générale, baskets comprise.

 

Alors que ces derniers jours, Dima allait jusqu’à agiter un index devant son visage afin que je ne lui adresse pas la parole, hier, sur le pont inférieur où il officiait comme greffier des entrées sorties, il s’est montré fort loquace. Il a admis que les jours précédents, ça n’allait pas, moralement et physiquement.

À un moment, j’ai dit : okay. Il m’a demandé si cet okay signifiait que je voulais rentrer ou juste changer de sujet. Alors je suis resté.

Quand il était ado, pour épater sa grand-mère, il a essayé – en vain, comme moi – de lire Guerres et Paix, mais, par contre, volontiers Dumas et Hugo, trois auteurs que j’ai justement, je le lui ai fait voir, sur ma liseuse électronique. Depuis qu’il est adulte, il ne lit quasiment plus. À terre, il se contente de boire de la bière et regarder du foot. Serait-ce là la destinée du mâle moderne ?

 

20h.10

Je crois bien que les marins ont peur de la terre, comme certains terriens ont peur de l’eau. Pour les premiers, au delà de l’enceinte des ports de leurs escales, la terre est un monde plein de menaces. Dima a frissonné quand je lui ai fait part de mon intention de descendre explorer la jungle (aux alentours plutôt asphaltés du port).

 

Température extérieure cette nuit : 28°. Cela n’est pas énorme mais, quand tu pointes le nez dehors, au début, tu es saisi par un effet sauna. Ce matin, pour la première fois, mes lunettes se sont aussitôt embuées, ceci dans une transition inversée de ce qui arrive chez nous en hiver. Demain matin, après l’averse tropicale, le thermomètre plafonnera sagement à 23°.

 

Quatrième Épisode: 22.12.12 au 25.12, de la Guyane Française à Belém

23.12 Dégrad, on the vessel, dimanche

Aparté. Bizarrerie dans la phylogénèse linguistique (ou vice-versa). Le latin n’avait pas d’articles, le grec ancien en avait. Or les langues slaves, qui descendent du grec, n’ont pas d’articles, comme le latin.

Aparté dans l’aparté. Alors que mes échanges en anglais avec le capitaine inspecteur croate sont faciles, roulants et nombreux, avec le capitaine Andreï, c’est comme si nous utilisions une autre langue. Peut-être à cause de cela, je ne suis pas sûr que le capitaine m’apprécie beaucoup. Peut-être aussi, est-il comme il est avec tout le monde.

 

LITTÉRATURE :

Sacré Hugo ! J’ai terminé la relecture des Misérables. 1746 pages ! Plus encore qu’en 1964, j’en ai bien sautés 700. Le père Hugo démarre magnifiquement ses romans mais, en tous cas dans les tardifs (1862, il est alors de deux ans mon cadet), qu’est ce qu’il peut se perdre, par paquets de plusieurs chapitres, dans des digressions discursives où il tape et retape sur le clou de ses convictions, de sa morale ou de son savoir encyclopédique. Ô tempora ? Vive Sillig, qui a rafraîchi le genre ! Et que son personnage de Marius, l’amoureux de Cosette, est fade, blet, ennuyeux, et coincé dans une morale qui va en s’étriquant au point de contaminer Jean Valjean. Pourtant, au-delà d’une épuisante accumulation de métaphores lassantes, faciles et redondantes, une chose demeure : l’influence de Hugo sur le gamin de treize ans, qui est devenu écrivain, apparaît comme non négligeable. Ceci éclaire peut-être, par contagion, que Hugo a écrit « L’Homme qui rit » (1869), à mon insu, et que j’ai écrit « La Cire Perdue », à son insu (C.Q.R. à D). Hugo décrit même, avec des détails très proches de ceux de « Bzjeurd », la disparition d’un homme dans les sables mouvants ; oubliant lui aussi Archimède, il commet la même erreur que dans Bzjeurd.

 

Ce matin au lever, j’ai croisé le capitaine qui m’a prévenu qu’on partirait cette nuit. J’ai pu constater que les trois cents mètres de câble ont été changés pendant la nuit, mais depuis, apparemment plus rien. Les dockers sont-ils en congé du dimanche ? On s’enfonce dans la pluie, cent ans de solitude et le réalisme magique ; cela ne me gêne pas.

 

15h.22

J’ai vu la grue réparée débarquer son premier container[16].

 

APHORISME : Loïc, l’agent de la compagnie, qui m’a déjà dit que le mot « travail » n’existait pas en créole, en guise d’adieu ma glisser ce proverbe local : Si le travail servait à quelque chose, on ne te paierait pas pour le faire.

24.12 À bord du Cargo Aristote, en pleine mer, lundi.

Quelques brèves :

J’ai envoyé des emails par le ciel pour essayer de trouver un hôtel ; le Ship’s Office était infesté de moustiques, passagers clandestins embarqués en Guyane. J’ai enfin eu un brin de conversation avec le mousse ukrainien. Il m’est arrivé de fantasmer sur ses fonctions – certaines personnes m’intimident. Chez les Philippins, c’est aussi le mousse qui est le plus mignon. Je pourrais creuser cela avec Veljko, le capitaine croate, qui lui, tel Zangra, ne parle plus que de femmes à conquérir.

 

On freine, parce que l’accès à Belém ne nous est donné demain qu’à partir de 19h. Je pense que je dormirai encore à bord.

 

Je me demande si le climat actuel de Belém et de l’Amazonie va me plaire.

 

Le guide touristique sur e-book ce n’est pas pratique du tout. Je vais essayer de me dénicher un Routard papier.

 

Arwenz, le serveur philippin, m’apprend qu’ils auront un nouveau passager à bord depuis Natale et qu’au prochain trajet Le Havre – Brésil, ils en embarqueront cinq (2+2+1).

25.12 À bord du Cargo Aristote, en mer, mardi.

Ah ! Aujourd’hui, tout de même, les gens se disent Happy Christmas.

 

Hier soir, avec Veljko, d’autorité, sans frapper, nous sommes entrés dans le mess philippin où ils font du karaoké. Ils m’ont offert une bière, mais, conformément au règlement, elle était sans alcool.

 

À 9h.27 j’ai passé l’équateur. Il n’y avait aucune ligne, on ne m’a pas jeté dans la piscine ; pourtant Arwenz l’a encore vu faire. Je ne suis pas certain que les Ukrainiens soient un peuple très spontanément festif.

 

11h.00 : Je viens de voir une sterne ; nous sommes à 75 miles nautiques du but, mais nous trainons du bide pour arriver à l’heure, peut-être avec du soleil couchant.

 

14h.30 : En fin de repas, alors que nous n’étions plus que les deux au mess, j’ai demandé à Veljko comment faisaient les jeunes marins pour le sexe pendant les longues étapes.

Il a répondu :

– ... Rien... Peut-être quelques vidéos pornos... Avec peut-être un et... sous-entendu : Il n’y a rien à faire. C’est pour ça que les jeunes ne veulent plus devenir marins.

J’ai mentionné les rires de femme du cuisinier et mon premier étonnement, il a rit.

Ce matin, sur le pont de commandement, je l’ai fait parler sur comment c’était la navigation dans le temps. Ce qu’il a raconté était intéressant, le sextant, l’estime, les erreurs de route, l’homme envoyé à l’avant avec un gong etc., mais il est bien nostalgique.

 

14h.40 : Il fait de plus en plus lourd, même dedans. À raz l’eau, se confondant avec elle, on distingue à peine la terre des îles du delta, pourtant proches (8 Nm).

 

16h.00 : Maintenant on voit les rives – on passe très près de l’immense île de Marajó[17] –, elles apparaissent sous un ciel et une eau de graphite, genre photocopie sur de l’ancien papier thermique noir et blanc.

Puis approche de Belém de nuit, côte Est illuminée. Puis boucle le long des quais festifs avec la ville qui passe de Veracruz à New-York et on s’amarre à un quai genre Quai West[18] à 20h.45.

01.04.2013 : Cargo, parcours total du 5.12 au 26.12.2012

Le Havre - Philipsburg                   3657    Nm au compteur  8 j, es. 12h.

Philipsburg - Port d’Espagne          462    Nm Google Earth 1 j, es. 40h.

Port d’Espagne - Dégrad de Cannes 707    Nm                     3j, es 4j.    

Dégrad de Cannes - Belém               480    Nm                     2j.

                                                  ______

                                                      5'306    miles nautiques (9’827 km)

                                                                  ~14 jours de navigation

                                                                  ~7 jours d’escales

                                                                  ~21 jours au total.

Cinquième Épisode –> du 26.12 au 1.1.2013, de Belém à Santarem

26.12 Belém, mercredi, en vrac

L’idée même de porter une soie dentaire m’est insupportable, ceci déjà pour des raisons mécaniques. Par contre, aujourd’hui, après cinquante ans d’abstinence, je me réessaye aux nu-pieds. À suivre (au premier de l’an, j’en suis fort content).

 

Ce soir, dans un repas buffet genre un peu chicos, j’ai croqué dans de mignonnes petites cerises confites jaunes, mais c’était les piments de l’enfer !

Ce matin, dans une sorte de marché des trattorias, un truc feuilleté pas mauvais mais je ne sais pas avec quoi dedans ; en tous cas, servi avec une exquise gentillesse.

 

Pour l’instant, les gens ne sont pas d’une beauté folle. Avantage aux femmes, avant qu’elles ne prennent du cul, du bide, ou les trois.

J’ai trouvé un peu plus loin une rangée de bars sous un couvert[19], avec une vision fragmentée sur les transporteurs, sur le fleuve, les vieux bateaux de pêche laissés en cale sèche par la marée, les vautours sur un toit bas. J’y ai surveillé les nuages, reculés ma chaise au fur et à mesure que la pluie se déchaînait, puis j’ai jonglé avec elle, les accalmies, les devantures des boutiques et j’ai réussi à arriver sec à l’auberge de jeunesse !

27.12 Belém, jeudi, 20h.45

Bon, j’ai bien fait de rester à l’auberge de jeunesse. J’ai mon hamac, qui en portugais se dit filet, mais qui n’est pas en filet, que m’a filé, enfin revendu, un couple de Genevois de mon âge[20] avec en prime tout plein de bons tuyaux puisqu’ils ont fait Manaus - Santarem - Alter do Chão puis Santarem – Belém, et que donc je vais faire comme eux, mais dans l’autre sens.

Comme annoncé par le couple genevois, dès l’aube de jeudi je découvrirai qu’étonnement, ce premier tronçon passe par de nombreux chenaux, quelquefois larges de pas plus de trente mètres, chose que je ne pensais trouver que dans le haut du bassin amazonien, vers Porto Velho. Plus tard encore, un des conducteurs du Golfino Branco (Le Dauphin Blanc, j’en apercevrais des noirs) confirmera une de mes hypothèses : à la remontée du fleuve, le bateau longe les bords au plus près (quelquefois quelques mètres, mais l’échosondeur signale qu’il y a du fond) pour minimiser le courant, ceci tout en jonglant longtemps encore avec les marées océanes qui remontent le fleuve. Ici, le pilotage n’a plus rien à voir avec celui du le porte-containers. Comme dans Coke en Stock, les ordres sont transmis au mécanicien par le transmetteur d’ordre mécanique[21]. En outre, aux escales, l’accostage se révèle être un délicat jeu de jonchet.

28.12 Belém, embarco, vendredi, 16h.30.

C’était tout de suite, ce soir, ou le 2 janvier. J’ai choisi, j’ai pris mon billet, je pense avoir bien fait.

 

À l’entrée de la première église où je suis entré à Belém, se dressait la statue polychrome d’un saint romain en armure d’époque, genre Alix. Un homme dans la cinquantaine y priait, sa main droite posée sur le bas ventre du saint. Quel pouvait bien être l’objet de sa prière ?

 

Jeudi, au-delà de la grande église blanche, au début de la très vieille vieille-ville, au-delà d’une très fraîche gare d’embarquement pour les îles les plus proches dans le delta (je ne l’ai su qu’après, grâce à une photo du panneau des destinations, que j’ai eu la lascive présence d’esprit de prendre avec mon téléphone), en forme de tunnel à travers les maisons, au-delà de tout cela, mais tout proche et intégrée, j’ai exploré un petit bidonville – il paraît qu’on dit alors « favela » aussi en dehors de Rio[22] –, un bidonville de pêcheurs, construit sur l’eau, sur pilotis, son ponton principal, en bois précieux, en prolongement d’une rue du quartier terrestre. L’endroit dégageait un charme incroyable, malgré ses ruelles de zones d’ombres et d’humidité. Sur le front du fleuve, il était terminé par un amas de bateaux en attente.

29.12 Gurupa, deuxième étape du Golfino Branco, samedi 19h.00

Sur le bateau, il y a un très beau vieillard à la barbe blanche et vénérable. Il m’apprendra plus tard qu’il n’a en fait que 64 ans et qu’il a eu vingt-six épouses, mais, citation biblique à l’appui, une seule légitime. Est-ce celle qui l’accompagne ? Il y a aussi un homme de 35 qui, quand il te salue, a un regard en même temps un peu trop décidé et hésitant[23]. Cet après-midi, à l’avant du bateau à l’heure de la sieste, ces deux hommes, chacun la bible à la main, se querellaient avec une véhémence évangélique sur un verset de l’Exode. Il manquait un coin de page à la bible du vieux. En riant, un des hommes de l’assistance a émis l’hypothèse que le vieux avait ainsi voulu la censurer.

 

30.12 À bord du Golfino Branco, étape d’Almerin, dimanche, 7h.30,

À Belém certains feux, aussi pour piétons, te donnent dans le vert le compte à rebours des secondes qui te restent[24].

 

Dans le capharnaüm du navire, il y a un adorable bébé de deux semaines (sa mère me l’a confirmé). Tout va bien, il tète bravement. La température varie entre 25 et 30 ; malgré cela, comme il se doit et sans problèmes, il porte toujours un bonnet, des mitaines et des chaussons, tricotés en laine rose – il s’agit donc d’une fille.

 

Le bateau, ici, sur l’eau, c’est un petit coin de camp de concentration mais installé au paradis. Primo Lévi disait l’importance du moment auquel on passait pour sa ration de soupe. Eh bien, ici, si tu te présentes trop tôt, tu risques de recevoir une ration réchauffée du précédent repas. Ce n’est pas très grave, c’est presque toujours la même chose, avec l’éternel accompagnement de riz spaghetti et haricots qu’on peut saupoudrer de « farina », une grosse semoule de maïs[25] qui, à mon goût, n’ajoute rien au plaisir de manger.

Autour des fêtes, la densité des hamacs n’est plus de 50 centimètres réglementaires, elle la dépasse, et sur deux ou trois épaisseurs. Les corps se rencontres, se caressent, se coudoient – dans l’étymologie du mot –, balancent. Et les hamacs apparaissent et disparaissent dans la nuit, au gré des étapes ou de la fantaisie des gens, tout en douceur et sans bringues.

31.12 Santarem, lundi, 18h.55[26]

Sur le cargo, j’ai pris conscience d’un truc incroyable : tout ce que je sais sur les saisons ne joue pas sur l’équateur. Sur l’équateur le jour le plus long coïncident avec l’équinoxe (la nuit la plus longue aussi) et il y a deux jours les plus courts, aux deux solstices !

J’écris au crépuscule, assis sur un ponton, un mètre au-dessus de l’eau, au confluant du Rio Tapajós, aux eaux brunes, et de l’Amazone, aux eaux bleues[27]. À raz l’eau, différents types de chauve-souris jouent aux hirondelles, des oiseaux inconnus passent, et les dauphins noirs laissent mollement apparaître leur aileron. Derrière moi, en silence, nouvel an se prépare. Passe un vendeur ambulant qui a troqué son chapelet de ballons contre un chapelet de barbes à papa sous plastique. Les esplanades encore désertes ont la douceur du soir.

 

Après la Toscane en 1993, pour la deuxième fois de ma vie (et la Sicile en 1991 ?), je suis allé chez le barbier. Son rasoir est électrique ; j’ai pu préserver un millimètre de poil.

1.1.2013 Santarem, mardi, 10h.19

À côté de moi, un type dort sur un carton. Lendemain de fête ? Je suis au sommet d’un belvédère en forme de mirador d’où je peux vérifier ce que j’ai enfin compris : Juste devant moi, au nord, il y a la rencontre des eaux. En fait, ce sont celles du Rio Tapajós qui sont claires ; il vient du sud mais contourne la ville de 250’000 habitants par l’ouest. L’Amazone est comme au deuxième plan, charriant ensuite leurs eaux mêlées direction sud-est. Les paquebots et porte-containers aperçus hier naviguent donc sur le Rio Amazone, de Manaus à Belém, voire au-delà.

Perchés, les vautours ont des allures abâtardies de pintades, d’ibis ou de haididas (cf. Sponge / Afrique du Sud), mais dans l’air, ils volent merveilleusement bien ; eux aussi auraient pu inspirer Baudelaire.

Je ne sais comment raconter mes histoires d’amour féminines ou, plutôt, les histoires d’amour malheureuses des femmes qui me croisent lors de mes pérégrinations. J’ai ouvert une case dans ma tête pour leur donner la forme d’un poème ou, à l’instar du poète précédemment cité, celle d’un poème en prose, on verra.

HORS TEXTE : Sancho et l'omnibus


La fête de nouvel-an se passait juste devant mon hôtel (Hôtel Brisa). Grosse scène, orchestre pas mauvais, puis curieux DJ-animateur accompagné d’une grotesque drag-queen. Public essentiellement très jeune, quelquefois très jeune parent avec son enfant. Pour l’occasion, toutes les filles sont sur leur trente-et-un, jambes souvent canons dans des chaussures à hauts talons souvent très effilés ; j’ai un peu crains pour mes nu-pieds. Enfin pas mal de beaux garçons ! Ils ont souvent, chose très rare et précieuse, de très beaux nez, fins et légèrement épatés[28]. Les oreilles en feuilles de chou ne sont pas rares. Est-ce un gène brésilien ou, chez nous, opère-t-on très tôt ?

Je suis rentré vers minuit trente. La fête a dû s’achever vers deux heures déjà. Ce matin à 9 h. 30, tout était propre en ordre ; la ville est totalement endormie, mais la vie reprend déjà. Demain, l’hôtel va laver mes habits, puis je vais monter à Alter do Chao.

Plus que jamais je suis un adepte du nylon, et je me fais fureur à moi-même dans mon nouveau short azure cent pour cent polyester (mon unique chemise en coton se couvre rapidement de vilaines et désagréables plaques humides qui me disent que je transpire et qu’il fait sans doute trop chaud). Pour l’instant il semble qu’il n’y ait pas de moustiques. J’ai décidé de prendre peu de précautions, de manger de tout, etc. En dehors des oiseaux autour de mon mirador, qui ont de bien vilains cris, souffle une petite brise bien agréable et la vie ne m’a pas l’air très compliquée. Et il pleut nettement moins qu’à Belém.

Il faut aussi que je raconte la vie à bord du Dauphin Blanc, mais je ne sais encore comment, trop des choses ténues et indicibles. Et puis, il ne faut rien du tout !

 

Le dormeur vient de se réveiller, nous nous sommes salués, je lui ai même souhaité bonne année. Puis il m’a voulu me montrer un jeu où il fallait mettre les deux mains ; je ne lui en ai donné qu’une, il se peut fort bien qu’il en voulait à mon téléphone sur lequel justement j’écrivais. Mais je ne suis plus tout à fait né de la dernière pluie, même au Brésil.

 

Petit nuage sec dans ma mer de sérénité, dans tout la ville rien d’ouvert, je dois me contenter d’un gros reste de plaque de chocolat de la Migros, mais le chocolat sans beaucoup de pain, c’est pas bon. À partir de quinze heures la ville se réveille. Il est 19h.45, j’attends ma pizza. Au paravent, je suis allé voir un nouveau coucher de soleil sur le ponton. Ce soir, les dauphins se sont donnés, même s’ils manquent d’un peu de sel pour être cabotins. Puis un banc de drôles d’oiseau qui volent avec la tête très en bas, comme un bec d’aspirateur, et gobent les poissons au passage[29].

 

Sixième Épisode –> du 1.1.2013 au 9.1, de Santarem à Manaus

2.1.03 Santarem, mercredi 12h.15

Sur le bateau, à une étape de nuit, une femme avec enfant a planté son hamac à côté du mien. L’enfant n’arrêtait de hurler avec autorité que si sa mère le laissait jouer avec la radio de son téléphone rose. Pour dormir, c’est bien pire que les cris.

Heureusement, le lendemain ils ont déménagé plus en avant. Le gamin, quatre ou cinq ans, parlait en peu ; en tous cas, il disait quelques mots, les rares instants où il ne criait pas, peut-être plutôt quand il était dans les bras de son père. Ses parents n’intervenaient pas et lui parlaient très peu. C’était terrifiant ; surtout que tous les autres enfants sont des amours.

Le lendemain je ne l’ai plus entendu – Ritaline ? Ou souffrait-il d’un mal ponctuel ce jour-là, ou sont-ils descendus à une étape sans que je m’en rende compte ?

 

13h.00 Restaurant Toca do Pagode

Je ne sais si je vais me faire une chiasse monumentale, mais cette saladine de tomates et crudités coupées fines était une merveille ! Vive la pluie – car c’est elle qui m’a décidé au bon moment à me réfugier dans ce restaurant, et donc à me sustenter ! Et vive ces buffets où l’on paye au poids !

3.1.13 Alter de Chão, Jeudi, 11h.45.

J’écris attablé sous un parasol, les pieds dans l’eau, à l’entrée du Lagos Verde, qui n’est un lac que hors saison des pluies, quand les niveaux du lac et du fleuve sont plus bas. Alter de Chão, ce doit être le St-Tropez de l’Amazone, un Saint-Tropez actuellement plutôt familial (rectificatif du 11.1.13 : plutôt un Champex-Lac sur fleuve), avec le charme d’un tourisme pour nous désuets grâce à ses bancs et ses étals, même si internet est en libre accès sur la place. Je bois um agua di coco, la paille directement plantée dans la noix. À l’instant passe devant moi le marchand de glace avec sa voiturette et son parasol ; il traverse vers l’autre rive, tel Saint Christophe, qui était passeur d’hommes, alors que lui est passeur de glaces.

 

Hier soir j’ai beaucoup pensé à Miette qui, chez moi, avait été dégoûtée par mon tapioca. À un banc, des gens adorables. Dans le « Tacacá », la soupe qu’on me sert dans un bol large et profond, on ajoute des herbes – du genre de celles que ma sœur Viviane ramasse, mais ici acidulées –, des crevettes d’eau douce et, pour couronner tout ça, une grosse louche de tapioca, ici bien cuit, soit une grosse masse gélatineuse – presque une méduse. Mais le plus extraordinaire dans tout ça, qui était fort bon, c’est que, pour manger ma soupe, on ne m’a pas donné une cuillère mais un cure-dent, un gros comme ceux pour les brochettes. Usage pas évident !

À propos, si j’ai souvent beaucoup de peine à comprendre ce qu’on me dit, j’arrive assez bien à me faire comprendre. Enfin, relativement, parce que le 1er, quand tout était fermé, j’ai demandé du pain à l’hôtel et on m’a justement apporté un cure-dent ; dans un pays qui pourtant ne semble pas connaître la famine.

L’indice de développement humain pourrait très simplement être mesuré par l’épaisseur de graisse, en tous cas dans la population masculine (qui semble pourtant si fière de ses pectoraux). Ici, dans cette station de villégiature, l’indice serait déjà assez élevé.

4.1.13 Alter de Chão, vendredi

LITTÉRATURE : Je viens de terminer la relecture du Hussard sur le Toit. Il y a plein de passages formidables, les vrais dialogues sont magnifiques, mais, peu à peu, Giono, tel Hugo qu’il vénère, se perd dans les tirades des personnages de rencontre, tirades devenant abscondes et redondantes. Une chose se confirme, l’influence indéniable et multiple de ces deux auteurs sur moi.

 

17h.00 L’heure de la bière (Cerpa) sur les plages

Ça fait un mois que je suis parti. Disons-le, beaucoup d’eaux ont coulés sous les ponts. Quelquefois, il m’effleure que ce que je suis en train de faire n’est peut-être plus totalement de mon âge – ceci peut-être plutôt lié à une certaine lassitude sexagénaire qui ressemble un peu à la mollesse de mes neveux néozélandais. J’ai des petits moments de déprime – ils n’ont guère à voir à ceux, lausannois, de déprime existentielle. Ceux d’ici sont souvent corrélés aux moments où j’ai faim. Je mange peu, je mange les rations qu’on me sert, et je ne mange pas en dehors, et peut-être pas très sainement, ce qui semble être le lot des Brésiliens. Tout est toujours accompagné de spaghettis clairs, de riz et de cassoulets, le tout très gras, même si le poisson d’hier, fris et très cher, était délicieux, et la viande bonne.

Je repense à mon camarade chirurgien et nos chants du cygne. En tous cas j’ai l’intuition décidée que mon retour en Suisse sera le début d’une nouvelle étape. Pour l’instant, nous ne lui donnerons pas de nom. Wait and see.

 

Apparemment l’Église brésilienne vit dans la terreur des prêtres pédophiles. Hier soir, derrière l’église, mais dans son enceinte, sous un vaste couvert avec orchestre, il y avait, comme à Renens, loto, avec crieur au micro. Un avis, affiché sur la porte des toilettes, disait à peu près ceci :

« Parents de vos enfants, ne les laissez aller tout seul aller aux toilettes. «

7.1.13, Alter de Chão, lundi, de retour de 48 heures à Jamaraqua.

C’est curieux. Ici, au zénith, ce n’est pas toujours évident de déterminer où se trouve l’ombre protectrice.

Hier soir à Jamaraqua, j’ai décidé d’aller seul et de nuit au village. Quand je suis arrivé sur la route, une piste, bien qu’étonné par la disposition du carrefour, tout convaincu de ma situation spatiale, je suis parti dans la fausse direction. Ça, c’est nouveau : depuis deux ou trois ans seulement, mon parfait sens de l’orientation s’est dégradé. C’est un signe de l’âge. Mais, de même que j’enjambe et saute les murs de quarante centimètres avec plus de précautions, je dois simplement laisser plus de temps à mon cerveau afin qu’il puisse tranquillement, et différemment, analyser sa perte de souplesse.

 

Prenez un miroir au train aussi fin que celui d’un télescope, mais parfaitement plane, seulement percé ça et là des feuilles rougeoyantes et des fleurs jaunes des nénuphars. Dans un silence à peine troublé par les crécelles de quelques chapeaux et le bercement de la rame, plongez ce miroir dans la plus noire des nuits, alors les reflets des étoiles vous éclaireront et vous saurez que vous êtes sur le rio Igarapé, la plus belle rivière du monde, à la recherche, un peu absurde, de jacarés, les crocodiles locaux ( nous en avons embarqués deux, mais, du haut de leur deux ans d’âge, ils ne faisaient pas soixante centimètres). Au retour, votre lampe frontale tenue à fleur d’eau, non seulement vous révélera des myriades de poisson colorés, dont des piranhas bleus, mais projettera sur les arbres inondés, entre la rive et vous, les éclats lumineux de l’ondoiement de la barque.

Le lendemain au coucher du soleil, l’Igarapé révélera d’autres formes, d’autres couleurs, ainsi que des oiseaux nouveaux et, subrepticement, des poissons qui, émules de J-C, courent sur l’eau, dressés sur leur nageoire caudale.

 

Pleins de clichés sont à revoir. Non, la forêt vierge n’est pas totalement impénétrable et d’un foisonnement délirant. Non, la forêt vierge n’est pas, comme je croyais la première nuit, seul mais sur le chemin, sans menaces. À cinquante mètres des cases nous sommes tombés sur un gibou, ici nom d’un cobra venimeux. Dans la main de Bata, mon hôte et guide, il n’état pas encore bien grand, mais il avait une bien vilaine tête de vipère et une superbe peau de sirène art nouveau.

 

Le lendemain, j’ai vu en outre des papillons géants couleurs d’azur métallisé (10*10 cm), un écureuil, un même aigle qu’au bord du Limpopo, quatre ou cinq singes ( des capucins ? à vérifier), des arbres assez géants et des lianes incroyables – certaines élastiques, mais extrêmement rugueuses, il faudrait des gants pour se jouer à Tarzan. Ces lianes, je ne sais comment elles font pour partir à l’assaut des arbres ; à moins, très plausible, et Bata, mon guide, a apporté quelques éléments dans cette direction, qu’elles commencent par descendre, caquées sous forme de graines par les oiseaux gourmands de leurs fruits.

Je sais par contre que les lianes étrangleuses, elles, partent en spirale à l’assaut des arbres qu’elles étouffent peu à peu. L’arbre meurt et pourrit sur pied, ne laissant à la fin qu’un exosquelette fait des lianes étrangleuses qui, elles, survivent joyeusement (j’ai vu un arbre étranglé et pourrissant, mais pas l’étape suivante, l’exosquelette). Tout cela ne va pas très vite, nous sommes passés au pied d’un arbre géant âgé de quatre cent ans et qui résistait gaillardement. J’ai en outre la curieuse impression que la pourriture est ici très lente. Bien que (ou parce que) gorgé d’eau, les troncs frappés produisent un beau son de xylophone.

 

Pour Bata, mon guide, mon principal défaut est que je comprends mal le brésilien, alors qu’il adore parler. Mais, dès qu’il est en piste, c’est un vrai pisteur des lieux. Il connait tout, entend tout, respecte tout ; il a écorché l’écorce d’un arbre pour me montrer le calfat que l’on peut en tirer, eh bien, il a remis le surplus en place. Nous nous sommes aussi frottés les mains dans un type de fourmilière, les fourmis ainsi écrasées faisant office de « répétant », anti-moustique en portugais comme en allemand. Rien qu’en soufflant dessus, Bata a aussi fait chanter une fourmilière qui avait l’air et la musique du sagex vert.

Bata a cinquante-et-un ans, sa femme quarante-huit. Pour l’instant, ils ont quatorze enfants, dix filles et quatre garçons (actuellement sa femme en nourrit deux), et vingt-quatre petits-enfants – pour l’instant, car nombre de ses enfants doivent encre devenir nubiles. Le village de Jamaraqua compte cent quatre âmes. Il est relié par une route (une piste) depuis quinze ans, et au réseau électrique depuis douze. Ici, il ne pleut pas d’octobre à décembre ; comme je commençais à l’imaginer, c’est seulement alors que la région est infectée de moustiques, non porteurs de maladie, paraît-il.

Moi, qui suis pourtant un thuriféraire de la parentalité, ces premiers jours au Brésil, j’étais un peu écœuré par la fatalité de la procréation. Tu as quatorze quinze ans, tu te rencontres, tu baises, tu attrapes des enfants, et une page est forcément tournée – tu passe déjà dans la génération précédente, et tout ce qui s’en suit. C’est aussi vrai chez nous, avec un peu de décalage tout de même. En même temps, tous les enfants du couple qui m’héberge sont nés à la maison, accouchés par Bata, sans problèmes, les parents s’aiment, ils ont l’air heureux, même avec des hévéas à caoutchouc désormais guère utiles qu’ils ont plantés il y a trente ans, même avec la télévision et, même, une salle de billard, hélas américain. Les filles sont belles, les garçons boutonneux, pourtant nous ne nous nourrissons que de poisons, qu’ils vont pêcher la nuit au trident, de fruits alentour et de gras.

Hier soir, en extra, nous avons mangé cinq cents abdomens de fourmis ailées géantes, gratinées à la poêle. Je mange comme eux et bois leur eau, pour l’instant tout passe bien.

Désormais en plus de la pose des tavillons, chose que j’ai apprise à Taveyanne vers 1990, je sais désormais préparer les palmes pour la couverture des toits. C’est une remarquable association de compétences entre « Dieu » et nous (je mets les guillemets pour ne pas effrayer ma fille ainée Lucia).

8.1.13 À bord du Golfino do Mar, mardi.

Ici, sur les visages des gens, sur les visages qui vieillissent, j’ai tout loisir de lire la scénographie de la tragédie humaine. Mais ils peuvent, eux, toujours se réfugier dans le souvenir heureux de leur enfance. Et quand ils dorment, alanguis dans leur hamac, ils gagnent presque tous une aura magique.

9.1.13 À bord du Golfino do Mar, mercredi.

Je viens d’apercevoir mon premier dauphin rose, rose comme une tête de nœud. Les gens d’ici les appellent « botos » pour les distinguer des dauphins de mer. Les noirs foisonnent mais ne viennent à la surface, visiblement, que pour respirer un bon coup. J’ai appris qu’ici, plus réalistement réels que dans ma « Cire perdue », vivent des lamantins, ici appelés peixe-bois (poissons bœufs, au 11.01 je doute que j’en verrai).

 

J’écris sur le toit du bateau. Tables et chaises sous un couvert, vue imprenable, mais qui, bientôt et jusqu’à minuit, va se transformer en un petit bout d’enfer. Musique à coin, en continu, chansonnettes locales ou vieux tubes rock, le tout repassé à la moulinette des rythmes binaires, avec en prime voix off enregistrée de DJ genre chroniqueur sportif. Hier soir j’ai enfin sorti les boules Quies que l’on m’avait offert dans la salle des machines du cargo. Elles sont d’un beau plastique jaune et reliées entre elles par un cordonnet bleu électrique, au repos je peux les garder comme un colifichet autour du cou.

 

17h.00 :

Cette nuit nous sommes passés de l’État du Para à celui d’Amazonie et nous avons reculé d’une heure.

Notre bateau, le Golfino do Mar est plus grand et plus récent que le Golfino Branco ; il a un étage de pont en plus. Tout en métal, il est moins joli, à mon avis moins bien conçu et moins confortable, exception faite des toilettes-douches. Il est aussi moins sympa ; subjectivement peut-être, ses passagers aussi, ou alors, c’est que nous sommes trop nombreux (600 contre 250). Les repas, toujours les mêmes, avec toujours beaucoup de viande, c’est un peu la gabegie, même si personne ne s’énerve ni ne se bouscule.

 

L’Amazonie, c’est immense, immensément répété – comme les roues du transsibérien de Cendrars. Avec mon tour sur le Rio Igarapé et le passage des étroits défilés entre Belém et Santarem, il se peut que j’en ai vu le meilleur et fait le tour de cette Amazonie. À Manaus, je prendrai le temps de redéfinir mon itinéraire, peut-être bien Bahia, Rio, et Ouro Preto. À suivre.[30]

 

HORS TEXTE : « Jonas et les hamacs »,

histoire pour enfant, sur une idée née à Lausanne le 5 avril 2013

 

Septième Épisode –> 10.1.2013 au 15.1., de Manaus à Salvador de Bahia

11.1 Manaus, vendredi.

Vers midi, sur l’Avenue du 7 septembre, d’abord j’entends de loin, puis je vois passer, une camionnette équipée des baffles monumentales diffusant, elles aussi, de la musique binaire à coin. Malgré sa musique à fond la caisse, c’est la camionnette qui transporte le piano à queue censé interpréter le soir du Chopin à l’Opéra de Manaus. Pour assister au concert, on nous apprend qu’il faut des pantalons (j’en prête un à Francesco) et des chaussures ; heureusement je n’ai pas encore jeté les miennes, mais Catharina n’en possède pas. Deux solutions : Francesco et moi nous entrons, occupons trois places, puis Francesco ressort avec mes chaussures. Ou bien, avec son maquillage, nous dessinons des chaussures sur les pieds nus de Catharina. Idée venue trop tard, pendant que je fais une inutile mais très sympathique queue, où j’ai l’occasion de pratiquer mon portugais, pendant que les deux autres sont partis acheter des chaussures à paillettes, ainsi qu’à manger.

Hormis une climatisation remarquable et peut-être naturelle, à l’instar de l’extérieur (excepté le pavage de la place), l’intérieur du théâtre est un peu décevant. L’année 1898, apogée de la splendeur de Manaus, n’est pas la meilleure période architecturale, exception faite du marché couvert, hélas en complète restauration. Comme les Chinois amènent clés en mains des bâtiments entiers au Mozambique, l’opéra a été entièrement importé d’Europe – sauf le bois qui était local, mais qui a été envoyé en Europe pour y être sculpté et façonné avec de revenir. Cela fait bien réfléchir sur la colonisation ! La soirée valait le coup d’œil, même si je n’apprécie guère l’éclat et la pléthore de notes des orchestres symphoniques – j’ai un peu dormi, que Clémenti et Tchaïkovski me pardonnent ! Puis nous avons fini autour de bières de 600 ml, ceci en parlant simultanément portugais, allemand, français et anglais, les différentes langues des protagonistes buveurs.

12.1 Manaus, samedi.

Réponse à ma sœur Corinne, extrait : J’ai découverts avant-hier qu’entre les tropiques, rien ne marche comme au-delà. Ici, à ce moment de l’année, le soleil passe tout de même par le sud, cela ne simplifie pas pour autant l’orientation.

 

Réponse à Lucia, extrait : Je crois que j’étais très content jusqu’à la montée Santarem Manaus. Depuis, je suis un peu plus hésitant mais – Lao Tseu l’a-t-il dit ? – c’est instructif et amusant de tout le temps à chercher dans quelles eaux naviguer, et de souvent trouver la bonne.

 

Suite des aventures passagères :

En France il y a un groupe de rock qui, finement, s’appelle « Explosion de Caca ». Depuis une année peut-être, le matin, quelquefois, quand je monte sur la vasque sacré, c’est comme cela que je commence – effet délétère de mon anatomie murissante ? Or j’ai à cœur de laisser les lieux aussi propre en repartant qu’à mon arrivée. Ici, ce n’est pas facile, parce qu’il n’y a jamais de balais et que, en outre, il est interdit de mettre le papier dans les toilettes. Le Cambodgien dont Miquette a participé à l’édition de son livre, y parlait beaucoup de ses selles ; j’avais pensé que cela tenait à son origine asiatique, maintenant je crois plutôt que cela relève d’une hiérarchie de valeurs modifiée par la précarité des camps de Pol Pot. Dans la précarité, comment on chie devient une chose importante. Sur le premier bateau, je ne vous dit pas ! Ceci même si tout le monde arrive à se convaincre du maintien d’une certaine hygiène, même les Suisses de Suisse.

 

Se confirme ce que je sais depuis longtemps. Je suis un garçon de routines et d’objectifs. Ici, désormais, il me faut me les inventer, à la petite semaine. Hier, en fin de journée, j’ai fait un tour précis, les yeux bien ouverts. J’ai refais le même ce matin avec mon appareil de photo. J’en ai fait une trifouillée, me désinhibant peu à peu, et alors avec plaisir, alors que très souvent la photographie m’énerve.

 

Quelques détails rétroactifs :

Dans le bassin de l’Amazone il n’y a aucun bateau en plastique. Sauf les gros, qui sont en métal, tous sont encore en bois. Par contre, exception d’un lesté de plaisance et d’un petit dériveur, les voiles ont totalement disparu. Pourtant cela doit être difficile et amusant de galoper contre le courant. Qu’on fait les Conquistadors ? À creuser.

 

Très vite après la pluie, même très forte, toute trace en a disparu. Malgré l’humidité ambiante, la terre, les sols et les canalisations digèrent tout.

 

Autour de Darwin : à Alter de Chão, il y avait des oiseaux ressemblant à des hirondelles sauf qu’eux, leur queue était une fois et demi plus longue qu’eux (cherchez les queues dans la phrase). Leur queue se termine en une queue d’hirondelle qu’ils ne déploient que pour atterrir sur les branches. Cela confirme mon idée personnelle que Darwin s’est peut-être trompé en pensant qu’il ne s’agissait là que d’un dimorphisme sexuel. En Afrique du Sud, leurs cousins noirs utilisaient leur queue comme parachute pour se poser à l’extrême pointe des légers arbrisseaux.

13.01 Manaus, dimanche

Climatisation du théâtre : J’ai parlé avec Lucia sur Skype. Elle m’a expliqué que le théâtre de Manaus a été conçu avec un système de climatisation très sophistiqué : des conduits arrivent à des grilles placées sous les chaises. Au sous-sol, une nuée d’esclaves[31] s’activent avec des éventails sur des blocs de glace. Il se peut qu’une partie de l’installation d’origine ait été conservée.

 

NOTA BENE : Sur ma bouteille d’eau minérale, la température de l’eau à la source est indiquée, elle est de 26.5°. Certaines eaux sont enrichies de sel, sans doute pour palier à la transpiration ; ici on transpire et boit beaucoup de liquides.

 

Dimanche nuit

Le bus de ville qui m’emmène à l’aéroport traverse la banlieue commerciale. Les bâtiments les plus somptueux, les plus vitrés, même s’ils ressemblent étonnement à des magasins de meubles, n’en sont pas. Ce sont des églises, genre « Jésus de la Bonne Parole » et autres.

 

Histoire du couteau suisse :

Je passe le portillon du check-in de l’aéroport. À sa sortie, le contrôleur me le fait ouvrir mon mini sac à dos pliable. La lame de mon couteau suisse est trop longue. Il faut soit le jeter soit essayer de rattraper mon bagage. Trop tard. Mais pour 20 réals (10 CHF) une officine spécialisée me fait très rapidement un paquet de ~30*22*10 cm, passé au four pour que scotch et cellophane adhérent, de surcroît marqué fragile, que je récupère au tapis tournant des bagages de Brasilia.

14.1 Aéroport de Brasilia, lundi matin.

Voir Brasilia, même en 1 heures 05 sous la pluie, entre deux avions, cela vaut la peine. C’est comme un voyage à la remontée dans l’histoire raisonnée du béton.

15.1.13 Salvador di Bahia, mardi.

Ce matin, un paquebot de croisière dépasse le toit des immeubles qui partent à l’assaut de la ville haute où je demeure, dix milles touristes sont attendus, pourtant la ville haute, Pelourinho, ne se limite pas à ça.

 

Je pense que je vais de plus en plus procéder par notes, elles sont désormais précédées de deux astérisques.

 

Mon Candomblé (soir du 14.1.13), premiers versets :

Premier soir, tôt, nuit très précoce. Juste avant déjà, un chat noir m’a mordu au pied. Lui, ici, encore rationnel, cartésien et talionnesque, l’a fait parce qu’il ne pouvait pas me griffer, je lui marchais sur les pattes ; c’était pieds meurtris contre pieds meurtris.

Je suis à une table dans une ruelle éclairée. Une vieille négresse me demande l’heure, puis me baise la main, puis la tête, puis revient et s’attable. Je me dois de partager ma bière, elle m’en commande immédiatement une autre. Puis vient sa sœur, qui a la moitié de son âge. Tout en fourrant ou en tirant d’entre ses seins abondants des billets de deux réals, la vieille m’encourage à monter avec elle dans une chambre, ou, sinon, avec sa sœur, à vue d’œil probablement enceinte.

Depuis un moment déjà, un idiot, autiste, illuminé solitaire, ou alors ivre mort, se penchant à l’extrême, se fait une capoeira à sa façon. Entre seize et vingt-quatre ans, encore adolescent, crasseux, presque nu, il danse sans le savoir, au ralenti, remontant d’une main son pantalon quand il tombe au haut de sa toison pubienne ou sur la naissance de ses fesses durs, cueillant de son autre main, sur les pavés gras, des pépites de diamant, que nous sommes seuls à voir, ou la flamme d’un briquet. Demain, peut-être, je reviendrai, et, à son insu, je le prendrai par derrière et l’épinglerai, crucifié, dans le catafalque exsangue qu’est le capteur électronique de mon appareil photographique.

Quelques mètre plus loin, sur la place, une fille échevelée et anorexique pince entre ses doigts un pan de mon t-shirt en nylon et me dit qu’il est azur. Il y a une question dans son intonation, mais son sens m’échappe.

Plus tard, assise derrière son étal sur les crinolines de sa robe parfaitement blanche, une négresse gracieuse et ronde qui cuisine des beignets qu’elle rempli d’un nouveau tacacá, inonde la placé à pic de son rire en cascade. Pelourinho, le quartier, est un mémorial vivant de la déportation esclavagiste, certains touristes y sont ici en un pèlerinage de loyauté filiale. L’air calme de la nuit vibre d’une frénésie discrète, indicible et mystérieuse.

À suivre.

 

Ville basse, 13h.15.

Dans ma vie, pour le sexe, j’ai presque toujours dû me donner un coup de pied au cul, espérant trop souvent que cela n’aille pas jusqu’au bout. Un même coup de pied que celui que, enfant, je me donnais pour m’habiller et recommencer à vivre – est-ce pour cela que, par certains côtés, je suis objectivement si dynamique ?

J’aime mieux, je préfère, et peut-être j’excelle dans les activités un peu décalées et solitaires, comme parler de sexe, écrire, y penser. L’âge aidant, la souplesse se perdant, se donner le coup de pied devient difficile, le pied est moins leste, le poignet moins agile. Peut-être enfin, aurai-je bientôt besoin d’assistance infirmière ?

Serai-je le seul touriste qui rentrera du Brésil sans une histoire de sexe ?

 

NOTA BENE : Ici, pour satisfaire les sévères Portugais aux âmes dures et tourmentées, les sculpteurs ont imprimés à la Passion du Christ toutes les douleurs, sang et sueur, de leur propre Passion d’esclaves africains. Et, apparemment, rien ne convient mieux à cela que le bois polychrome et baroque.

 

NOTA BENE : Mon transit intestinal, toujours descendant, est plus ou moins rapide. Hier, après chacun des beignets au Tacacá (un peu comme la soupe du même nom), il a été très rapide. Je mange de plus en plus facilement n’importe où.

 

NOTA BENE : Il ne faut pas oublier que le plus important dans la photographie c’est la lumière et, donc, les objets, fenêtres, murs et sols, les peaux qui accrochent le mieux cette lumière, avant tout la lumière des rayons du soleil, parce qu’eux seuls sont parallèles.

 

NOTA BENE : L’armée (celle de mon jeune officier suisse du petit déjeuner et les autres) peut en deux coup de cuillère à peau être reléguée aux oubliettes ; la religion peut-être pas tout à fait (pensée réductrice face aux sculptures baroques).

 

NOTA BENE : Le cœur des églises baroque est surmontés de loges, avec ou sans jalousies, d’où certains privilégiés peuvent suivre la messe – à moins qu’il ne se fût agi de bonnes sœurs recluses, comme à Ragusa en Sicile. Une belle jeune femme a son bureau installé dans une de ces loges, actuellement, derrière un écran d’ordinateur, elle y fait un travail d’ordre administratif.

 

NOTA BENE : Dans un des musées attenant aux églises j’ai vu un arbre généalogique de bonne-sœurs. Un arbre généalogique rien que de bonnes-sœurs et des curés !

 

NOTA BENE : À Manaus, j’ai vu le commerçant d’un banc très en colère contre sont voisin. Sinon, les Brésiliens sont placides et, excepté, ça et là, leurs musiques à coin, silencieux. Ils ne sont pas polis mais très aimables. Comme leurs vidéosurveillances qui sont toujours signalées par un : Souriez, vous êtes filmés.

 

Huitième Épisode : du 15.1 au 19.1.2013 au 15.1., à Salvador de Bahia

15.1 Salvador di Bahia, Pelourinho, mardi nuit

La terrasse du restaurant chic mais italien où j’ai mangé de bonnes pâtes avec même du pain et un délicieux café domine à peine les trois paquebots (dont un de la compagnie « Costa », celle qui s’est échouée l’année passée sur les côtes de la Sardaigne) qui ont déversé les dix mille touristes. Ceux-ci se sont répandus dans la ville haute, par groupes, derrière des guides qui brandissaient des numéros identiques à celui que chacun portait collé sur la poitrine. C’étaient tous des touristes brésiliens, tous relevant de la même organisation.

La ville haute, côté ouest qui domine la Baie de Tous les Saints (Bahia de Todos os Santos, nom complet de la ville), topologiquement seulement, c’est Gruyère en plus haut, suivi, derrière, de la vieille ville sur plusieurs collines, brèves mais pentues, suivies, au-dessous et au-dessus, de la ville plus moderne puis au-delà, à l’Est, de la côte océane.

Par un funiculaire, au hasard de ma très heureuse pérégrination moderne, j’ai débouché dans la zone portuaire. Grâce à la lumière très nette de l’après-midi, elle m’est apparue plus extraordinaire encore que la ville haute, avec son entrelacs de maisons marchandes du XVIII et d’immeuble récents[32].

16.1 Salvador, mercredi

NOTA BENE : Ici, avoir une grosse poitrine sert à beaucoup de chose, comme porte-monnaie – c’est presque exclusivement des billets –, porte téléphone et d’autres choses que je ne suis pas allé voir.

17.1 Salvador, jeudi.

NOTA BENE : Démesure d’échelle : à lui tout seul, l’État de Bahia est exactement grand comme la France. Dire Bahia pour Salvador de Bahia, c’est comme dire la France pour désigner Paris.

 

NOTA BENE : De Belém à Manaus, j’ai reculé ma montre d’une heure, logique. À Brasilia, plus au sud, j’ai dû l’avancer de deux heures, pourquoi pas. Mais à Salvador on l’a reculée d’une heure alors que c’est pourtant très à l’Est. Baroque !

 

Mon Candomblé (16.1.13), deuxièmes versets :

70 réals payés au matin au secrétariat du C.S.P. du Candomblé. En périphérie pauvre bardée de grilles et de pointes, une salle, genre salle de paroisse mais dédiée à Umbanda, blanche et rudimentaires de douze sur cinq. Vingt heures. Six touristes, septante vrais fidèles – surtout des femmes et quelques petites filles –, une trentaine de prêtres gourous et prêtresses, d’abord en blanc puis avec coiffes d’indiens à plumes et, pour les gourous, gros cigares fumant beaucoup. Une population des trois couleurs, en majorité métis. Sur une autre liturgie que la catholique – même pas vraiment puisque, avant leur espèce de communion elle se termine par un chapelet de vrais pater noster et ave maria alternés –, une messe de plus, chargée de machisme et de subornation ainsi que de giclées d’eau parfumée à l’eau de Cologne. Un faux miracle : par la porte du fond, beaucoup plus de prêtres et de prêtresses semblent entrer que sortir, mais c’est juste parce qu’ils sortent plus discrètement. Un instant d’émotion : à côté de moi une fidèle entre en transe. Quelqu’un s’occupe de sa fillette tout blonde de trois ou quatre ans, peut-être interloquée, mais tout tranquille. Une chose me déroute un peu, la femme a pris le temps de dénouer ses cheveux, mais c’est peut-être la transe umbandiste qui le lui a suggéré. En fin eucharistique, imposition des mains et de la fumée du tabac. Avec le plus humain des dix gourous, une femme blanche ménopausée entre en une transe silencieuse, saccadée et orgasmique. Parmi notre groupe de touristes, y vont deux femmes et un homme. Psychothérapeute pauliste[33], il dira que c’était très junguien. Je n’y suis pas allé, les femmes passaient longuement d’abord, j’étais fatigué, et, ce soir, la sauce n’a pas pris avec moi. Ce ne sont peut-être pas les religions qui ne sont pas bonnes, mais les chapelles et les églises.

 

Mon Candomblé (17.1.13), troisièmes versets :

Lavagém do Bonfim, inventaire. Cinq fois cinq cents millilitres d’eau, deux petites bières, des chips faites maison dans de l’huile rance mais salée[34], deux raclettes brésiliennes (j’ai longtemps cru qu’il s’agissait de marshmallows piqués sur des cure-dents, mais c’est un fromage spongieux, éventuellement roulé dans de l’origan et rapidement grillé sur un mini-brasero portatif : c’est délicieux), une brochette de poulet, un demi-kilo d’une sorte d’abricot des palmiers certainement bourré de vitamine C[35] – tout ça jeté dans le caniveau parce qu’aussitôt ramassé et triés par les chiffonniers en famille –, plus cent mille visages, cent mille corps, dans les deux sens, car le cortège n’a pas de sens, ni début ni fin et défile en permanence, aussi le public, aussi moi, en boucle anarchique organisée, sous le soleil, sous la bruine, sous la bénédiction d’un évêque au balcon de l’église de Bonfim, bien installé face à l’estrade de la télé, avec ma bénédiction personnalisée donnée par une vieille marchande de sirop en saucisse, sous la bénédiction plus céleste encore, dans les acacias, des singes jouant aux écureuils, tout ça plus Street-Parade que fête religieuse, sept kilomètres aller, un peu plus au retour parce qu’il faut zigzaguer entre les gens, les fanfares, les groupes, les dj roulants et les formations policières – les seules tribunes, soulevées et ombrées, toujours dotées de six places, ne sont que pour les différentes polices, casquées, armées jusqu’aux dents et apparemment débonnaires.

Je suis fatigué mais agréablement saoulé !

 

APHORISME : Le vinaigre balsamique est en passe de devenir un crime contre l’humanitude, plus grave encore que les déodorants intimes et les rouges à lèvres parfumés à la fraise.

 

NOTA BENE : Il y a des portions de rues et de carrefour qui sentent mauvais, comme les clochards qui les habitent, concentré d’humeurs humaines dans une encaustique de cire d’oreille.

 

Le matin au réveil, la peau, sèche après avoir beaucoup transpiré durant la nuit, est toute douce – hélas, la mienne ! Peut-être aussi, à l’œil en tous cas, celle des épaules de la femme à côté de moi au candomblé ; les peaux noir accrochent magnifiquement la lumière, fût-elle celle des ampoules économiques, mais je n’ai pas osé toucher. Sinon, à mes narines un brin matures, à part quelquefois mes chemises en nylon, les gens ne sentent rien ; je crois que, ici, à cause de l’humidité et du ruissellement de la transpiration, odeurs et parfums ne tiennent pas.

 

Mon Candomblé (18.1.13), versets suivant :

Quatrième verset : Séance photo au crépuscule. Retour dans leur rue. En haut, la vieille négresse tient le bar mobile de sa sœur, mais je rate sa photo. Le fou dansant n’est pas là. Je prends la perpendiculaire. Trente mètres plus loin, venant en sens inverse, bien mise de sa personne, une femme. Elle me fait signe de faire demi-tour. Les gens d’ici vont-ils me manger ? Elle confirme, oui, je ne dois pas être là, je dois reprendre la rue par où je suis venu. Une idée m’effleure : est-ce nous qui sommes en danger ou sommes-nous dangereux pour eux, maléfiques pour le quartier ? Ou les deux ? Et alors, pour se protéger, ils nous casseraient la gueule. Alors oui, ce serait réellement dangereux. En haut de la rue, je salue la veille négresse, elle veut que je vienne vers elle, mais je passe gentiment mon chemin. Mes photos ont raté, je reviens dans la rue. En bas, à la place d’un gamin qui jouait avec des allumettes, il y a, dansant devant les poubelles, tout de rouge vêtu, mon fou. Ma photo est floue, il me voit et lui aussi me fait signe de faire demi-tour[36].

Quatrième verset : Une heure plus tard. Débouchant sur la grande place aux touristes, mon fou rouge, tout beau, et tout propre aujourd’hui, m’aborde et me demande si je le reconnais – de la fraction de seconde de tout à l’heure ou de l’autre jour ? Bien sûr que je le reconnais. Et mon nom. Et si je n’ai pas deux réals. Je lui donne ma petite monnaie. Il me remercie, me tapote l’épaule et s’éloigne. Je le rappelle. Il me dit s’appeler William. J’aurais pu l’inviter à manger – quel esprit d’escalier, un escalier plutôt vermoulu, pas même une patinoire à mouches, de peur de lui, de peur de nous faire du mal !

Cinquième verset : encore une heure passe, moi le cherchant un peu. Il est là, maintenant torse nu, un torse assez abîmé. Me demande si j’ai besoin d’informations. Puis accroche un sac en plastique avec quelques vêtements à l’intérieur de la grille qui enferme la fontaine. Un peu après, un bruit de dauphin. Il nage dans la vasque, en sort, ramasse ses nu-pieds, franchit la grille, me demande si je n’ai pas quelque chose pour lui, prend mes dix réals, montre sa joue, approche sa tête ; je lui gratouille un instant les cheveux – bénédiction d’évêque. Si j’ai besoin d’information, insiste-t-il, il est par là. Et il s’éloigne, mouillé, fou, nerveux, possédé, se tortillant, dansant, vagabond, libre, possédé. L’esprit d’Umbanda ?

19.1 Salvador, samedi

NOTA BENE : Rue marchande. Sur le trottoir un jeune homme dort, étendu sur le dos, de ce sommeil qui précède juste le réveil. Son levis blanchâtre monté vers le ciel comme un fanion, une tente de camping, que dis-je, le tipi d’un chef apache victorieux !

 

NOTA BENE : Les deux contes de Perrault que je préfère sont « Le Petit Tailleur » et « Le Chat Botté », parce que leurs deux héros, en plus d’être filous, sont petits, or je suis né petit et le suis resté longtemps. Mais je tiens du « Chat Botté » ma seule vraie angoisse sécuritaire : lors d’une baignade, me faire voler mes affaires. C’est certainement très facile et d’un bon rendement ; je m’invente toutes sortes de stratégies.

 

NOTA BENE : En gros, je me débrouille plutôt bien. Sauf dans un domaine où je me suis révélé vraiment stupide. Une fois, passe encore, c’est le tribut à payer à l’apprentissage, mais deux fois, non ! En arrivant ici à Salvador, comme à Alter de Chão, par peur de rater l’arrêt, qui pourtant correspondait chaque fois au terminus, je suis descendu deux kilomètres trop tôt, deux kilomètres ! Je jure, mais un peu tard, qu’on ne m’y reprendra plus.

 

Cinquième jour à Salvador. La ville perd un peu de son charme, trop touristique, trop de pauvreté et de crasse aussi. Et, comme avec la plus belle femme, l’œil s’habitue. Même la lumière s’use, elle devint grise, poisseuse sous un plafond de hauts stratus, et assez peu photogénique.

Partons pour le Brésil profond, Lençóis, au centre de l’État de Bahia, en bus et de jour, demain, pour voir un peu du pays ! Je suis aujourd’hui au milieu de mon voyage ; il me semble que je suis parti il y a cent-dix ans.

 

NOTA BENE : Les pizzas existent toujours en deux tailles : grande et moyenne.

 

L’autre soir, dans l’escalier qui monte d’ici à l’église en face, il y avait concert, avec scène et sono. Public plutôt masculin : toujours débonnaire mais un peu plus bruyant, à dix heures force bière et gobelets de rhum circulaient déjà.

Plus bas j’ai vu un adolescent avec deux chiens de combat – c’est peut-être plus marrant que le candomblé ? –, juste à côté de flics qui ne s’en souciaient guère. Deux chiens amis, mais très agressifs avec tous leurs congénères errant à leur hauteur.

Apparemment plus pour le plaisir que pour le touriste, des bandes musicales apparaissent spontanément. Aujourd’hui, avec essentiellement des tambours, plus quelques guitares et quelques instruments locaux, l’une d’elle a interprété un assez exaltant Beau Vélo Rose de Ravel. Plus tard, sur la place, attablée, une bande avec banjos et maillets de batterie sur table faisait un bœuf[37] ; le leader avait la tête du personnage principal de « Treme », la série de Lucia qui se passe à la Nouvelle-Orléans, l’atmosphère aussi.

N’empêche, j’en ai marre de Salvador.

 

NOTA BENE : Je ne sais quand dans sa vie, Victor Hugo a écrit L’Art d’Être Grand-père[38]. En rentrant, je sens que je vais acheter un grand cahier Clairefontaine et m’y mettre aussi.

HORS TEXTE : Retour de monnaie, nouvelle.


Neuvième épisode : du 20.1 au 29.1.2013, de Salvador à Pirenópolis.

24.1 Lençóis, jeudi

Première mondiale : au resto italien « Os Artistes da Massa » on vient de me faire mon expresso dans une cafetière expresso une tasse. Un délice !

 

25.1 Lençóis, vendredi

Trek un peu extrême de quatre jours (lundi à jeudi) dans les hauts plateaux et les montagnes escarpées de la Chapada Diamantina, avec, dans les sacs, la bouffe et la vaisselle pour l’ensemble des quatre jours, et l’eau pour la journée. Une heure de soleil par jour, sinon pluie, brume et brouillard, genre High Lands écossais sans le froid. Sorte de crash test qui m’a permis de constater que ma mécanique fonctionne encore étonnement bien. Surtout dans les montées. Du groupe, un couple de Parisiens, une Allemande, une Hollandaise, tous entre 26 et 32 ans, plus l’excellent guide local, j’étais presque le plus constant. L’expérience valait la peine pour les rapports nouveaux aux gens, à l’eau, à la bouffe, mais elle m’a confirmé dans l’idée que la montagne, ici de 400 à 1400 mètres, cela reste toujours la montagne, toujours un peu semblable à elle-même, même si celle d’ici a plus de deux milliards d’années. Vu que le soleil, rare, reste presque tout le temps très haut, je n’ai pas vu d’éblouissantes trouées de lumière dans les nuages. Je rentre fier de moi, sans courbatures, ni cloques, ni bobos. Un sexagénaire plus endurant que jamais – mais cessons d’être positif, que diable, plus endurci de corps, mais peut-être aussi d’âme et de cœur !

 

NOTA BENE : Dommage que les restos buffet ne sont ouverts qu’à midi, on choisit ce que l’on veut et la bouffe y est souvent excellente. Prime absolue à celui de l’école hôtelière de Salvador !

26.1 Lençóis, samedi

Cela fait juste un mois, jour pour jour, que j’ai débarqué au Brésil, à Belém.

 

LITTÉRATURE : Comme je n’ai plus grand chose à lire sur mon e-book, sauf Proust mais là je n’arrive vraiment pas, je viens de relire mon « Jiminy Cricket ». J’ai trouvé ça plutôt vachement bien. Quelquefois je peine à comprendre les éditeurs. Ou alors suis-je condamné à les attendre dix ou vingt ans ?

27.1 Lençóis, dimanche

Même quand j’ai une version papier des guides entre les mains, je les utilise mal, et je suis trop nonchalant pour établir mes itinéraires de manière très rationnelle. Mais la Parque borgne qui me sert de bonne étoile, veille pour l’instant sur moi ; je suis zen et j’ai trouvé mon rythme[39].

Après avoir fait mon billet de bus à la gare routière (la rodoviaria), je suis parti à la recherche de colibris devant une pousada qui paraît-il en regorge. Je ne l’ai pas trouvée, mais à la place je suis arrivé vers un réservoir autour duquel, tout près dans les arbres, il y avait de charmants petits singes à tête de chouette et queue de raton-laveur. Or un colibris, j’en avais déjà découvert un en montagne, spécial et très coloré ; c’est donc chose faite ! Nous avons aussi vu un serpent, genre orvet mais très dangereux, des papillons et peu d’oiseaux ; la montagne reste un vaste désert un peu ennuyeux.

À une des nos étapes, où la nuit d’énormes libellules à la lumière fixe se la jouaient lampes frontales ou walkyries d’hélicoptères pacifiques, il y avait un charmant gamin de sept ans, Isaïe, qui ne se déplaçait que sur les mains, n’utilisant, à l’horizontale ou à la verticale au-dessus de lui, le bas de son corps que comme contrepoids, ceci parce que ses jambes et plus encore ses pieds étaient terriblement atrophiés. Il se pourrait qu’il s’agisse d’une simple luxation congénitale de la hanche pas résorbée à temps. Pour l’instant le gamin est allègre et adorable, mais qu’en sera-t-il dans vingt ou trente ans ?

 

Hier soir, je suis allé au Festival RESSONAR à deux kilomètres dans la nuit de Lençóis. Entrée très chère, aucun sponsor, mais coup d’œil assez magnifique, grâce aux lumières très rares, aux scènes bricolées avec très peu de moyen et, aussi, à une belle inventivité. À certains moments, sur certaines musiques, nous les danseurs avons été assez bons.

Une chose que je redécouvre ici, c’est qu’en vieillissant c’est surtout l’inertie qui croît ; au-delà, petit à petit, le plaisir revient, celui de sortir, de passer au-delà de sa fatigue première, de danser, de rêver, etc.

 

NOTA BENE : À trop bien penser et organiser la sauvegarde de mes photos, suite à un éventuel problème de clé USB, il se peut que j’aie perdu toutes mes photos de deuxième choix ; c’est peut-être bien ainsi[40]. Et à la montagne je n’ai pas pris mon appareil et rien regretté, alors que certains se coltinaient de gros reflex avec trépied pour faire plus tard sur ordi des superpositions de prises de vue en bracketing !

 

NOTA BENE : Ici, ceux qui surveillent nos plongeons aux piscines naturelles de la rivière, ce sont les pompiers, qui ici se disent « bombieros ». C’est la difficulté avec le portugais, il y a toujours des lettres qui changent par rapport au français ou à l’italien.

 

28.1 Seabra, une étape sur la route pour l’État de Goias, lundi

À Lençóis comme dans les autres localités de l’état de Bahia, quand c’est géographiquement possible, les places pavées sont très en pente et les trottoirs très surélevés, en prévision de certaines pluies. À Lençóis, ce n’est pas le caoutchouc qui a fait la ville, sa fortune et son déclin, mais l’or et les diamants dont toutes traces, délétères comme humaines, ont disparu, si ce n’est les vestiges classés, d’une certaine magnificence. Ma pousada est un peu excentrée, au bout d’une rue de terre battue et d’affleurement rocheux. Avec de la vie, celle de vrais gens, aux fenêtres ou assis sur les marches de leur perron, d’ânes errants et d’enfants jouant. Partout, je suis le doyen des lieux. Faut dire que l’âge moyen doit être autour de vingt ans, surtout actuellement, en période de vacances ; cela change agréablement de chez nous et de la Ligurie, ceci malgré les efforts efficace de ma fille Cécile.

 

NOTA BENE : Quand je parle de bus, les gens me mettent en garde que cela va être très long, peut-être vingt-quatre heure. Je leur raconte alors nos quarante-huit heures de Roumanie avec mes deux filles qui avaient leurs règles et les vécés qui étaient à moitié bouchés. Depuis, telle la prière juive orthodoxe, il m’arrive de bénir de n’avoir jamais été une fille. Et les bus d’ici, organisés en compagnies concurrentes, semblent ponctuels, précis et confortables, sièges couchettes, climatisation individualisée, sans film ni musique.

HORS TEXTE : La paille et la poutre, nouvelle lgbt.

29.1 Pirenópolis, Pousada O Casarão, mardi

Pleut-il pendant cent ans, cent ans de solitude, dans l’État de Goiás, dans cet absurde bijou protégé de Pirenópolis, cette cosy collection désertée de théières abandonnées chez un antiquaires décédé, dans mon lit à baldaquins, au son d’un demi-queue qu’on accorde, des borborygmes stridents d’un ara saturé dans ses rouges et ses cris, de musiques versaillaises enregistrées, d’une moto-pub anachronique qui passe sur les pavés tranchants et du vibrato modéré de la pluie qui compte les jours qui nous séparent des cent ans ? Mais que suis-je venu faire dans cette galère, une galère qui ne me permet même pas de traverser la rue ! Je crois que ce village, fossile et non troglodyte, ne palpite que le week-end. Et nous ne sommes que mardi ! Et maintenant dégouline Albinoni ! Comme un crapaud fourbu et hydrophobe, je bondis de ma pousada à une boulangerie où je trouve tables et bières. Ô Christophe, dis-moi le sens des voyages ![41]

 

23h.09

Aujourd’hui j’ai mangé deux fois de mauvaises pizzas. Ce matin dans un mall, un centre commercial, pour cause de correspondance de bus ; ce soir pour cause de pluie, dans un endroit fautivement recommandé par le Lonely Planet. Eh bien, apparemment celle de ce matin m’a foutu une jolie tourista. Juste retour des choses sur les boutiques genre Pizza Hut !

 

Dixième Épisode –> du 30.1 au 2.2.2013, de Pirenópolis à Bello Horizonte.

30.1 Pirenópolis, mercredi

NOTA BENE : Hier j’ai aperçu une femme, encore jeune, qui, en son temps, a dû se faire siliconer les fesses. Depuis, son cul a grossi. Coquettement dissimulé sous une robe fuchsia, cela lui fait désormais deux curieuses bosses rondes par dessus son cul. Comme des bosses de chameau !

 

NOTA BENE : Je n’aurais pas dû abandonner mon parapluie à Salvador. Ici, à cette saison, il pleut tous les jours, dès l’après-midi. En septembre cela doit être tout différent, ici, dans cette bourgade qui se révèle être aussi un musée roulant des VW coccinelles.

 

Ce matin je me suis réveillé en colère – mais cela ne fait-il pas plus de soixante-et-un ans que je me réveille plus ou moins en colère ? Qu’est ce que je fais là ? Du tourisme, du pur tourisme, alors que je n’aime pas ça ! Corinne a raison de payer pour aller construire des maisons au Zambèze ! En plus, je fais tout faux. Je suis bien trop inhibé pour voyager tout seul, et trop phobique pour établir des contacts via les sites de logements et d’accueils. Ou alors j’aurais dû aller sur les sites spécialisés en tourisme sexuel, gay, dont Lonely Planet donne l’adresse, et m’éclater !

Mais, petit à petit, la voix du jour est revenue, celle qui, hier, dans le bus me disait que, sommes toutes, je suis juste un peu à côté de la vie – borderline, un mot que j’ai toujours trouvé assez joli –, chose qui me permet, en étant à côté d’elle, de mieux la regarder, peut-être de mieux la voir, et sans doute mieux la raconter. Et puis, malgré ce goût amer, si je scrute par-dessus mon épaule, le bilan provisoire des choses faites, vécues, des expériences, des phases de ma vie, est plutôt positif. Depuis un certain temps déjà j’ai dépassé le « mezzo del cammin »[42], ma seconde adolescence est aussi terminée, il est temps d’entrer dans une phase de sagesse nouvelle, qui me rapprochera de la chaise au placet de paille que je déplacerai sereinement sur le trajet du soleil.

Du soleil, il y en a un peu ce matin. Il qui donne un tout autre éclairage, assez charmant, à l’endroit, ses maisons colorées, ses églises (dont la plus grande a été entièrement restaurée entre 1996 et 99, puis a méchamment brûlé en 2002, mais dont certains murs de terre séchée ou d’adobe, vieux de bientôt trois cents ans, ont survécu), sa végétation (soudain tropicale) et ses perroquets verts et hurleurs qui remplacent nos pigeons (plutôt nos hirondelles, parce que des pigeons, il y en a aussi). Je vais peut-être poursuivre ma pérégrination, même si la semaine du carnaval (10-17.2) approchant m’ennuie !

 

La journée se poursuivra bien et se terminera fort bien, grâce à un parapluie de l’hôtel et un repas dans un bar restaurant, vaguement louche et aux milles bouteilles d’alcool, où presque tous les clients des autres tables se rouleront des pelles, un lieu tenu par une vieille sèche et voûtée, mais, comme tout le monde ici, très gentille et qui, en dehors du Brésil, n’a connu que New York et la Floride, avec un bon café qu’elle s’excusera d’être maison, de la bonne bouffe, du pain et de la belle musique enregistrée. Je commence à prendre goût aux caipirinhas apéritives, sans jamais avoir l’impression d’abuser. À mon retour en Suisse, j’inventerai la caipirinha du diable, des beignets au fromage et un truc dont je ne me souviens plus. Et j’inviterai Miette pour la réhabilitation du manioc, ici consommé sous toutes ses formes. À ma sortie du bistrot, une cliente encore ronde mais bien défraîchie, se lèvera pour me regarder avec nostalgie partir dans la rue – une innocente victime inutile de plus, chacun cherche son chat !

 

NOTA BENE : Dans les buffets-midi au poids, ils ont, en fait, des légumes incroyables et excellents, une tige aux allures de poivrons vert, qui poussent de dix centimètres par jour, et du cactus préparé comme des haricots verts qu’on aurait coupés fins ; et d’autres que je n’ai pas encore identifiés. Ils surpassent nettement les fruits, un peu décevants.

 

APHORISME : Je suis comme une télévision en noir et blanc, il ne me manque que la couleur.

 

NOTA BENE : En fait, les palmiers, c’est comme les conifères, il y en a de toutes sortes, éparpillées un peu partout parmi plein d’autres essences.

 

NOTA BENE : Je viens de découvrir que dans pousada, qui désigne la plupart des hôtels, il y a le mot « pouso », qui doit signifier pause, étape, repos.

 

NOTA BENE : Il ne faut pas oublier que les Brésiliens sont d’une incroyable gentillesse. Ce matin, parce que, attiré pas son architecture intérieure, j’avais franchi la porte du tribunal, une femme, sans doute une secrétaire, m’a invité à le visiter et m’a en outre complimenté sur la qualité de mon portugais. Et cet après midi j’ai presque eu une vraie conversation avec un jeune homme qui m’a offert le café et fait visiter sa pousada pour le plaisir, ceci alors que, en gros je reste consterné par mon portugais. Il faut dire que, dans leur parler, les gens qui ont à faire avec les touristes se donnent la peine. C’est lui qui m’a expliqué qu’ici c’est animé toute l’année, mais en fin de semaine, car Brasilia n’est qu’à 160 kilomètre.

 

31.1 Goiânia centre, jeudi

LES PROPOS DE MA MULE :

Je stipule, dis la mule[43] que je suis, que l’architecture monumentale, son urbanisme, est par essence fascistes, et que, par son essence même, elle flatte tout architecte, qu’il soit mussolinien ou fouriériste. En déduit qui veut ce qu’il peut. Elle stipule encore que le plan cartésien, et plus encore sa nomenclaturisation, va à rebours du cerveau humain – pour preuve il n’y a qu’à jouer au Memory selon les deux méthodes – Goiânia est le premier gros mandat que l’on ait (subjonctif ?) confié au jeune Oscar Niemeyer. La mule rappelle aussi qu’au-delà d’une limite de population assez basse, toute ville est en soi, un crime contre l’humanité. Elle conclut en affirmant qu’il faut désormais construire des villes petites, très denses et biscornues, sans espaces verts mais encerclées par ceux-ci. Elle informe enfin que je viens de me racheter un parapluie et que, au troisième modèle, essayé et adopté, la vendeuse m’a spontanément fait un escompte de vingt-cinq pour cent. Dans mon visage raviné, le bleu de mes yeux paye-t-il toujours ?

 

APHORISME : En vieillissant, l’homme perd sa souplesse partout, sauf dans la verge.

 

APHORISME pontifiant : Sauf si une médaille est posée sur sa tranche, une fourmi voyageuse ne peut en explorer simultanément les deux faces.

 

21h.00 au mall de la rodoviaria

Ce matin dans le bus, hâtivement, je trouvais que je me débrouillais de mieux en mieux et que, sommes toutes, tout n’était affaire que de quelques jours d’adaptation au rôle de routard. Or ce matin – d’accord, par hasard –, je suis sorti du mauvais côté de la gare routière.

Et cet après-midi, après que le mototaxi m’a déposé quelque part au centre ville, je suis parti vers l’Est en croyant aller vers l’Ouest, et j’ai insisté. Depuis j’ai redécouvert que si on est sûr d’être avant ou après le midi vrai, les ombres inclinent toujours dans la direction opposée à l’Est ou l’Ouest. Et cet après-midi, à nouveau hâtivement, j’ai sauté dans un bus qui indiquait RODOVIARIA, mais dont c’était le point de départ ; je me suis coltiné plus de la moitié du parcours dans les deux sens. Ce n’est pas grave, mon bus pour Bello Horizonte ne partant que le lendemain matin.

 

Lors de mon trek en montagne, le soir aux lucioles géantes, je me suis appliqué à converser en portugais avec une charmante rasta qui fumait un pétard, avant de découvrir qu’elle était neuchâteloise et qu’elle connaissait certains des mes amis slameurs. Cette Déborah est en vadrouille, seule et à vélo, depuis plus de trois ans en Amérique du Sud. Chapeau ! Là, elle avait laissé son vélo dans la plaine et fait toute seule et en tongs à peu près le même trek que nous, avec à présent un doigt de pied douloureusement fissuré sur lequel se sont penchés, en vain, les deux médecins de mon équipe.

Le troisième jour du trek, après trois heures de marche assez douce, nous sommes effectivement arrivés aux treize cascades. Bon, moi, outre les femmes et les humains, peu de choses me font peur : la plongée sous-marine, la spéléologie, le vertige (Lucia possède une photographie où je l’explique d’un geste éloquent). Pour découvrir les treize cascades, il faut se coucher sur une dalle horizontale et ramper jusqu’à ce que toute la tête soit au-dessus du vide. Elles sont là, juste à côté, juste au-dessous. Lors du premier coup d’œil, comme dans un film de Tolkien, leurs bases se perdaient dans la brume. Au deuxième, que j’ai hasardé un peu plus tard, le plafond inférieur s’étant dissipé quelques minutes, elles révélaient leur pied, actuellement deux cent soixante mètres plus bas, un peu plus quand l’eau s’élancera aussi de la dalle où nous trouvons.

1.2.2013 Goiânia, à la rodoviaria, vendredi.

Ici, les compagnies de bus sont concurrentes. Mais elles connaissent les horaires des autres compagnies et t’indiquent volontiers où se trouvent leurs guichets. Idem pour les bistrots, les taxis, les hôtels. Cela fait sans doute partie de la désarmante gentillesse des Brésiliens.

2.2 Bello Horizonte, samedi

Dans le beau grand parc central de la ville, il y a un enclos avec de beaux agrès métalliques peint en bleu et en orange. J’ai aussitôt pensé qu’il s’agissait d’un parc pour enfants. Mais, en y regardant de plus près, il s’agit d’un espace fitness publique, où s’exercent actuellement un fort en muscles, un jeune, un petit vieux et quelques femme.

 

LES PROPOS DE MA MULE :

Je nuance quelques peu les propos de ma mule sur l’urbanisme, à la lueur de l’humeur présente, de la lumière, de certaines fonctionnalités. Puis je nuance mes nuances à la lueur des bus, pourtant théoriquement bien organisés par couleurs et même équipés d’ascenseur pour handicapés ; mais que de temps et de patience il faut avoir. Ces nuances de nuance, est-ce cela la dialectique ?

 

Dans les pas de papa, son voyage de 1964 avec d’autres architectes de son groupe et maman, j’ai passé aujourd’hui quelques heures autour d’un lac un peu absurde, avec Ludmilla, une jeune trapéziste en vacances abordée dans le bus – cela se voyait qu’elle était en vacances parce que, je l’ai bien observée, elle ne portait pas de soutien-gorge inversé. Nous avons beaucoup parlé, en portugais. Je la comprenais étonnamment bien. En fait, après qu’elle m’a expliqué que, enfant, elle avait eu un gros trouble du langage, j’ai fini par remarquer ce trouble. C’est sans doute grâce à lui que je la comprenais si bien. Notez, en fait, je comprenais aussi les explications que nous demandions sur notre route. Peut-être le portugais est-il en train d’entrer dans ma vieille tête en bois.

Le lac (Pampulha), autour de Oscar Niemeyer, c’était tout de l’avant garde des années quarante cinquante, me rappelant un peu les matériaux de Mies, la première maison faite par papa. Le plus troublant, c’est le musée, pendant proche et symétrique de celui que j’ai visité au Havre, point de départ de mon périple (inauguré en 1961, mais dessiné vers 1950 par Auguste Perret, le Niemeyer du Havre, inspirateur de celui-ci ainsi que du Corbusier).

Ludmilla et moi allons tout soudain être amis sur Facebook. Elle m’a donné envie d’aller voir plus bas. Non pas voir si elle porte des culottes retroversées, mais plus bas dans le Brésil, Sao Paulo, Porto Allegro, parce que contrairement à ce que je pensais, actuellement il y fait sans doute plus chaud, et donc plus sec[44], avec des paysages ressemblant moins à la verte Irlande qu’ici.

 

Ma tourista, en fait, elle dure. Depuis quatre jours. D’après Lonely Planet, il y aurait lieu de m’inquiéter. À part qu’elle est, par sa couleur même, semblable aux cours d’eau brésiliens, je ne ressens pourtant aucun autre symptôme inquiétant. On est samedi, si rien ne s’améliore d’ici lundi, j’irai consulter.

 

J’ai un bon fond : quand je suis un peu désespéré, par la pluie, la ville, la fatigue, les bus, un rien pourtant m’amuse, même mon portugais et la pluie, qui tombe maintenant en trombe. /...un temps... / Et, même si je n’apprécie plus les « pastéis », les « lanchonetes » (genre de snack-bar, une institution ici) refuges sous la pluie, c’est vivant et coloré. /...un temps... / Enfin, avec mon petit coin de parapluie, je me lance sous la pluie, en chantant mais autre chose que sous elle ou que son petit coin de para[45], pour un marathon urbain et crépusculaire. Après fouille corporelle minutieuse – pourquoi les femmes y échappent-elles ? –, je tombe sur des scènes mobiles, camions-baffles démesurés chapeautés par des musiciens dont, par instants, la cacophonie devient musique(s), il n’est que sept heures, le public dansant saute en l’air, des éphèbes torse nu grelottent sous la bruine – la température est tombée à vint et un –, sous un parapluie un prêtre en chasuble blanche roule un patin à une fille, le prêtre est faux mais crédible. Un peu avant, dans ma lanchonete, j’ai vu un mec avec des seins réalistes collés sur son t-shirt alors que son acolyte avait ouvert deux fenêtres circulaires de la taille d’un sein sur ses propres tétins. Je me perds, la pluie reprend, le difficile est de savoir mesurer ses forces, je me retrouve, mais où sont donc les restaurants ? /...un temps... / Enfin, un truc qui s’appelle du genre « ART ET GASTRO (nomie) », je n’ai pas le choix. Grâce à une caipirinha et un buffet au poids, je me concentre deux fois sur les délicieux hors-d’œuvre assez italiens. Les forces reviennent, je vais me lancer sur le retour, sinueux ou direct, à pieds, en ônibus ou en taxi ? /...un temps... / Nouvelle scène où, à l’inverse de ce qui se passe quelquefois dans les cirques, mais ici simple paradoxe du langage, je tombe sur ma trapéziste – c’est plutôt elle qui me tapote l’épaule. Demi-hasard, car elle m’avait annoncé cette scène à l’autre bout de cette ville encore une fois circonscrite par Niemeyer. J’erre un peu, en rythme, entre les gens plus buveurs que danseurs, leurs pèlerines diaphanes roulées à la main, il ne pleut plus, mais, rentré en taxi, ma tourista déchaînée prends le relais, et tout finit en eau de boudin indolore.

 

Onzième Épisode : du 2 au 8.02, de Bello Horizonte à Florianópolis.

4.2.13 Ouro Preto, Minas Gerais, lundi

Hier soir j’ai enfin vu des colibris, de surcroit au travail. J’en ai même stupidement photographié un. Au cours de la nuit, j’ai remonté, une à une, les couvertures sur moi. Faut dire que je suis à 1200 mètres d’altitude.

En 1789, Ouro Preto comptait cent mille habitants (cinq fois plus que Rio, trois fois New York, mais dix fois moins que la Rome antique à son apogée). Demain, quand les églises rouvriront, j’irai voir une partie de cet or qu’on a tiré du sang et de la sueur des esclaves pour le salut d’une âme que, afin de les motiver, on leur a finalement concédée.

 

Cela fait deux mois jour pour jour que j’ai commencé mon périple.

 

À cette saison, quand il ne pleut pas, la lumière est laiteuse, grise et baveuse. Et quand il pleut, il pleut.

 

Je sors d’une petite mine d’or, sise dans la ville, ou tout juste à sa périphérie d’alors, et qu’on peut visiter parce que, contrairement aux no man’s lands de Johannesburg, ici, on n’utilisait pas de mercure. Les Portugais, qui ont profité de l’expérience aurifère des esclaves africains, mettaient les enfants mâles au travail dès cinq ans, ce qui permettait de limiter la hauteur des galeries d’accès. Il semble qu’on obligeait les filles à se reproduire dès quatorze ans. Était-ce sous le sacrement du mariage – chose qui assurerait au moins une certaine cohérence dans cette église qui dresse ses clochetons comme des goupillons ou des phallus divins et matrimoniaux ? Rien n’est moins sûr. Pour mémoire, cette même église, qui lutte encore pour la promotion du sida, a produit de jeunes castrats, je crois jusque au début du XXème siècle !

 

19h.45

Dans le bistrot sympa enfin trouvé pour boire une grande bière, pourtant dans la rue la plus touristique d’Ouro, il y a, juste à côté de la sortie, un téléphone à monnaie et un truc qui pend au bout d’une chaîne. Il ne s’agit pas de la clé pour fermer en partant, ni de la brosse à dents de Cécile, mais d’un briquet Bic pour que, en sortant, les fumeurs fumassent il se doit[46].

 

20h.24

Dans ce bistrot chicos où je viens de manger des pâtes, au demeurant excellentes, le set de table est un vrai vieux vinyle 33 tour.

Les rues d’Ouro semblent avoir été dessinées par les Romains antiques, elles partent droit à l’assaut des différentes collines, reléguant Lausanne au rang de faubourg de Bruges. C’est sans doute pour garantir une évacuation des pluies, même si celles d’aujourd’hui se cantonnent en de presque aimables bruines.

5.2 Ouro Preto, mardi, églises et musées ouverts.

Le grand torturé des églises européennes, qui a toujours stupéfactionné Lucia, et le grand méchoui halal crucifié au sommet de l’Aula Magna de notre Palais de Rumine ne sont que pluriels pipis de minets par rapport à ici. Au Brésil, les notables religieux commanditaires devaient être de sacré pédés. Aucune femme. Pétris dans le bois, crème vermeil et or, ce ne sont qu’hommes extasiés dans de passives pénétrations de fer et de sang. Dieu que mes rêveries personnelles sont innocentes ! Je mériterais sans autre (et sans l’intersession de Saint Sébastien) l’accès direct au Paradis – mais dans quelques années, s.v.p. !

Plus d’une fois, j’ai aperçu le Christ sur le trône. Même s’il avait les poignets délicatement liés par un cordonnet doré au lieu de tenir son journal quotidien, il donnait l’impression de s’adonner, tout comme moi, à ses très humaines ablutions matinales.

 

LES PROPOS DE MA MULE :

Je stipule ceci, dit la mule : L’art qui survit au temps ne peut avoir été commandité et conservé que par les riches et les villes riches. Mais pour conserver, il faut du formol. Et pour le formol, il faut des bocaux. Pour entrer dans ces bocaux de formol, il faut que l’art soit formaté et, donc, de préférence mort. Un artiste nommément reconnu de son vivant présente toutes les qualités pour la norme ISO des bocaux, il est formaté et déjà un peu mort. Ici, l’Aleijadinho, fils d’un artiste ayant déjà œuvré dans la ville, en est le prototype. Les églises qui ont échappé à sa mainmise sont les plus belles, en particulier celles des esclaves. La mule me demande de rappeler que, en 1991, j’ai traversé à pied la Sardaigne de part en part, plutôt du côté Est. Il y avait de très belles et impétueuses expressions artistiques spontanées et récentes, mais aucune belle maison, aucun vestige, les gens ayant toujours été trop démunis pour en édifier de durables.

La mule se tait et le fils de la mule lui tend la moulinette de la dialectique nuancière.

Toutes les églises d’Ouro Preto ont été construites au XVIIIème. À mon goût, les plus belles intérieurement sont les plus dorées et les plus chargées, ce sont aussi les plus anciennes, une est même consacrée à une femme – une femme accessoirement déipare. Après, les églises évoluent vers leur classicisme sexuellement tourmenté.

Après m’avoir rappelé que, ici comme ailleurs, les plus belles églises sont celles des esclaves, la mule insiste pour que je parle du Musée des Oratoires. Les oratoires sont des petits autels mobiles. Une gravure montre un marchand ambulant – comme, un temps, il y avait des vendeurs de temps – qui déambule avec un petit oratoire vers lequel, moyennant obole, les passants peuvent prier. La plupart des oratoires domestiques, les plus humbles, souvent les plus beaux, sont du XIXème. S’il en est ainsi c’est parce qu’on ne conserve jamais longtemps les objets des humbles. Ma mule en pète d’aise, et ses émanations susurrent que le baroque hispanique espagnol du sud de l’Italie est sans doute plus beau – Ragusa me reste chérie, peut-être une fois ferai-je le tour des villes blanches et perchées des Pouilles.

 

NOTA BENE : Ma tourista, suite et fin

Comme elle empirait, j’ai décidé de la montrer à la faculté. Plutôt à Ouro, au cas où un suivi s’imposerait. Un dimanche j’attendrai peut-être moins. Je suis donc allé à l’unité de soin, j’espérais un peu de pittoresque. Après vingt minutes, je suis passé devant un jeune médecin, qui a écouté ma présentation en portugais, puis m’a fait m’allonger, puis m’a imposé les mains – en fait une rapide palpation en quatre points de ma panse –, puis a rédiger une ordonnance, des ferments pour reconstituer ma flore intestinale, puis répondu que je ne leur devais rien. Mais les pharmacies sont fermées le dimanche. Mes ablations matutinales du lundi présentaient spontanément des indices d’amélioration, celles de ce matin les confirment. Même si je n’ai pas les pouces verts, je me suis donc spontanément recréé une flore locale. Apparemment le diagnostic du toubib était le bon, et il me reste l’ordonnance. Il se peut que je me sois tout de même un peu affaibli dans l’expérience et légèrement émacié – mais pas aux bons endroits (j’ai finalement découvert qu’ici, « massa » désigne les pâtes, les pâtes alimentaires).

 

APHORISME : La lumière est aux paysages ce que le sel est à la pâte à pain. (Un paysage sans lumière c’est comme un pain sans sel).

 

6.2 Mariana, mina da Passagem, mercredi

RECHERCHE SCIENTIFIQUE, postulats, hypothèse, collecte d’informations, vérification : LA CITERNE UNIVERSELLE BRÉSILIENNE.

Depuis Manaus, une question me poursuivait : mais comment donc fonctionnent ces citernes, généralement bleues, perchées sur une multitude de toits ? Il s’agit d’un modèle standard, cylindrique, dont partent bien un ou deux tuyaux souples ou rigides, et surmonté d’un couvercle conique divisé en pans concaves, comme une coquille Saint-Jacques, chapeauté d’une ouverture de huit centimètre de diamètre. Si le couvercle était mis dans l’autre sens, il fonctionnerait de manière évidente comme collecteur d’eaux de pluie, mais ce n’est jamais le cas. Alors, alors, alors ? Et les citernes défilent et défilent sous les fenêtres de mes bus. Et mon cerveau chauffe. Les pans du couvercle sont-ils ajourés ? Poreux ? On passe même en trombe devant une grande surface qui en vend. Hier, je craque. Profitant de mon portugais amélioré, d’être à pied, de me trouver sur une route qui passe juste au-dessus d’une de ces citernes, et de la présence d’un de mes contemporains, édenté, appuyé au chambranle en bois peint de sa porte, pour interroger celui-ci. Eh bien, la réponse est bête comme chou, mes réflexions partaient de la mauvaise direction. Ces citernes ne servent pas de collecteurs d’eau de pluie, mais de simples réservoirs d’eau de ville, en cas de coupure. Peut-être, très occasionnellement, en retournant le couvercle, tout de même de capteur ? C.Q.F.D.

 

Ouro Preto, même jour

Ce matin, depuis sous les couvertures, petit coup de mou. J’entendais la pluie, j’apercevais le brouillard et, pour sortir, j’ai enfilé ma laine polaire ultrafine, mon anorak et mes vrais chaussures – miraculeusement restaurées par mes soins avec, faute de mieux, de la super-glu à laquelle je ne croyais guère. Je suis tout de même sorti, allé à Mariana et revenu, via une mine d’or où on descend par un funiculaire d’époque, à chariot unique tracté par un treuil à vapeur. Mais avant, dynamique lonesome cow-boy, j’ai pris un ticket de bus pour demain matin et Sao Paulo, avec l’idée de filer ensuite directement vers Porto Alegre à la recherche du soleil.

 

RONDELLES : INTRO : C’est probablement pas très bien de partager les gens en rondelles, beau nez, beau cul, belles épaules. Ou épaules, monumental monument de graisse, comme au resto-buffet d’hier. Mais j’ai vu, je ne sais plus où, je ne sais plus quand, les plus belles dents du monde. Je crois me souvenir, une fille, sans doute pas les dents les plus blanches, sans doute pas les plus parfaitement alignées, mais les plus belles, et dont je me souviendrai.

7.02 En route vers Sao Paulo, jeudi.

NOTA BENE : Je crois que je vais entrer dans une phase plus contemplative de ma vie sexuelle, qui le fut déjà pas mal. Mais qu’est-ce un écrivain si ce n’est un artiste plutôt contemplatif ?

 

Rodoviaria de Sao Paulo, 22h.

Des roadoviarias, il y en a de toutes sortes, certains sont des malls dignes de l’Afrique du Sud, d’autres de sommaires abris en béton. Celui de Sao Paulo est vieux, immense, moche et mal équipé. Et, manque de chance, alors que pendant le trajet j’avais décidé d’aller à Florianópolis, et que monsieur Je-sais-tout Internet, que je consultais pour la première fois sur un tel sujet, m’annonçait des bus toutes les heures, voilà que tout est complet pour ce soir. Sur conseil, je ruse en partant pour Curitiba, mais cela m’oblige à rester en carafe quatre heures dans cette foutue rodoviaria, qui n’offre d’autres issues que le métro, si j’avais eu la tentation de m’engouffrer dans la mégapole tentaculaire. Ne nous plaignons pas, moi qui commençais à trouver que quelques grains de sables manquaient.

8.2 Curitiba, rodoviaria, vendredi 8h.00

Les grains de sable n’étaient pas de quartz, grippant, mais de graphite, presque lubrifiant. Je peux même choisir mon bus pour Florianópolis et, donc, prendre le temps d’un petit déjeuner. Mais la pluie ne lâche personne.

Peut-être bien que notre cerveau fonctionne déjà comme ça quand on plus jeune, mais que nous ne nous en rendons pas compte : il faut le spécialiser. Ici, voyage. Depuis, je retiens immédiatement le prochain numéro de plateforme et de poltron (qui, comme en italien, signifie fauteuil ; en italien, même si Cécile l’ignorait, cela veut aussi dire paresseux), etc. Je maîtrise !

 

NOTA BENE : L’odeur du fruit de la passion

En 2003, dans le bus qui quittait Guča, une fois le festival de musiques tziganes terminé, tout près de nous, le bras en l’air, un gitan se tenait à la main courante. Il avait joué de la trompette pendant trois jours et trois nuits, pendant lesquels il ne s’était visiblement pas rasé et probablement pas lavé. Dans ce bus bondé, une des jeunes femmes avec qui je voyageais se trouvait très près de son aisselle.

En descendant du bus, parlant du gitan, elle dit :

– Il sentait le fruit de la passion.

Par la parole ou par le sourire, je ne me souviens plus, elle a ajouté :

– C’était merveilleux !

Ceci dit sans aucune ironie, mais avec, peut-être, un glissement psycho-sémantique, un lapsus odorifère, entre passion et fruit.

Un glissement persistant, puisque neuf ans plus tard, alors que nous passions (ici du verbe passer, pas du fruit) parmi les toxicos et les zonards de la Place de la Riponne, la même jeune femme, qui avait depuis plus vécu, qui était même devenue mère, me fit à nouveau remarquer qu’un des type que nous venions de croiser sentait lui aussi le fruit de la passion.

Eh bien, je crois que, dans la possible naïveté de son expression, cette jeune femme avait raison. Hormis celle des fonctionnaires, et passé un premier temps de surprise, une forte odeur de transpiration d’aisselle est un parfum grisant, plus encore que celui d’un joint de très bonne herbe respiré en passant.

Je me souviens encore d’un vernissage où, entre deux petits fours et une flûte de champagnes, je passais périodiquement dans le halo odoriférant d’une jeune comédienne française, qui, je crois, arborait ses senteurs d’aisselles comme une revendication. Et je me rappellerai longtemps l’odeur du rasta noir qui a quitté le bateau avant Santarem.

Mais, au Brésil comme chez nous, ces plaisirs volés se font rares. Est-ce l’annonce du déclin de quelque chose ? Ou est-ce leur rareté qui les rend si enivrants ?

 

Florianópolis, île de Santa Catarina, État homonyme de Santa Catarina, 20h.-22h.

NOTA BENE : Depuis le bus entre Lençóis et le Goiás, j’avais cru voir des autruches. Wikipédia dit qu’il s’agit plus probablement de Nandou, mais c’est caïman la même chose ; et c’est jacaré de le dire. Comme ces volatiles se trouvaient près d’un grillage, c’est difficile de savoir où se trouvait leur liberté.

 

NOTA BENE : Je n’ai pas été totalement emballé par Ouro Preto. La météo, je veux dire le climat quotidien – ne confondons pas l’objet et son étude ! – y est sans doute pour quelque chose, mais je crois que je préfère les villes aurifères plus humbles. Peut-être parce qu’ils sont plus montagnards, ici ville et gens m’ont paru moins aimables. À moins que ce soit l’approche du sud plus riche ? Les voitures et les embouteillages guettent au coin du bois.

 

Même ici, dans le microclimat de l’Île de Santa Catarina où je me trouve actuellement, un bloc de cent jours de pluie a pris possession du Brésil.

Le plafond du brouillard s’abaisse pour, tels les bombardiers alliés sur la France de 44, lâcher ses trombes avec plus de précision sur la cible que je suis.

Faux, je suis maintenant à l’hôtel et la pluie profite du crépuscule pour tout pilonner de haut – comme les alliés ont tapissé le nord de l’Allemagne –, sur la mer, sur la rodoviaria, sur le mini espace du carnaval local, sur les restaurants fermés de midi, sur les bistrots du soir qui vont bien trop tôt fermer dans cette Florianópolis qui a la réputation d’être nouvellement une des villes les plus librement festives du Brésil. J’hésite à ressortir, je suis vaguement nauséeux, j’ai même vaguement froid. Peut-être le contrecoup de mes trente heures de bus et d’étapes, avec une alimentation pas magnifiquement gérée.

En fait, je me dis que si tourisme sexuel je dois pratiquer, autant le pratiquer à Lausanne, c’est plus simple, et plus sûr – dans la sens de plus assuré, pour le lent que je suis. Et il y a aussi des Sud-Américains à Lausanne, j’en ai connus. On reproche à Recrosio de penser tout le temps au sexe. C’est faux, il n’y pense, dit-il, qu’une fois toute les cinq minutes, ce qui lui laisse chaque fois quatre minutes pour penser à autre chose. Chez les hommes, il paraît que cela passe vers cinquante-cinq ans, mais j’ai toujours un cheval de retard. Et j’ai tendance à préférer l’odeur de la passion à son fruit.

À propos d’odeur, quand je regagne mes chambres, cela sent pas mal le cheval. Mais c’est embêtant, je ne sais pas trop de quel cheval il s’agit. Mes scandales ? Mes autres chaussures ? Mon gros sac ? Mon petit sac ? Mon ceinturon ? Moi – cela m’étonnerait, ayant adopté une version radicale de l’hygiène africaine, je ne me suis jamais autant douché ? Mystère !

Il pleut toujours. Peut-être, l’arsenal, le bateau d’Ouessant sont-ils épargnés ? Ou bien neige-t-il sur Brest ? Quelle connerie la pluie, n’est-ce pas, Barbara[47] ?

Vers 22 heures j’ai pris parapluie et courage à deux mains, j’ai traversé la rue, bu une BRAMHA 600ml, mangé une sorte de hamburger plat au poulet multicouches multi-sauces, et cela m’a requinqué. J’ai lavé mes scandales au savon de ménage paradoxalement bleu azur, l’air en sera purifié, et maintenant je dors à poings fermés, du sommeil du juste, comme disait mon paternel.

 

Douzième Épisode du 9 au 13.2, sur l’île de Santa Catarina.

9.2.13 Florianópolis, samedi matin.

Le fou d’une des blagues favorites de papa – blague que je développe sur deux pages dans un de mes romans inédits – a beaucoup de peine à se rappeler qu’il n’est pas un grain de blé. Même si souvent j’ai pu paraître arrogant ou prétentieux, j’ai, moi, de la peine à me rappeler que je ne suis pas une merde absolue, ou plus précisément ce petit poulet congelé et merdeux que l’on changeait avec des pincettes sur le couvercle du congélateur – phantasme anachronique, à l’époque les congélateurs domestiques n’existaient pas. Or je suis injuste avec moi. Merde ! Même si je merde un peu, même si dans certaines occasions je sais me montrer aussi réfrigérant qu’un sorbet au suprême de volaille, je me débrouille plutôt bien – bien pour un vieux coq déplumé ou un étron blanchi comme une merde de laitier (quand j’étais enfant, peu à peu, les crottes de chien devenaient blanches ; maintenant plus, sans doute top vite traquées par les motos-crottes de Jacques Chirac[48]).

Allons, il est temps de l’admettre, je suis un dépressif, un dépressif chronique – congénital paraît-il, mais congénital signifie juste : autour de la naissance – certes, mais dynamique. Et ici, au Brésil, un voyageur dépressif dynamique. C’est une façon comme une autre de voir le monde, une façon comme une autre de faire du tourisme. Et c’est plus dynamique que de rester chez soi, les doigts de pied en éventail, à se tourner les gros orteils. Une situation qui permet aussi de définir de nouvelles orientations, pour le futur proche et pour les éventuels futurs voyages.

Une question annexe me tracasse depuis longtemps. Ce n’est pas une boutade, c’est une vraie question, même si Science&Vie n’a pas daigné y répondre. Ici au Brésil, comme chez nous, dans les pâturages qui bordent nos routes, à quoi donc pensent les vaches ? À quoi pensent-elles donc ? Pensons-y sérieusement et essayons d’y répondre. Actuellement cette réponse pourrait nous éclairer autant ou plus que cette sorte de quête pour laquelle l’humanité a tant bâti d’églises.

10.2.13 Pântano do Sul (Açores, Solidão), dimanche

Hier, à Florianópolis, il n’y a presque pas plu ; juste quelques goutes. Et puis il y a eu carnaval, une sorte de carnaval.

Un carnaval qui tenait en ce que presque tous les hommes étaient, plus ou moins sommairement, travestis en femmes - je n'ai vu qu'une femme travestie en homme. Les premiers arrivés avaient l'air tout gênés. Mais je préfère les hommes en hommes.

Comme à toute manifestation organisée, ces désormais universelles boîtes à pipi vertes ou bleues trônaient en bonnes places, mais beaucoup d'hommes avait élu vaste urinoir, un mur d'une rue pourtant assez passante. C'était très pittoresque de les voir délicatement relever le devant de leur jupon pour pisser debout, en même temps qu'un homme, lui aussi travesti, masquait pudiquement d'un poncho une femme qui, elle, pissait accroupie.

Vers dix, onze heures, tout était terminé et, ce matin, à dix heures, tout était propre en ordre. Apparemment, le Brésil est la Suisse de l’Amérique, c’est un défaut que j’ai le regret de lui concéder.

HORS TEXTE : Florianópolis, poème.

 

À la fin du film homonyme, Butch Cassidy et le Sundance Kid débarquent dans une gare en ruine en Bolivie ; ils échangent un regard désappointé puis éclatent de rire, c’est le terme de leur périple – je ne me souviens plus si la réalisation a ajouté un unhappy-end ou non [50]. Moi, descendu du bus au point le plus méridional de mon périple, je me suis contenté d’un sourire intérieur. Et je sais maintenant retourner les paysages comme une chaussette à motifs, afin qu’ils me plaisent. Une longue plage de sable blanc, qui grince curieusement sous les pieds sous un ciel qui noircit, des baigneurs familiaux, quelques parasols, quelques maisons de vacances, quelques hôtels et bars, et, survivant à l’Est, quelques pêcheurs lointainement venus des Acores. Demain, j’irai plutôt vers la côte sud-ouest de l’île. D’après photo, elle semble plus villageoise[51]. Et les transports sont si faciles !

 

J’ai laborieusement, et j’espère sans arnaque[52], pris mon billet sur internet. Je serai de retour le 28. Je ne veux pas débarquer à Rio avant la fin du carnaval, avant le 19. En attendant, je suis condamné à la villégiature !

 

Le Lonely Planet est d’obédience anglo-saxonne. Tout imprégné de Tolkien, il fout du merveilleux partout, du merveilleux, du magnifique, du superbe. C’est promis, la prochaine fois, je retourne au routard.

 

Un peu plus tard :

La plage a pris le charme dérisoire et délicieux d’un film tchèque[53], il pleut – pourtant le vent vient de terre. Je mange des morceaux de poisson frits, du Pexe Spada, mais, au Brésil, il a troqué son épée pour devenir épée lui-même[54], m’explique le patron italien qui me dit aussi que cette année, depuis Noël, ils n’ont eu que dix jours de beau.

11.2 Plage de Solidão, lundi

RONDELLES : J’ai vu une femme énorme de partout devant, mais pas derrière : c’était encore pire. Dans les resto-buffets, il y a souvent d’énormes baleines aux bras monumentaux, flasques et nus. Je suis plein de compassion à leur égard, pour les efforts qu’elles doivent fournir. Plein de reproches aussi, liés à une certaine incompréhension de ma part. À quel moment ont-elles lâché la rampe ?

 

APHORISME : Pour quoi faut-il que les hommes meurent[55]… et que les culs des filles surissent si vite ? (inspiré par une frêle adolescente au cul de femme, déjà et encore parfait ; dans un bikini-string noir ma fois seyant, à côté de sa jeune mère déjà surissante de là – les plus beau culs ont la forme d’un cœur inversé, comme celui d’Emilia[56].

 

NOTA BENE : Les pompiers d’ici, toujours par paires, me font penser aux deux imbéciles du 811.811[57], juste parce qu’ils ont aussi l’air de sortir d’une pub. Sinon, ils sont colorés, orange et rouge, relax, dénudés et mignons – en cela la Brésil diffère de la Suisse. Note qu’en fait il s’agit de bagninos[58], de gardiens de plage, qui m’ont expliqué à quoi servent les fanions rouge piqués ça et là à fleur d’eau sur la rive, avec écrit dessus : « point dangereux ». Ils signalent des endroits où il peut y avoir des contrecourants. Même sur la mer très calme aujourd’hui, les faible vagues océanes se brisent et rebondissent très différemment de celles que je connais. Et des enfants s’y initient à surfer en pied.

 

À voyager seul, on regarde trop. Ce qu’on voit est intéressant, éventuellement juste, mais ce n’est pas la vraie vie, la vie de l’intérieur. C’est aussi facile à comprendre : si on se trouve seul à une table de bistrot et qu’il y a une joyeuse bande à la table d’à côté, très facilement on la trouvera stupide, sauf les fois où on fait partie de la joyeuse bande. Néanmoins les deux postions ont leur valeur et leur sens.

 

Je n’apprécie les plages qu’accompagné de petits-enfants, il me reste trop peu de temps au Brésil pour que nous en fassions d’autres. Ceux que j’aperçois ici commencent à me donner des montées de lait.

 

Cette nuit j’ai rêvé de mon ex-épouse Elena. Nous conversions. Pour une fois c’était plutôt détendu.

12.2. Armação, mardi

Hier nous avons eu notre vrai jour de beau.

Ici c’est la côte Est. En face, très loin, il y a sans doute l’Angola[59]. Comme souvent au Brésil, le tourisme est essentiellement journalier. Le soir, c’est difficile de se nourrir. Voilà pourquoi demain j’irai voir ailleurs.

Cette nuit, ils se sont enfin décidés. Ils ont repeint le ciel, repeint en un bleu parfaitement céleste. Par coquetterie, ils ont ajouté, un instant, de bonne heure, treize frégates tournoyant dans cet azur tout frais, au-dessus d’une dame aigrette qui, par quelques paresseux battements d’ailes, essaye d’échapper aux assiduités d’une aigrette mâle.

Un pâturage surmonte d’assez loin la seconde plage. Je déniche un sentier isolé qui m’y mène. Une barrière à vaches, flexible mais cadenassée en interrompt l’accès. Pressentant le danger, j’hésite, je fais demi-tour, je reviens et me faufile aisément sous le barbelé inférieur, puis je grimpe dans le pâturage en longeant la lisière du bois.

Loin au-dessous, il y a la plage, son sable blanc et les vagues en rouleaux dont le long ressac monte jusqu’à moi, avec les surfeurs qui luttent pour s’éloigner du rivage et s’essaient ensuite à chevaucher les brisants. Un à un apparaissent et s’ouvrent les parasols jaune et orange d’un des brasseurs les plus agressifs du pays.

Plus près de moi, parmi les arbrisseaux de garrigues, quelques fruitiers peut-être et les palmiers épars, dans la pente verte et raide, broutent quelques vaches.

Soudain, à pas plus de trente mètres au-dessous du rocher d’où je le domine, je tombe sur un taureau, un jeune taureau certes, mais qui ne cherche pas à masquer des attributs d’adulte, que les Brésiliens lui ont généreusement laissés. Le taureau a les naseaux dilatés, par la chaleur. Il a la bouche entrouverte et la langue légèrement pendante, pour favoriser sa ventilation. Mais il est immobile, il n’a pas l’air pressé, il connait sa force. Le portail et le barbelé sont à découvert et je ne peux les franchir d’un bond. Que faire ? Je ne crois plus aux vertus de la prière. Me restent la volonté et le courage. Je prends le temps de me forger un regard qui exprime simultanément ces deux traits de caractère plus un message de reconnaissance mutuelle de nos valeurs respectives et je fixe longuement le taureau. La bête aussi est courageuse et franche, elle ne détourne pas les yeux, elle ne ruse ni n’esquive, elle soutient non regard. Dans le mien j’y ajoute d’autres choses, qu’elle lit : mes excuses d’avoir peut-être troublé sa quiétude, d’avoir foulé les plantes grasses de son domaine, ainsi que mon intention claire de me retirer sans combattre. L’échange est long et réfléchi de part et d’autre. Enfin, le viril bovidé incline très légèrement la tête du côté du portail. Fort de cette autorisation, sans la quitter des yeux, j’amorce deux pas dans la direction indiquée, puis deux autres. Alors mon adversaire agite un instant ses cornes, lâche mon regard et me laisse. Fier de sa magnanimité, il écarte l’égerment son avant-train, plies ses triples articulations et se couche avec nonchalance. Et là, alors que je m’éloigne rapidement, tranquille et placide, il rumine son repas du matin.

 

Notes additionnelles :

Note 1 : Alors que nous traversions le Charolais, le Berry ou la Creuse à vélo[60], mon acolyte citadin s’est étonné du nombre de taureaux qu’il y avait dans les champs. Moqueur, je lui signalai que, quand les outres qui pendent près de l’arrière-train de ces bêtes ont des sortes de doigts, comme un gant de ménage, il s’agit de vaches ; et que le toupet de poil au milieu du ventre n’est chez elles qu’un rappel aussi inutile et vain que les tétons du dit acolyte. Eh bien, je dois avouer que le doute m’a aujourd’hui saisi. Taraudé par une légitime inquiétude, n’aurais-je pas commis la même confusion ?

 

Note 2 : Enhardi par mon triomphe diplomatique, ou transcendé par mon écriture, j’ai poussé l’audace un peu plus tard à pique-niquer dans le pâturage. Alors que je mangeais, les bêtes sont passées juste derrière moi à la queue leu leu. Je les ai observées et suis presque certain qu’au moins une des quatre étaient bien un taureau, un gentil taureau brésilien. Je me suis approché ensuite de ce qui semblait être leur étable, où je pensais qu’elles étaient allées, mais je ne les ai pas trouvées, ce qui laisse planer un doute sur mon courage effectif.

 

Deux illustrateurs italiens ont merveilleusement raconté en images les monstrueuses grandes découvertes[61]. Ils l’ont fait par le truchement de centaines de minuscules personnages se démenant dans leurs illustrations.

Ce matin, d’où je suis, le pâturage très raide parsemé des cocotiers sous lesquels broutent les bovidés, j’ai l’impression d’être face à une d’une de leurs illustrations, mais animée. Je viens de terminer mon premier vrai pique-nique (celui d’avant-hier n’était qu’une ébauche). Au-dessous de moi, je vois un joli tronçon de plage, des parasols rouges, des gens dessous, des enfants qui jouent à la lisière de l’eau, les apprentis surfeurs sur la crête des dernières vagues, les chevronnés plus au large, et des gens qui vont et viennent le long de la rive par petits groupes distincts.

Ça, c’était l’intro. Car soudain, surgit, côté jardin de ma scène, liquette jaune, peau noire, un homme courant à toutes jambes. Avant qu’il n’ait atteint le côté cour, il agite un bras et fait demi-tour sans attendre le gardien de plage qui vient d’apparaître côté cour, dans son très léger uniforme jaune et rouge, tenant un brancard flottant à bout de bras – pour moi la bande son de cette animation est le ressac montant de l’océan. Il est rapidement suivi d’un autre gardien de plage tenant un plus petit engin flottant sous le bras. Tous trois disparaissent côté jardin sans paraître émouvoir particulièrement les figurants disséminés dans la scène.

Digne de la tragédie grecque, le drame se développera hors champs. Mais sans chœur ni coryphée.

J’imaginais déjà ne jamais avoir d’épilogue, mais juste maintenant, alors que j’écris sur mes genoux, traverse à nouveau la scène, cette fois de jardin à cour, plus tranquillement, celui avec le brancard flottant, vide et qu’il tient sous le bras. Puis celui avec l’autre engin. Lui, il ralentit à la hauteur d’un des fanions piquetés au bord de la plage pour signaler les contrecourants dangereux et ordonne par gestes à un groupe d’enfants de s’en éloigner puis il reprend sa marche d’un bon pas.

J’en conclus qu’il s’est agi d’une fausse alerte, d’un pétard mouillé. Je n’ai pas l’intention de regarder ce soir les faits divers sur la chaîne régionale pour au cas où. Pourtant je vais avoir le dénouement en deux temps. D’abord sur mon chemin de retour. La passerelle en béton qui enjambe la rivière et qui vibre sous les pas, celle que j’ai empruntée pour venir ce matin à 11heures, s’est effondrée. Un ruban noir et jaune interdit déjà l’accès au bout manquant. Selon la hauteur de la marée, il faut désormais traverser à gué.

Le deuxième temps, c’est mon hôtelier qui me le donne. Vers midi, dix à douze fêtards, rescapés tardifs du carnaval, ont dansé en rythme au milieu de la passerelle. La passerelle s’est cassée en deux, un des fêtards se retrouve à l’hôpital. Si c’est pas du live ça ?

 

NOTA BENE : Même si je ne suis pas arrivé à voir le sac rouge des mâles, les beaux et grands oiseaux aperçus du cargo sont bien des frégates, Google le confirme. Il y en a aussi ici.

 

NOTA BENE : Gros soulagement ! Ici, sur une île presque sur les topiques, enfin il y a des figuiers de Barbarie, et donc, me voilà légitimé, il pouvait y en avoir dans mes Deux Bons Bougres ! (mais en écrivant, il me vient à penser que la scène du roman se passe au Mexique, rien n’est jamais acquis...[62]). Et il y a des bambous, même géants, depuis Pirenópolis.

 

LITTÉRATURE : Je suis étonné combien les écrivains du XIXème insistent sur l’idée que les traits du visage reflètent les qualités intérieures et vice-versa. Ils rejoignent un pédé monstrueux, rencontré une fois, qui pensait que les gens vraiment beaux ne pouvaient être mauvais.

 

CITERNE, suite : J’ai vu une citerne de tout près, deux hommes étaient en train de la livrer. Son couvercle n’a même pas de trou. J’en viens à imaginer que sa forme en coquille Saint-Jacques ne sert qu’à augmenter sa rigidité et, un comble, favoriser l’évacuation des eaux de pluie.

 

NOTA BENE : Glissement alphabétique. En portugais, l’agrume orange que nous connaissons bien s’appelle « laranja ». Il est probable que ce nom est plus proche de son nom d’origine. Il aura perdu, pour raison d’euphonique liaison, son « l » en passant dans l’italien, puis pour raison phonétique, son « a » sera devenu « o » en français. Après « os bombeiros », si c’est pas de la linguistique amusante, ça !

 

RONDELLE : Chez les hommes, la voie de la perfection nécessite d’avoir une distance entre aisselles supérieure à la largeur de la taille. Et, sans doute des tétins très proches des flancs.

 

NOTA BENE : Je suis convaincu que la méthode linguistique que je me suis inventée est appelée à un bel avenir. Apprendre les paroles de chansons par cœur. Moi, je n’en ai apprise que deux, mais l’une d’entre elles m’a enseigné comment aller et venir, pleurer et pleuvoir et même m’apitoyer sur une chandelle éteinte. L’autre m’a signalé que le mercredi se disait quatrième foire (quarta feira), que les deux foires la précédant étaient donc le lundi et le mardi, et la cinquième et la sixième, les jeudi et vendredi[63]. Ce n’est que tout dernièrement que j’ai découvert que grâce à cette chanson, je pouvais aussi savoir que le carnaval s’achevait le mercredi – sauf à Rio, hélas.

 

Je viens d’avoir une longue conversation avec le patron de l’hôtel. Quand mon interlocuteur fait preuve d’un peu de bonne volonté, je trouve que je me débrouille pas mal.

 

Treizième Épisode : du 14 au 18.2, de l’île de Santa Catarina à Rio de Janeiro.

14.2.13 Armação, jeudi

RONDELLES : Une des problèmes des implants de silicone, c’est que, comme on les insère sous la peau, celle-ci peut ensuite tout de même se gorger de cellulite et se couvrir de vergetures. Encadré par un string noir, cela rend un cul plus monstrueux encore, mais aussi plus humain.

 

Hier, en fin de journée, j’ai vu un vrai mirage. Je l’ai même photographié, avant et après. En fin de journée, à l’horizon, il y avait une curieuse et étroite couche de brume, à peine visible. Et, au-delà des îles proches, plutôt qu’une île, une sorte de construction, semblable aux villes de Schuiten ou alors à Brek Zarith dans Thorgal, mais tronquée, tronquée net à peu près à la hauteur supérieure de la couche de brume. Je suppose qu’il s’agissait de reflet inversé de l’îlot, superposé à l’îlot lui-même. Le mirage était relativement stable, il a duré longtemps. Quand je me suis déplacé de cent cinquante mètres, l’îlot avait repris sa taille normale et son aspect ordinaire. De même quand je suis retourné à mon point d’observation, trois heures plus tard.

 

Ribeirão, 13h.

TEMPÉRATURE DE L’EAU À LA SOURCE : Mes premières eaux minérales ont démarré, je crois, à 25°5, puis on est passé à 26°5, 28°5, une fois on est descendu à 17°5, aujourd’hui je pense qu’on a atteint le record absolu : 34°4 !

15.02.13 Ribeirão, vendredi matin

Billy le Kid a, à nouveau, souri. Le bus l’a déposé sur la côte ouest, à un gros jet de pierre du continent. Un joli village rue, açorien. The Kid interpelle une sorte de chauffeur en livrée qui balaye un bout de trottoir avec un balai carré aux poils vert fluo. L’homme l’accompagne au coin de la rue pour lui montrer un endroit où il pourra louer une chambre très bon marché – les autres pousadas sont à trois kilomètres d’ici. Augusto, le propriétaire, se gratte la tête. D’ordinaire il ne loue qu’au mois, il me propose un deal dégressif. Il me fait voir les lieux. Il s’agit de vrais studios équipés d’une vague cuisine, avec, curiosité, construit en dur, un lit circulaire. Serait-ce une maison de passe ? Si cela a été le cas, elle est en tout cas désaffectée ; la nuit a été d’un calme olympien, même pas le bruit de la pluie.

Néanmoins je crois bien qu’à Ribeirão, il n’y a vraiment rien et faire. Et la côte Ouest est déjà sous influence continentale ; quand il fait beau vingt kilomètres à l’Est, il pleut ici. Ce qui donne de magnifiques dégradés de gris, avec ma bière, une femme enceinte dans la mer, le ventre en avant, nu et ceint d’un ruban rouge, au-dessus d’une jupe virginale et christique dont le bas traine dans l’eau, avec aussi une photographe qui s’abrite de la pluie sous un parasol tenu pas son assistante sur le banc de sable côtier, une photographe qui est en train d’immortaliser la femme enceinte. En outre, au premier plan, en casquette de marin, un patron de bistrot-buvette, si fier du poisson qu’il m’a fait manger qu’il a fallu en photographier sa dépouille. Quelques instant d’infini, avant que la pluie se noie dans la nuit déserte.

 

Florianópolis, soir

Le vendredi soir, Florianópolis (400’000 hab.) a deux passe-temps : pleuvoir et tenir tous ses restaurants fermés – sauf le kiosque aux assez bons hotdogs de samedi passé et un Bob’s Burger infecte. Demain je pars à Rio !

 

22h.00

Une morne journée comme il y en a quelquefois à Lausanne. Il est possible que le cheval sente un petit peu l’écurie. Et, voilà qu’à vadrouiller dans les gouilles, de leur côté, mes sandales se remettent à puer !

16.2.13 Florianópolis, samedi matin

LITTÉRATURE : Je ne sais pas quel homme de cinéma a dit que dans un scénario il ne pouvait y avoir qu’un hasard. À mon avis, justement celui qui fait que le film commence. Alexandre Dumas ne s’embarrasse ni de cette règle ni de vraisemblance. Ses personnages sont volatiles et peu cohérents. Par moments Dumas dilue (contraintes du feuilletoniste ?) comme Popescu sait le faire. Mais cela reste du bon roman d’aventures. À tout point de vue, c’est nettement mieux et plus moderne que Stendhal. Amusant de constater que « Les trois mousquetaires » est principalement un vaudeville, et que « Vingt après » dégouline de romantisme. J’en suis au premier volume du Vicomte de Bragelonne[64].

 

Ce matin, c’est plein bleu ciel sur Florianópolis ! Plus qu’un vernis ou une peinture, le soleil est une imprégnation qui atteint rapidement les couches profondes, ceci jusqu’au cœur. C’est promis, si je fais encore du tourisme, je n’irai plus que dans les saisons ou les pays secs.

 

Le Brésil ressemble décidemment trop à la Suisse. Le samedi matin a aussi son marché artisanal cul-cul. Et les balayeuses, presque exclusivement des femmes, utilisent aussi ces démentes et infernales souffleuses à moteur.

 

Pour la troisième fois de mon périple je suis allé chez le barbier. Moi qui ai toujours détesté aller chez le coiffeur, en pays étranger je trouve cela instructif et amusant. La dernière fois c’était à Lençóis, il y a trois semaines exactement, où je suis passé après sept autres clients, mais c’était du grand art. Sur certains, particulièrement un préadolescent un peu mal à l’aise, le figaro passait des plombes. Certains ne souhaitaient que la rectification des bords de leur coiffure. Vu que le barbier changeait de lame après chaque clients, outre les cheveux, je m’y suis laissé faire la totale, poils de nez et sourcils compris.

 

RONDELLES : Au delà d’un certain âge, chez les hommes, les poignées d’amour ne sont pas entièrement solubles avec la graisse. Newton l’a en partie établi : tout corps subit la gravitation. La peau des flancs finit par former, à elle seule, bourrelet sur les crêtes iliaques. Je n’ai pas le temps d’aller à Porto Alegre rejoindre ma trapéziste pour voir si le fait de passer la moitié de son temps en position terrotropique la protège de ces dommages gravitationnels.

 

RONDELLES : Il y a vingt-cinq ans, j’ai su que la mère de Jean-Marie lui avait appris à se laver les mains avant et après avoir fait pipi. Bien plus tard j’ai compris que, pour Jean-Marie, venant d’un milieu de manuels, il ne fallait pas que l’activité précédente puisse intoxiquer le précieux instrument.

 

12h.30

Il est midi, venant de terre, déjà les nuages s’amoncellent.

Assis à un bar-kiosque, un gros homme tient un écriteau « poésie ». Mais il s’agit d’un coup monté, une installation furtive pour une équipe de photographes légers. Par contre, peu après, je ne crois pas du tout que cela a été prémédité et je cours en avant pour les croquer avec mon téléobjectif, une femme enceinte marche devant un miroir en pied tenu horizontalement par un jeune porteur.

Dans le square du centre ville, les arbres monumentaux massifs et ravinés, moitié tronc moitié racines et moitié lianes (osons !) sont peut-être le clou de la ville. Mais je ne sais vraiment pas photographier les plantes !

 

NOTA BENE : À Ribeirão, j’avais cru commander du poisson et voilà qu’on m’apporte une assiette de préservatifs, heureusement encore enroulés. En fait, c’était du lula, du calamar, mais l’effet visuel était tout comme.

17.2.13 Rio de Janeiro, Botafogo, dimanche matin

Sans guère offrir d’avantage, mon bus était nettement plus cher que les autres et j’ai eu la dernière place vaquant, contre les chiottes. Moi qui pourtant adore les odeurs allotropes(si ce mot existe, que diable peut-il signifier ?)[65], j’appréhendais surtout celle du désinfectant usuel, mais non, ni désinfectant, ni odeur, ni trop de dérangements. Je me suis vaguement demandé si j’allais mourir, parce que, au lieu de dormir, ont redéfilé plein de souvenirs insolites et anciens. D’abord les lumières et les bruits de la Peugeot 403 de papa, la nuit, si j’y somnolais. Puis le fait qu’en mon adolescence, je suis très régulièrement allé au théâtre (Municipal, l’actuel Opéra) avec Miquette, j’y ai vu, entre autres – et de-là me vient peut-être mon goût vieux-jeu pour le théâtre pauvre –, « Une bien petite ville »[66], avec, pour tout décor et accessoire, une échelle double, sur un plateau pourtant très grand.

Quand finalement j’ai un peu dormi, j’ai rêvé du copain avec qui, ensemble, nous avons découvert la branlette ; un rêve furtif, mais un peu plus entreprenant.

À nouveau éveillé, j’ai été incapable de me souvenir comment, en 1979, j’allais de Crissier aux Hirondelles, où j’étais psychologue (sic !), alors que je me rappelle si bien mes trajets à vélo vers la Riponne. En Vélo Solex, sans doute ?

Dans le bus urbain qui m’a posé à Botafogo, enchaînant sur le Solex, j’ai repensé comment, au tout début de notre vie conjugal, alors que c’était elle qui faisait bouillir la marmite, Elena, qui rentrait tard le soir, me racontait en détail, chaque fois, outre sa journée, tout son trajet, courageux, en Solex. Alors que, quand j’ai pris le relais, j’ai très rapidement cessé de lui raconter mon travail, car je n’avais pas l’impression qu’elle écoutait. Peut-être un des nœuds du problème ?

 

Rio, Copacabana, 17h.30 (nouvel horaire de ce week-end (-1))

Ce matin, dans la zone plus ou moins désaffectée juste après la rodoviaria, j’ai tout d’abord aperçu un buste gigantesque et tronqué en papier mâché, puis des chars, dont un (afin de pouvoir passer sous les ponts) contenait le corps propriétaire du buste, un ensemble de chars genre Disney Land, avec probablement quelque chose de plus, voire un élément d’abstraction. Ils étaient gardés par des veilleurs et leur chauffeur et pris d’un très léger mouvement, comme des taureaux prêts à retourner dans l’arène. Je me suis renseigné à l’hôtel et j’ai rejoint le centre où devait se dérouler quelque chose comme la clôture. J’y suis sans doute arrivé un peu tard, il n’y avait plus qu’un ou deux chars à musique et deux cents mille personnes dynamisées par neuf jours de bière, de danse et de fatigue, baignant dans une brume faite de sueurs et d’alcools évaporés. J’ai sorti mon appareil de photo, ce qui m’a rendu plus dynamique et audacieux et je me suis noyé parmi cette foule, qui m’en a d’autant mieux reçu.

Puis je me suis rendu au Sud de Rio, à Ipanema. Cent mille personnes sur la plage, trente mille dans l’eau et, derrière, à l’ouest, des pains de sucres incroyables – pour l’instant plus beaux que le vrai.

 

RONDELLES : Comme à Salvador, la population est beaucoup plus noire que dans le reste du Brésil ; j’ai eu mon content d’abdos parfaits, scintillant de sueur au soleil. Il faudra que je creuse pourquoi, alors que partout ailleurs je milite pour l’imperfection, je chéris compulsivement la perfection physique. À creuser peut-être du côté du congélateur originel ?

 

20h.00 Merde ! En rentrant à l’hôtel, en bus plutôt qu’en métro, je suis de nouveau descendu trop tôt ! Et je me suis fait agresser. Par la faim, la mienne. Mais c’est chose facilement soluble.

 

NOTA BENE : Au Brésil, il y a une chose à laquelle je ne comprends rien, ce sont leurs fuseaux horaires et leurs changements d’heure !

18.2.13 Botafogo (Boutefeu ?), lundi matin.

En rentrant, je vais équiper mon lit de deux herses latérales aiguisées. Je suis un vrai pervers polymorphe. Plus j’ai de contraintes mieux je dors ; ici, minuscule dortoir mixte à six avec salle de bain attenante, garder la position sur le côté pour ne pas ronfler, ne pas descendre pour aller pisser de l’étage de ma couchette étroite et dure, ne pas trop enfouir mon oreille droite pour ne pas trop enfoncer la bitte des mes merveilleuses boules Quies de l’Aristote. Comparé à moi, avec son toaster, Saint-Laurent était un enfant de chœur !

J’ai rêvé de maman. Nous étions à Verbier. Une histoire de famille, peut-être une grossesse annoncée ou cachée. Nous discutions tous les deux tranquillement. En vrai, bien que terriblement naïve, maman était une femme très intelligente. C’est quand nous nous sommes retrouvés de ce côté-là qu’elle a commencé à apprécier m’avoir en sa compagnie. Un des premiers souvenirs positifs de mon enfance qu’elle a spontanément évoqués, c’est quand nous préparions ensembles mes exposés pour le collège – j’avais dix ou onze ans ! Je lui dois de ne jamais prendre la parole officiellement en public qu’en improvisant ou sur notes, jamais, dès lors, en lisant ou ânonnant par cœur. Papa était-il moins intelligent, ou a-t-il baissé plus vite ? Il jouait mieux au bridge. À Longeraie[67], il m’a initié aux échecs. Petit prétentieux, je ne me souviens plus qui gagnait. Ce n’est pas juste ni objectif de se souvenir de comment étaient nos vieux au moment où ils sont partis. Grand-maman de Genève, que j’ai toujours beaucoup aimée, était devenue toute douce et toute gentille.

 

Bon, le soleil persistant m’ôte peut-être toute objectivité, mais Rio me semble être une ville extraordinaire où il fait sans doute bon vivre. À Botafogo par exemple. Les rues Est-Ouest y sont passantes et bruyantes, les rues latérales calmes, ombrées et vivantes.

Rio, c’est – plurielles parce que séparées – mers et villes à la montagne, et la montagne à la mer. La où son eau le pouvait, celle-ci s’est infiltrée, semant un chapelet d’îles, de presqu’îles et de promontoires, laissant la ville s’incruster dans les vallons trop hauts pour elle ou sur les rares pentes douces, laissant enfin le sable blanc les séparer. Hélas, ici comme ailleurs, la paresse humaine, et antérieurement peut-être une certaine répulsion pour les rivages, ont laissé les périphériques s’implanter sur la frange interne de ceux-ci – mais, le dimanche, ces périphériques sont partiellement fermés à la circulation routière. Quand Rio sera aussi riche que Toulon ou Neuchâtel, elle s’offrira un tunnel – à quelque chose, richesse est bonne ! À moins – il serait presque encore temps – que le Brésil devienne le premier pays au monde à interdire la circulation individuelle privée !

 

NOTA BENE : Un des délabrements qui assaillent rapidement les pays émergeants, ce sont les chienchiens. Ici, exclusivement les caniches plus ou moins nains. Le premier que j’ai vu, c’était petits nœuds roses sur toupet de poils au bout des oreilles, nœud papillon de même couleur mais à ramages autour de cou et prognathisme avancé qui lui permettait d’exhiber béatement, bouche fermée, une mâchoire inférieure aux dents de poisson carnivore. Et celui de ce matin, c’était mouton angora shampooiné avec groin porcin. Les alternatives humaines au désespoir moderne sont-elles obésité, chienchien, silicone et tatouages – huitante-deux pour cents environ des mâles blancs ici sont tatoués de fades polychromies ?

 

13h.00

J’ai écrit les lignes du jour ci-dessus, directement sur mon téléphone, dans l’ombre épaisse mais chaude d’une tonnelle en arc de cercle d’une ruelle parc. Derrière moi, des cantonniers orange sont venus faire la sieste. De temps en temps je m’interrompais pour regarder passer les gens, des gens ordinaires, femmes avec poussettes, une paire d’employés de bureau aux chemises empesées, un couple de très vieux se tenant par la main – ensemble, ils s’étaient acheté les mêmes lunettes –, un enfant rentrant depuis aujourd’hui de l’école, un ouvrier en congé, son haut de training à la main. Un minuscule passereau faufilé des les branches de la tonnelle a lancé un trille harmonieux. Ce fut un instant suspendu de bien être universel.

 

Contrairement à Viviane, sans doute aiguillonné par son contre-exemple, j’ai toujours attaqué mes devoirs à domicile avec une résolution résignée et efficace. En août 1970, j’ai préparé la deuxième partie de ma maturité, soit la partie la plus rébarbative. Pour me donner bonne conscience, j’ai aussi fait un peu de latin, domaine où je n’étais juste pas assez mauvais pour courir à la catastrophe, mais où je ne savais trop comment me préparer. Eh bien, le latin étant inutile, il mène donc à tout ! Me reste le souvenir persistant que, le regard perdu vers la cathédrale et les crêtes du Jura, je me mettais à planer vers une perception nouménale[68] et universelle de l’être, de l’essence et de l’existence. Et il est fort possible que la vache qui borde nos pâturages soit en permanence dans un état proche de celui où je me trouvais quand j’essayais mollement de faire du latin. Sic transit gloria mundi (citation pas vraiment appropriée, mais, latines, j’en connais si peu).

 

19h.00 Rua Uruguaiana

PHOTO VIRTUELLE : La patronne de l’établissement presque chico où je bois ma bière, s’approche très près d’un petit miroir décoratif fixé vers l’entrée, garni d’écritures polychromes, et, relativement discrètement, elle se fait les dents avec trente centimètres de soie dentaire.

 

Je ne sais pas encore si Rio est, comme le prétend pompeusement le Lonely Planet, la plus belle ville du monde, mais c’est peut-être la mieux située. Cet après-midi, un peu aventureux, j’ai emprunté une rue sinueuse, pavée et malheureusement bordée de murs. Après trois quart d’heure, je me suis retrouvé sur un col dominant un village de montagne. Derrière moi, le Pain de sucre – et d’autres pains de sucre – et sa rade. Devant moi, très près, le Christ Rédempteur[69], se dressant ensuite au-dessus des immeubles d’une ville, Rio, où je suis tout soudain retombé. La soif et la faim m’ont à nouveau agressé. Mais, après quelques travers, je suis enfin en train de me venger.

 

Quatorzième Épisode : du 18 au 24.2, à Rio de Janeiro.

19.02.2013 Rio, Santa Tereza, mardi, 13h.00

Un peu partout, souvent dans des endroits qui d’abord paraissent insolites, montent de formidables odeurs de fermentations, fermentation naturelle de fruits pourrissants. C’est drôle, je préfère les odeurs des drogues aux drogues elles-mêmes : fumets de marijuana, torréfactions du café. L’odeur de sexe au sexe. L’odeur de l’amour à l’amour. L’odeur de la vie à la vie ? Juste un peu à côté ? À Ouro Preto, j’ai bu une bière avec un couple de Français qui étaient « nez » chez le plus sélectif des quatre seuls fabricants de chocolat au monde[70]. Il existe des nez pour le tabac. Pourquoi ne serais-je un nez pour la vie?

 

Ici, au Brésil, la végétation est surdimensionnée. Arbres gigantesques, feuilles immenses (j’ai vu une feuille morte, genre marronnier, de 65 cm sur 65, épaisse et lourde). Les fruits sont à l’échelle, protégés par des cosses dures. De temps à autres, ils se détachent et font un petit coup de cymbales clair en arrivant sur le pavé. L’autre jour, c’était juste quinze seconde après qu’une poussette ouverte ait quitté les lieux. Mon voisin vient de s’en prendre un sur la rotule !

20.2.13 Bom Successo (Teleférico Alemão) et Central do Brasil (la gare de Rio, comme le film homonyme), mercerdi

En1964, à Vidy, à l’Exposition Nationale, il y avait une petite télécabine dont les nacelles, inspirées par les paniers en treillis chromé des supermarchés d’alors, survolaient tous les produits alimentaires du pays, organisés en montagne. Eh bien ! Ce matin, j’ai fait la même chose, mais en survolant une favela. Depuis une gare ferroviaire, une télécabine française hypermoderne, avec quatre stations intermédiaires, relie les cinq sommets de la favela, offrant une vue plongeante et silencieuse sur une partie du monde des bidonvilles cariocas[71]. Bon, ce n’est bien sûr pas aussi innocent que de contempler les chocolats, lessives et charcuteries suisse. À ma décharge de voyeur actif, au retour, j’ai fait un des tronçons à pied – la charmante hôtesse de l’hôtel m’avait renseigné et donné quelques conseils de prudence. À cette heure, de jour, c’est une petite ville bien tranquille, relativement propre, avec des maisons plus ou moins en dur, en piliers de béton armé faits mains, murs de briques nues, toits en tôle ondulée, le tout avec plutôt moins de cachet que les tin-houses sud-africaines toute en tôle, par contre beaucoup disposant d’une des plus belles vues de monde malgré la lumière blanche de l’heure, vision simultanée sur le Pin de Sucre et l’éternel Christ Rédempteur et, telle une forteresse, la haute silhouette des lointains buildings du centre ville.

Depuis que un des mes trains a traversé la périphérie d’Abidjan, je sais que les bidonvilles les plus misérables bordent les voies ferrées – celui de Côte-d’Ivoire m’a inspiré le cadre de ma grande tragi-comédie en alexandrins sur le sida africain. Ici, jouxtant les voies entre deux gares, les maisons semblent avoir été bombardées, toits effondrés, étages effondrés. Mais, ça et là, lessives séchant au soleil et toits remontés sont les indices d’une vie persistante.

 

NOTA BENE : Moins ici que dans le Nord, les bistros au kilo (de 12 à 50 Réals le kilo, les haut de gamme sont en général meilleurs, ainsi que celui de Lençóis à 22 Réals) offrent quelques fois du café à la sortie. Rapidement, les manches des couteaux dégoulinent et sont gras ; ceci parce qu’ils n’ont jamais de frontière entre le manche et la lame. Moins rapidement, les verres de bières et les bouteilles d’eau dégoulinent de l’extérieur, parce que saturées de condensation. Les milliers de climatiseurs suspendus aux fenêtres des immeubles lancent des goûtes d’eau grosses comme des crachats. Et le Carioca crache encore plus que les jeunes Lausannois modernes, souvent avec moins de dextérité et de brio.

 

NOTA BENE : Au Brésil, les immeubles paraissent bien entretenus. Sauf quand ils sont en construction ; ils ont alors toujours l’air en ruine, une ruine abandonnée depuis longtemps.

 

NOTA BENE : Un secteur d’activité très important au Brésil est la récupération spontanée des bouteilles en PET et des canettes d’alu. Lors des manifestations, ont les jette sur le sol, elles sont aussitôt ramassées, par des vagabonds crasseux avec de gros sacs, ou par des gamins spécialisés, mais aussi par de beaux jeunes gens, des deux sexes et éclatants de santé. À leur place, je me demande si je ne préfèrerai pas certaine activité plus lucrative et moins humble. J’ai vu des ramasseurs vider des poubelles pour en extirper un cadavre d’eau minérale ou une canette de Skol[72]. J’ai aussi vu un ramasseur faire le tour des poubelles en minibus VW. Dans ce domaine comme ailleurs, tout fonctionne très bien au Brésil où tout à toujours l’air simple. Un seul nuage, chargé mais limité à Rio, les égouts, qui de places en places, affleurent, effluvent et émergent.

 

NOTA BENE : Sauf en surface, avec leur épiderme qui se fragilise, les vieilles peaux s’endurcissent et s’insensibilisent terriblement. Sous la douche, je me lave le visage au savon sans que mes yeux ne suscitent les hurlements qu’enfant il me faisait pousser. À moins que la formule du savon n’ait changé ?

 

NOTA BENE : Quand il fait chaud et humide, pourquoi, à l’exclusion de toute autre partie du corps, couverte ou découverte, la peau du visage suinte-t-elle si rapidement la graisse ?

 

NOTA BENE : À Belém, ville de nord pauvre, j’avais déjà été surpris par le nombre de fitness. Dans le Sud, il a à, en outre, les multiples parcs pour grands enfants, avec leurs engins multicolores ; ils sont fort fréquentés. Dans mon petit coin de paradis, j’en ai testé un, j’ai manqué me casser la figure. Mais surtout, juste à côté, un plan modèle des appartements de 96m2 en cours de construction inclut un sauna et une pièce fitness. Cela explique le corps parfait du peuple brésilien, quand la bière et la graisse l’épargne.

 

À propos de Rio : à midi, j’ai mangé dans un « au kilo » tout près du Mercado Popular. Puis j’ai fait cent mètres, bu un café peinard dans le quartier des banques, juste après je suis tombé sur les centres culturels – en fait des musées que j’ai visités –, puis des bars calmes, branchés et bien imaginés, puis j’ai passé sous le périphérique – qui ne gène même pas totalement –, et, avec mille personnes, je me suis embarqué sur un bac qui, en une petite demi-heure, m’a déposé de l’autre côté de la baie, laissant derrière nous tous les pains de sucre et les résurgences basaltiques[73], ainsi qu’à l’Ouest, l’éternel Christ Rédempteur et éternel et, loin dans les brunes bleues de l’après-midi, les cinq collines de ma favela de matin.

Hier je suis allé au départ du Bond, le tram qui mène à Santa Tereza. Bien que toujours signalisé, il est dans le coma depuis deux ans suite à deux accidents qui auraient fait de nombreuses victimes. Situé sur une pente très escarpée juste au-dessous d’un éperon de basalte lie-de-vin, le quartier qu’il dessert le réclame à grand cris d’affiches et de peintures murales. Pendant une période du XXème, c’était un quartier résidentiel, mais qui semble avoir gagné un charme fou à se décatir. En redescendant, j’ai joué à DoDesCaDen[74] sur les voies du tram qui sinuent sur les pavés gras de soleil. Et tout soudain, je me suis retrouvé au cœur de la ville trépidante.

Je ne sais si Rio est la plus belle ville du monde mais c’est peut-être la plus extraordinaire. Bien plus que Johannesburg – grevé par les no man’s lands de ses mines d’or polluées –, les contrastes entre quartiers sont abruptes, denses et fréquents, seul l’eau et le basalte les interrompent, et ils reprennent dès qu’ils retrouvent une île ou une côte.

21.2.13 Rio, Square sans nom entre rua São Manuel et rua General Polidoro, jeudi

Vient et revient de passer un grand gamin sur un vélo qui faisait plus de bruit qu’un vélomoteur débridé. Au troisième passage, j’ai saisi le truc : le gosse a simplement coincé une bouteille en PET contre le frein arrière central, le cul de la bouteille vibre sur les dessins en créneaux du pneu. Cela m’a rappelé l’astucieuse trottinette-violon d’un gamin d’Ilha do Mozambico, en 2008 au Mozambique.

 

Ah ! Les Brésiliens restent humains ! Hier soir à la table d’à côté, un couple avec une fille de huit ans s’engueulaient. Et peu après, parce que j’étais fatigué et maladroit, j’ai réussi mettre un Brésilien en colère – viennent de m’y faire repenser deux chiens stupides, soudain déchaînés.

22.2.13 Entre Leme et Capocabana, vendredi

Cette nuit j’ai de nouveau rêvé d’Elena. Sur un cassettophone nous nous amusions à doubler un film avec Mastroianni, peut-être la scène avec Anita Ekberg dans la Dolce Vita puisque nous étions au bord d’une fontaine et que nous utilisions le bruit de l’eau. C’était aussi divertissant et détendu que les créations collectives que nous faisions ensemble pour échapper aux cours de Bärbel Inhälder, l’héritière désignée de Jean Piaget.

 

En début d’après-midi, j’ai débouché à Leme, un éperon rocheux qui barre l’extrémité Est de la plage de Copacabana : encore un coup de poing. Puis je suis passé chez les militaires où, pour quatre réals et en vingt minutes sur une route pavée et ombrée je suis arrivé au fort, un point de vue exceptionnel avec seulement cinq touristes sur l’ensemble du parcours. En prime, outre les urubus et les frégates, je suis passé sous un singe, du même modèle qu’à Lençóis mais micro, qui faisait de funambulisme sur les fils électriques gainés. Ensuite, juste derrière les immeubles qui bordent la plage, j’ai grimpé dans une favela trois étoiles, peu à peu phagocytée par la villégiature.

Je suppose qu’à Copacabana en 1964 – je crois bien qu’un croquis de papa le confirme – excepté son « Palace Hôtel de Copacabana », il y avait la mer, cinquante mètres de sable fin, cent mètres de palmeraie sauvage, quelques belles villas début XXème et la montagne. Actuellement, tout au bout de Lebon, comme pour l’instant ils n’ont pas percé de tunnel, il règne presque une belle tranquillité. Les premiers Européens qui, un mois de janvier, sont arrivés dans la baie de Rio – hommes aussi sensibles que nous, et les marins sont des rêveurs – ont dû avoir le souffle sacrément coupé.

 

Dyslexie quand tu nous tiens ! Ce soir, après mon diner, je fais un détour pour me payer une bonne glace. J’avais lu GELATERIA, or c’était écrit GALETERIA, restaurant de poulets.

Avant, résigné, j’étais resté à Copacabana dans l’espoir un peu déçu de me trouver un bistrot. Dans mon quartier, cela fait six soirs que je désespère, or ce soir, en tournant à gauche en sortant du métro, j’en ai trouvés tout pleins, et bondés[75] !

 

Rio, Botafogo, Tupiniquim Hostel

RETOUR D’ÂGE

Bientôt je pourrai monter un numéro de cirque arithmétique avec mon cheval ; mon cheval sent l’écurie, il compte les jours.

Quand je serai rentré, rentré chez moi – home sweet home comme disait le poète parnassien – après avoir enfilé mes charentaises neuves, reprenant une expression de papa (mais utilisée par lui dans un tout autre contexte), je crois bien que je rangerai mes attributs virils « dans un petit cornet, sur la cheminée » – en les gardant toutefois à portée de main, on ne sait jamais, l’occasion fait le larron. J’irai chez le marchand de Farces et Attrapes – il y a fort longtemps que « Randall » a disparu de la rue de la Mercerie) et je m’achèterai une barbe postiche, blanche, frisée, fournie et longue, hugolienne, que j’accrocherai à mes oreilles. Peut-être même ressortirai-je les lunettes en écailles de tortues de grand-papa, elles semblent faites pour le nouveau rôle que je veux adopter. Dans une longue chaussette en laine grise feutrée par les lavages mais sans trous, j’économiserai sous et centimes pour bientôt m’acheter cette fameuse chaise au placet de paille avec laquelle j’accompagnerai la lumière du soleil. Et, si la fantaisie des voyages devait me reprendre, je me limiterai à une ou deux semaines de farniente sur quelque petite île exotique et semi-déserte, ou alors à Zanzibar dont, outre les fanfares, le nom est si joli. Entrons assis dans le troisième âge !

HORS TEXTE : Retour d’âge, poème.

 

23.2.13 Rio, samedi

LES PROPOS DE MA MULE :

Il arrive que les testicules des garçons nouveau-nés ne descendent pas tout seul. On parle alors de cryptorchidies, ce qui signifie quelque chose de caché, je vérifierai tantôt quoi[77]. Une chose est sûr c’est que l’attrait pour les orchidées est avant tout lié à leurs caractères analogiquement sexuels. Parce que sinon, me fait remarquer ma mule, les orchidées, sauvages ou de culture, c’est moche, épais, mal coloré, comme du plastique des années cinquante.

Pour info, est aussi essentiellement sexuel, la répulsion pour le poisson. L’attrait pour les licornes aussi, mais là je l’excuse parce que c’est en soi, dans son essence même, purement fantasmatique.

Toutes ces réflexion parce que je suis au fameux jardin botanique de Rio, et que c’est – enfin – gentiment ennuyeux. Ici, comme dans les rues de Rio, on tombe de temps en temps (mais il vaut mieux cela que le contraire) sur le cadavre avancé d’un gros hérisson, une sorte de tatou, dont les viscères dégoulines comme des grappes immondes. En fait, ce sont d’énormes fruits rugueux en putréfaction, dont les diverticules sont ses gros noyaux ; il arrive qu’une délicieuse odeur de fermentation les annonce. Comme le cacao je crois, ces fruits poussent le long du tronc[78]. J’imagine que c’est le meilleur moyen qu’ils ont trouvé pour se protéger de la pluie, une pluie annoncée en fin de journée. Pour l’instant les nuages font du lèche-vitrine.

 

14h.00

Et merde ! Encore une fois je suis descendu trop tôt de mon bus, pourtant dans mon quartier, une rue que je connaissais ! Il s’agit certainement d’un trouble à mettre en lien avec l’angoisse de ne pas sortir de la matrice maternelle – dont je garde pourtant un bon et très concret souvenir. À rattacher à cette même angoisse, les portes de voiture obstruées par des sacs (les autres portes aussi), la plongée sous-marine, la spéléologie. Et les femmes.

 

20h.00 Merde, quelle nouille je fais ! Depuis septembre je sais comment on dit, je ne sais pas pleurer et cela, en chanson. Mais, c’est bête à pleurer, jusqu’à cet après-midi, je ne savais pas dire correctement, je ne sais pas, comme, par exemple, je ne sais pas encore, tout ça parce que c’est à peu près juste le contraire de l’italien[79] !

 

NOTA BENE : Dans les auberges de jeunesse, très fréquentées et conviviales, les jeunes et moi sommes le plus en plus souvent ailleurs, plongés dans nos téléphones portables, nos lap tops, les ordinateurs mis à disposition, Skype, ou, à défaut, dans l’écran géant d’une télévision, qui diffuse une stupide série sentimentale américaine. Je ne suis pas sûr que cela favorise les contacts. La convivialité est partie ailleurs, quelque part sur la toile. Heureusement pour eux, il y a les fumeurs, qui, dehors, se retrouvent en groupe compact, quelquefois je les rejoins. Heureusement pour les jeunes, il y a les boîtes, les bars et les bières bues dans la rue, où l’on communique en hurlant. Mais je suis trop sourd et, le soir, trop fatigué. Et disons-le, un peu vieux pour ça.

J’ajoute que le ciel est couvert, ma première pluie carioca n’est pas loin, il fait humide et lourd et j’ai un petit coup de mou.

24.2.13 Rio, Botafogo, dimanche

NOTA BENE : Ce matin des femmes quittent la Villa Carioca, ma nouvelle auberge de jeunesse, avec des sacs à dos presque plus gros qu’elles et peut-être plus lourds. Faut dire que, dans notre dortoir à quinze, quand je m’apprête à me coucher, elles grimpent sur leur couchette, se maquillent avec art, s’attifent[80], et repartent toutes pimpantes faire la fête jusqu’à des plus d’heures que, par le miracle de mes boulles Quies, j’ignore. J’avais oublié ce que les femmes sont belles juste avant le réveil. Pourtant, cela ne fait pas très longtemps, mais sans lunettes et trop près pour bien voir.

 

Quinzième Épisode : du 25 au 27.2, toujours à Rio

25.2.13 Rio, Botafogo, Villa Carioca, lundi

Hier, en métro et bus tout simplement – décidemment le Brésil est trop bien organisé –, je suis allé au Parc National du Tijuca – entre parc publique et immense forêt vierge, encore dans Rio. Comme suggéré par Cécile, j’y ai entraperçu deux iguanes. J’ai aussi vu des colibris noir et blanc en vol et en vol stationnaire, mais en couleur à l’arrêt.

Je m’y suis promené, peinard, pendant quatre heures, avec une halte dans l’unique bistrot ; tout y était désuet, sauf la carte visa. Pour la deuxième fois j’y ai essayé du vin rouge ouvert. Pour la deuxième fois c’était du vinaigre teinté d’un arrière goût de raisin-framboisier. Pour la deuxième fois je ne l’ai pas terminé.

Je me suis dis que j’avais eu raison de renoncer à l’ascension organisée d’un des pains de sucre dont le sommet est largement tronqué, même si cela doit être très excitant d’en découvrir le plateau ; la descente devait se faire partiellement en rappel. Un Australien très musclé m’a dit qu’après une heure de montée, il avait failli renoncer. Or, ces jours, je me sens un peu faiblot. Depuis un mois il se peut que je me sois légèrement sous-alimenté[81]. À mon retour je vais me concocter un petit régime reconstituant. En outre, ici, je me sens devenir un peu transparent. Avec les rencontres agendées en mars, je me réjouis un peu de retrouver non parterre d’admiratrices. Aussi d’avoir des conversations moins sommaires. Même si je sais que chez moi, à Lausanne, je peux passer des journées entières bien taiseuses. Et puis, et puis, y aura les emmerdements !

 

NOTA BENE : Un peu partout au Brésil, épars, même en plein centre de Rio, il y a, ici et là, des chevaux, nus, sellés ou attelés. J’aurais bien voulu faire le gaucho – ici, on en croise aussi de vrais –, faire une randonnée à cheval, mais l’occasion ne s’est pas présentée.

 

NOTA BENE : Dans son tour du monde avec Magellan, Pigafetta parle d’une race de géants qui les a beaucoup surpris sur les côtes de l’Argentine, les Patagons[82]. Certaines femmes brésiliennes semblent être leur descendantes directes, elles font facilement 185 cm voire plus, elles sont souvent affublées de tout petit maris.

 

J’ai fini par apprendre que tout au bout de notre rue il y avait une favela, Santa Marta, au sommet de laquelle ont peut accéder par deux funiculaires contigus – ils sont à voiture unique, avec un contrepoids sur rail qui croise le wagon en passant sous lui. Ils ont été inaugurés en 2008. Amusant : sur la plaque commémorative figurent les noms des deux principaux fonctionnaires du moment ; je doute que le nom de Bieler figure sur le M2 lausannois.

Ce matin je me suis déguisé en Brésilien, short à ficelle, tongs, pas de signe extérieur de richesse – j’avais oublié de retirer ma montre, je l’ai fait en arrivant au sommet du deuxième funiculaire. Les quelques baraques implantées encore plus haut jouissent d’une des plus belles vues de Rio – parmi tant d’autres. Presque au pied du Christ Redemptor, elles ouvrent au nord sur le pont qui traverse la baie et elles dominent au sud le grand lac Rodrigo de Freitas, le quartier de Leblon, l’arrière des plus hauts immeubles d’Ipanema, avec coups d’œil sur d’autres favelas, dont une juste en face, derrière un vaste cimetière.

Contrairement à ce que je pensais, Rio Centre abrite encore pas mal de favelas. La ville ne semble pas lutter pour les éradiquer mais plutôt chercher des moyens pour les stabiliser. En fait, gagnées sur la forêt tropicale, il y a des favelas partout où la pente est trop raide pour accueillir des avenues roulantes, mais pas raide au point qu’on ne puisse y accrocher des constructions sommaires.

Tout en haut de Santa Marta, il y a un bâtiment moderne, l’UPP, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une unité publique de soin, mais c’était l’UNIDA de POLICIA PACIFICATOR ; en outre, par l’autre versant, une route y accède. Sinon, la favela n’est faite que de petits escaliers, dont un, assez propre, au nom très euphémistique de « Rua Aroma de Rosas » (avec roses au pluriel). Un peu plus bas, un autre escalier aurait pu s’appeler « Rue des cacas de chiens », par endroits très sombre, il prend des allures de coupe-gorges : je n’y retournerai pas cette nuit. Sinon, assez désert sous le plein soleil persistant, avec pleins de barbiers, de salons de coiffure et d’églises aux noms divers. Une bien tranquille petite ville – pour moi, les mondes sans voitures sont toujours enchanteurs.

 

11h.30 Square sans nom entre rua São Manuel et rua General Polidoro

Décidemment il m’est difficile d’accéder au Paradis, mon square sans nom, il n’est jamais où je crois enfin le trouver. Chaque fois, il se découvre de lui-même.

Depuis la favela, j’ai piqué en face jusqu’au cimetière. Il est dominé par un columbarium en escalier qui précède la forêt tropicale et la favela qui lui est accrochée. Je suis passé derrière une chapelle aussi vaste qu’une église. Surprenamment pour un lieu fait pour le repos de morts bien morts, cela sentait la crasse humaine – odeur que j’associe toujours à l’inodore cire auriculaire, association sans doute purement sémantique entre cire, suif que j’ai utilisé pour calfater des bateaux et suint de mouton à l’odeur plus prononcée. Outre l’odeur, cette fois il ne s’agissait pas, comme au cimetière de Trinidad, d’un exemplaire isolé, mais d’amas de préservatifs. Certains des caveaux étaient ouverts, en attente de nouveaux clients, d’autres entrouverts – ou entrefermés, comme cela se dit en italien[83]. Il faut dire que la frontière entre l’arrière du cimetière, la forêt et la favela semble perméable, la nuit s’offre sans doute à toutes sortes de sabbats, et à toutes sorte de trafics – mon imagination, fertile ces jours, en a imaginé plusieurs et des plus insolites. Néanmoins, après enquête minutieuse et passage à la loupe, les amas de préservatifs n’étaient pas les restes d’un B.C.S. (baisage collectif sécurisé) mais, éparses, des paires de gants, dévorés et fusionnés par le soleil – à moins qu’ils n’aient aussi été utilisés comme tels) : Rio réserve toujours son lot de surprises.

26.2.13 Rio, Villa Carioca, mardi

Curieusement, et contre toute attente, peut-être comme une mule à œillère, je n’ai rien vu de gay au Brésil, à part quelques phénomènes autour du Carnaval – mais ne s’agit-il pas alors de ces inversion de tendances propres aux carnavals ?

Juste un ou deux beaux spécimens, quelquefois croisés, voire effleurés, tout au moins du regard, dont un angelot nubile dans mon tout premier métro, qui, à mon intention, en signe de connivence, a montré le ciel de son pouce dressé – ce qui, au Brésil, signifie que c’est tout bon – quand je suis sorti du wagon. Et, peut-être, quelques fragments dans mes propres miroirs.

L’autre jour, à la recherche d’un autre hôtel dans Botafogo, j’ai aperçu un perron à l’intérieur duquel c’était marqué : receptião. À tout hasard, je me suis enquis de s’avoir s’il s’agissait d’un hôtel ; le réceptionniste, presque gêné, m’a expliqué c’était un sauna, et j’ai dû insister pour savoir que c’était un sauna gay. Alors qu’en Europe bien souvent ils dressent, triomphant, leurs gonfanons multicolores, ici rien ne l’indiquait.

Sur les plages, les différents stands de location de chaises longues, parasols et bières s’annoncent par des bannières fantaisie. L’autre fin d’après-midi à Copacabana, un stand un peu en retrait arborait à peu près la bannière arc-en-ciel gay (à moins que, dans une confusion inverse de celle du pape, ils aient adopté le drapeau incas) avec écrit dessus : « un espace différent ». Le stand était tenu par des hommes mûrs équipés de dossards fluo sur lesquels on lisait : « peut-on vous aider ? » – mais les gens des renseignements du métro portent les-mêmes. Ils étaient en train de démonter, je ne les ai pas abordés. De même, je n’ai pas abordés les quelques hommes seuls, peut-être en quête de quelques chose, dans l’ombre projetée sur le sable de la plage presque déserte de Botafogo par le plus haut des immeubles tours. Comme ne l’a pas dit Lao Tseu – cela est prouvé depuis nos recherches autour de la traduction de la Cire Perdue –, il faut suivre sa voie. Et, sommes toutes, mes voies sinueuses, solitaires, décalées, ne sont pas forcément les pires. Un soir un peu éméché, avec des amis nous nous sommes donné rendez-vous en 2024 pour faire le point ; peut-être le saurai-je alors ? Mais y a-t-il de bonnes et de mauvaises voies ? Tous les chemins mènent au Paradis – même si, malgré le cantique favori de nos funérailles[84], l’angelot n’est pas redescendu.

 

NOTA BENE : Hier, j’ai vu une femme noire qui tenait, fermement accrochée des deux mains à une grille, une petite fille très blanche qui fixait passionnément les très grandes fenêtres classiques de l’immeuble à travers lesquelles elle pouvait voir sa mère faire son fitness dans son club. Elle la regardait avec une fierté triomphante, dans une voie qu’elle suivra certainement.

 

14h.00 Museu de Arte Moderna do Rio de Janeiro

LES PROPOS DE MA MULE :

Ainsi me parle ma mule (et je ne trouve rien à lui répondre) : En art, depuis que les installations existent, que sont-elles donc – à de très rares exceptions près comme Bill Viola ou Boltanski – si ce n’est le divertissement de grands ados attardés payés pour reconstituer le bordel de la chambre d’alors, en y ajoutant quelques clichés obligés, godemichés, crucifix et vidéos mollement scatos et lentes à souhait. Un bordel adulé par des gens qui, eux, ne savent plus en faire. Du vent pour des moulins sans ailes !

Trop tard, ma mule est partie ! J’aurais pu lui dire que, comme dans tous les métiers, l’art compte beaucoup de tâcherons serviles et besogneux, souvent ignorant qu’ils le sont – j’en fais peut-être partie. Et le succès est loin d’être une garantie – remontez donc sur ma mule jusqu’à Ouro Preto et les propos de ma mule sur son maestro du XVIIIème[85].

 

20h.00

Ce soir, sachant mon départ, Rio en deuil pleut, après dix jours au moins de continence. Merci, Rio !

 

Cet après-midi, me sachant mon départ imminent, outre l’açai que je connais depuis Belém et qui se consomme plutôt en sorbet, je me suis dépêché d’essayer du « suco de cacau », en fait la pulpe blanche du fruit du cacaotier enrichie de sucre et peut-être d’eau, du « caldo de cana », caldo veut dire broyé (sur place dans une machine ad hoc), c’est pas tant bon, et du « suco de cajú »[86], pas très gouteux mais pas mauvais. Le meilleur reste le « suco de laranja » même si je me réjouis de retrouver nos oranges de Sicile.

27.2.13 Rio, Villa Carioca, ma chambre, mercredi matin

Sans dictionnaire assisté, je sens que je perds de plus en plus mon orthographe d’usage ; je repasserai tout cela au fer à friser de mon ordinateur domestique. Pourtant je suis tout ébaudi comment le flan qui me sert de cerveau a su se ressaisir, se spécialiser de plus en plus, de mieux en mieux, au point de mémoriser et de retenir les noms propres des lieux et des endroits où je comptais aller, où je suis allé, et les horaires, les numéros de bus, les numéros de place etc., etc., etc. Malgré l’affront des ans, vaille que vaille, la plasticité demeure.

 

Maintenant, je vais déposer mon mini-clavier, faire mon sac, me payer un dernier repas-buffet au poids, reprendre mon bagage et trouver le bus qui me mènera à l’aéroport, ainsi que les avions qui me conduiront à Lisbonne et aussitôt à Genève. J’y concocterai le premier jet d’une conclusion au journal de mon périple.

Good morning Europa, good mourning[87] Rio !

 

Conclusions (seizième Épisode), des 27 et au 4.3, de l’Aéroport de Rio à Lausanne

Premières conclusions

Conclusions préliminaires, mise en bouteilles dès leur première fermentation, peut-être aussi immatures qu’un Beaujolais Nouveau.

27-28.2.2013 Rio, Botafogo et Aéroport

Avant de conclure : Un SCOOP :

Juste avant de quitter la Villa Carioca, je me suis mis sur le pas de sa porte et j’ai déclaré que je ne voulais pas partir sans avoir vu les singes qui habitent dans l’arbre de l’hôtel. Mon propos était suffisamment limpide – limpide, ici le mot est bien choisi – pour tomber dans l’oreille de la femme chargée des nettoyages. Elle les a aussitôt appelé d’un sifflement bien à elle – c’est elle qui les nourrit, de rondelles de bananes qu’elle accroche près du tronc. Ils sont immédiatement accouru, cinq six, gros comme des écureuils adultes ou enfants, avec de singuliers mouvements de chat vertical et des précautions de voleurs (pour la science, je précise qu’il s’agit de Mico-Estrela[88]).

28.2.2013 Rio, et Aéroport

Avant de conclure : UN SLOGAN

Si on ne devait voir qu’une seule ville au monde, c’est peut-être Rio de Janeiro qu’il faudrait choisir. En outre, plus encore que Tchita[89], je crois que Rio est une ville où il fait facilement bon vivre.

24.2 Rio, 3.3.2013 Lausanne

Avant de conclure : une avancée du schmilblick[90] :

À QUOI PENSENT LES VACHES, AMORCE D’UNE CONCUSION.

Aux abords du parc Tijuca, une vache m’a hélé. Je me suis approché. D’intelligence, à bâtons rompus, nous avons eu un long échange. Un échange de regards. Ensemble, elle et moi, je crois que nous avons fait un peu avancer le schmilblick. Ceci, même si la vache n’a pas tout compris – elle n’est pas très intelligente, et le brésilien de mes regards reste très sommaire.

Nous avons établis que l’intelligence, c’était la capacité de raisonner sur ses propres raisonnements, de comprendre ses propre raisonnements. Par exemple, un animal voyant, quand il détecte un danger dans son champ visuel, peut s’enfuir. Parmi d’autres espèces, et à partir d’un certain âge, le petit d’homme parvient à identifier les différents liens de causalité entre sa vision, l’entrée dans son champ de vision et sa fuite, ceci dans une analyse de plus en plus élaborée. La vache m’a assuré que les bovidés n’établissaient jamais ces liens. Elle a bien vu le bus arriver, elle m’a regardé en descendre et m’avancer vers elle, elle a admiré ma chemise à rayure et ma démarche amicale, mais elle n’a jamais su qu’elle y pensait ; elle ne s’en rappelait même plus.

Nous voilà peut-être un peu plus avancés sur la pensée des vaches et notre regard sur ce qu’elles pensent. Un tout petit plus avancés.

À quoi servent les voyages ?

PREMIÈRES REMICES, posées à Salvador de Bahia, le 14 janvier

En écho à une de mes remarques, le 5 janvier, Christophe m’a envoyé un courriel où il se pose la question de savoir à quoi servent les voyages. J’ai l’intention d’y répondre. Mais, afin de ne pas m’enfermer, je compte ne pas y répondre pas trop vite, pas trop tôt, et procéder par touches.

Néanmoins déjà, les voyages, cela sert entre autres à accumuler des images, des images fortes et différentes que captent mes sens et que ma tête conserve.

Le métier de Christophe est de collecter le fruit du travail des autres pour le redistribuer ailleurs, après divers transsubstantiations alchimiques qui en ont fait de l’or – c’est sans doute pour cela que Christophe apprécie les lits chromés et les hôtels qui les contiennent[91].

Mon métier à moi, c’est d’accumuler des images, de les transformer en mots, pour les transmettre à d’autres et inviter ceux-ci à se créer leurs propre images. Comme je suis avant tout romancier, d’ordinaire mes images sont fictives. Ici, mes elles sont réelles. Comme les transactions de Christophe sont quelquefois réelles mais le plus souvent virtuelles. Tous deux, nous ne sommes que marchands de vent.

LOUPE SUR LE CAPITALISME, 3.3.13 Lausanne (4.2.13 Ouro Preto)

L’œil d’un sexagénaire lausannois, même d’un sexagénaire vigilant, est forcément un peu assoupi par soixante ans d’habitude et de familiarité. Débarquer dans un pays nouveau, c’est comme un bain d’œil à l’eau boriquée, un collyre régénérateur ; l’œil voit d’une façon nouvelle.

Cela m’a déjà surpris lors de l’escale à Trinidad. Les contradictions, les clivages du système colonial et postcolonial m’ont immédiatement frappé, ceci même si, par ces même habitudes qui ont embué ma vision, je suis plus rapidement sensible aux séquelles anglo-saxonnes, hygiénistes, systématiques et ségrégationnistes, qu’aux portugaises, ceci alors que les Portugais ont dû être autrement cruels et pervers – malgré mes lointaines origines teutoniques, je me sens avant tout latin et méditerranéen.

Déjà durant le voyage, par un jeu d’aller et retour, mon regard, souvent critique, a fait la navette entre les espaces découverts et ma Suisse natale, réexaminant celle-ci à la lumière des pays visités – analyse dialectique je crois, maintenant que j’ai redécouvert les subtilités de la dialectique nuancière. On peut donc dire que voyager permet en tout cas de s’équiper de nouveaux éclairages.

À l’avantage de l’Europe, une chose qui m’était déjà apparue à mon retour de l’Afrique du Sud se confirme : notre continent a une densité géographique et culturelle – avant tout la culture domestique, c’est elle qui me touche, les maisons, les rues, les villes et les villages – qu’on ne retrouve pas dans les mondes trop vastes, trop peu peuplés et historiquement trop jeunes ; c’est cette diversité qui peut-être rend l’Europe inégalable. Elle risque de faire pencher la retraite de mon cœur plutôt vers le Gers que vers le Mozambique. Mais, diable, suis-je en train de rejoindre les imbéciles heureux qui sont né quelque part [92] !

RENOUVELLEMENT DES PROCESSUS, 3.3.13 Lausanne (12.02. Armação)

Soixante ans est l’âge des checkups. Or voyager comme je l’ai fait est un excellent checkup, un bon test, voire un crash test. Pour le corps et la tête. Et pour leur contenu. Mon bilan est globalement positif. Je me suis bien débrouillé. Je suis encore solide et fiable, j’ai même bien supportée le trek un peu extrême de la Chapada Diamantina. À part une légère perte de mon excellent sens de l’orientation – orientation déjà naturellement perturbée par les jeux soleil, lumières et saisons entre les deux tropiques –, mes capacités de décision, de choix, d’organisation semblent intactes. Comme je l’avais déjà remarqué en 2008 au Mozambique, mon corps, endurci, est même plus endurant, il rechigne moins, je n’ai plus des coups de soif ou de faim impétueux. Par contre, malgré ma vigilance théorique, en fin de journée je suis gagné par des petites fatigues pour avoir trop marché. J’ai calculé que j’avais dû faire une moyenne de 10 kilomètres à pied par jour, ce qui fait dans les 600 kilomètres en deux mois. Meurt ici une inquiétude concernant ma jambe gauche, qui m’avait fait bien souffrir en automne 2011 et que quelques conseils physio-thérapeutiques avaient requinquée. En outre le sommeil me cueille trop vite pour avoir encore des velléités de sortir le soir – marmotte plutôt que chaud lapin.

Si, en voyage, corps et tête fonctionnent, cela signifie que quand ils déconnent, ce n’est pas encore tout à fait chronique. J’ai raconté qu’à Cayenne mon cerveau était parti en boucles pour une stupide histoire de permis de conduire, départ en boucles ridicule qui m’a souvent pris à Lausanne ces dernières années. J’y ai réfléchi et je me suis inventé une méthode personnelle symbolique pour y remédier. Je vais la tester ici dès que le besoin s’en fera sentir. Si elle fonctionne, je la préférerai à la méthode EFT[93] de Corinne, bien trop anglo-saxonne et New Age pour moi.

 

Voyager sac au dos, se loger quelquefois dans des conditions sommaires, quelquefois dans les situations de promiscuité merveilleuse – les hamacs des bateaux amazoniens –, manger différemment d’autres choses, essuyer d’autres climats, tout cela contraint à une adaptation continue des processus usuels. Certaines de ces adaptations sont positives, avec une possible portée personnelle universelle[94]. Elles peuvent devenir durables. Je les ramène avec moi, je les conserverai peut-être.

Donc, malgré les moments quelquefois difficiles, les voyages offrent l’occasion, par une remise en question personnelle, de rentrer un peu différent, un peu nouveau pour les années à venir.

 

En débarquant à Lausanne jeudi matin, avec trente et un degré de moins, j’ai trouvé les Lausannois bien gris, bien fripés, bien vieux et moches. Or, en arrivant au Brésil, j’avais été un peu déçu de ne pas trouver les Brésiliens si beau que cela – pourtant j’étais dans la partie du Brésil où ils sont sans doute le plus beau). Ceci alors que, en me pointant au dernier jour épuisé du Carnaval de Rio, je les ai tous trouvés superbes. Désormais je sais deux choses. D’abord qu’il existe des poches de beauté – selon mes goûts et ma définition toute personnelle – qu’il faut savoir dénicher. À Lausanne, je sais où et quand on les trouve. Au Brésil, j’ai dû apprendre à les débusquer. En outre, comme pour les nouvelles lignes de voitures ou certaines nouvelles modes, il faut laisser le temps à l’œil de se former, se former à ces nouvelles formes de beauté et à leurs emballages – exception, pour moi, de l’Afrique Noire Occidentale où cette beauté m’a immédiatement sauté à la gueule –, comme, indubitablement, l’oreille doit se former à certains genres musicaux. Ensuite, hélas, vient l’habitude, qui travaille dans l’autre sens et qui nivelle trop de choses et d’enthousiasme.

AUTOCENTRISME, 3.3.2013, Lausanne

Très tôt, une chose m’a frappé, surpris, et un peu inquiété. Alors qu’à mon souvenir, « Sponge », mon blog d’Afrique du Sud, était tourné vers l’extérieur – un regard sur les autres, ce journal-ci me paraît très différent : un regard sur moi, comment je vis et me débrouille dans cette altérité (quel vilain mot à la mode !) sud-américaine, ce que je vis, ce que je ressens. Peut-être est-ce là le début de cette vieillesse qui se referme pitoyablement sur elle-même ? À moins que cela soit – dans un heureux : au contraire –, à ainsi creuser en soi-même, une nouvelle façon de s’ouvrir – n’est-ce pas Monsieur le Fossoyeur ?

 

Une chose me paraît certaine, c’est que, à part la traversée en cargo et la remontée de l’Amazone, ce voyage, solitaire, non inséré, non encadré, s’est avéré trop touristique à mon goût, alors même que je savais déjà ne pas aimer le tourisme – en Afrique du Sud, j’avais des objectifs, un cadre, un contrat, une organisation, et quelques obligations morales parce que j’étais invité, subventionné, et coaché.

Si nouveaux voyages il devait y avoir, il faudra que je leur donne une autre orientation – j’ai évoqué des pistes tout au long de ce journal. En attendant, essayons d’aborder Lausanne et ma vie, d’un pied et d’un regard nouveau. Wait and see !

DU RÉCIT DE VOYAGE, 22.2.2013, Rio

En 1999 surtout, lors de mon second périple africain, j’ai fait des centaines de croquis. C’était un mode d’approche très direct de l’humanité – comme la musique l’est à l’âme. Riche d’un côté très social. Déjà par le rapport uni ou bidirectionnel qui s’établit avec le sujet, en général clandestinement croqué. Aussi par la dynamique, toute africaine, qui se crée autour du dessinateur. Beaucoup plus tendrement qu’avec les mouches, je devais éloigner les enfants dans leur encerclement qui m’occultait la vue. De temps en temps, je parcours mes douze carnets de croquis, ils me racontent très bien les péripéties de ce voyage.

Déjà en 2008 en Afrique du Sud, mais plus encore ici, parce que équipé, même de façon rudimentaire (un téléphone portable), je me suis mis avec assiduité au journal de voyage, au blog périodique partagé. L’écriture est un outil beaucoup moins direct que le croquis. En plus, moins intime, moins personnel, puisque j’ai décidé de le communiquer au fur et à mesure à quelques correspondants électroniques.

 

Dans son jeune âge d’adulte, notre ami Daniel[95], au moment de partir en vacances, ouvrait déjà une case dans son cerveau pour capter l’événement qu’il nous raconterait à son retour. Quand celui-ci se produisait, il le mettait et le remettait en forme puis se précipitait chez nous pour merveilleusement bien nous le raconter – je crois que Daniel, à l’instar de Henry Miller mais en beaucoup plus soft, couvait des velléités littéraires, que je n’avais alors pas ; la vie ne lui a pour l’instant pas donné l’occasion de les matérialiser.

À l’époque, je me faisais quelques réserves sur cette façon de vivre ses vacances dans le truchement du récit à venir. Or c’est précisément ce que j’ai un peu fait pendant ces trois mois – sans heureusement jamais, au grand jamais, provoquer des événements pour avoir quelque chose à raconter.

Je ne suis pas certain que cette façon de vivre, de médiatiser, de secondariser sa vie soit tout à fait saine. Mais bon ! Elle m’a, entre autres, permis de combler, agréablement et peut-être constructivement, les temps morts, ainsi que de ménager des respirations intérieures, ainsi que des moments de détente pour mes orteils et mon talon gauche douloureux.

Voilà aussi que tous ces épisodes constituent une somme – quitte à redire ici, propos fort peu constructif, que celui qui peut, écrit, et que celui qui ne peut plus, tient chronique !

DE L’ÉCRITURE, 3.3.2013 Lausanne

Mes tout petits calepins et mon mini-clavier m’ont encouragé à l’économie, moi qui suis déjà un écrivain plutôt économe en mots – comme me l’a dit un Goncourt après un face à face, tout au contraire de lui je ne suis pas un écrivain bavard, ni en écrits, ni en paroles (en tous cas lors des rencontres publiques). Pourtant, même dans ce journal du Brésil, j’ai constaté que plein de mots ne sont utiles et nécessaires que pour l’équilibre, le rythme, la respiration et la captation d’attention de la phrase. Et que, si je change l’ordre des propositions, par exemple parce que je viens de modifier l’enchaînement des phrases, je dois retrancher ou ajouter certains de ces mots additionnels. Il se peut que ces mots et petites locutions aient le même rôle que les séquences non-codantes dans les chaînes d’ADN – une chose qui renvoie de manière toujours plus aiguë à la question troublante de savoir si c’est le code ADN qui a fait le langage, le Verbe Divin qui a fait l’ADN, ou si le langage est un universel épistémologique incontournable, celui d’une logique désincarnée qui précéderait l’essence, l’essence l’ADN et nous.

En écrivant ce journal, j’ai aussi eu du plaisir à quelquefois mettre le mot juste à sa bonne place – mais cela ne conduit-il pas au dramatique enculage de mouches et plaisir masturbatoire de celui qui a cessé d’écrire pour de vrai et qui se réfugie dans la dentelle de l’exercice de style et de la chronique ?

VÉRIFICATION DES TOUTES PREMIÈRES PRÉMICES INTÉRIEURES, 3.3.2013 Lausanne

Durant ces trois mois, se sont confirmées plusieurs des intuitions que j’avais avant de partir.

La partie la plus simple et la plus belle de ce voyage a bien été le parcours du Havre jusqu’à Manaus – paradoxalement la plus organisée et la plus structurée. Peut-être aurais-je dû, comme initialement imaginé, poursuivre ma remontée de l’Amazone jusqu’à Porto Velho, mais l’histoire est dite, les regrets aussi vains qu’un Petit Larousse dans les mains du roi Dagobert.

 

Avant de partir, j’ai commencé à craindre que le Brésil soit déjà un pays trop civilisé. C’est effectivement le cas. Je savais d’expérience que les Sud-Américains étaient culturellement très proches de nous Européens, beaucoup plus que les Américains de Etats-Unis ne le sont. Mais je ne m’attendais pas du tout à ce que les Brésiliens soient si suisses, pire peut-être.

J’imagine que la voie des pays hispaniques aurait été plus compliquée, moins pépère, avec aussi des passages de frontières, des formalités, des visas, des changements de monnaies, mais en même temps beaucoup plus pittoresque, humainement pittoresque – des fulgurances que j’ai connues en Afrique et qui m’ont manquées ici.

Peu avant de partir, j’ai hésité à changer mon itinéraire, pour remonter l’Orénoque et enchaîner les pays hispaniques. Si je ne l’ai pas fait c’est parce que j’étais trop avancé de mon apprentissage du portugais. Or, suprême humiliation, je crois bien que, aujourd’hui encore, je comprends mieux l’espagnol sud-américain que le brésilien ! Allons, le Petit Larousse ne me serait pas plus utile qu’à Dagobert !

STRUCTURATION, 3.3.2013, Lausanne

Je connais un jeune couple qui, avant de venir sur ce continent, avait élaboré, imprimé et emporté avec eux, un programme précis, pas à pas, jour après jour, en y inscrivant déjà dessus de une à quatre étoiles d’appréciation, des étoiles envisagées au gré de leurs lectures préalables, des images, et sans doute des dépliants touristiques, tout cela avant leur départ.

À part la traversée en cargo, moi j’ai toujours tout fait au jour le jour. Je n’ai jamais rien réservé – sauf mon billet de retour, pris deux semaines avant, surtout pour bloquer homéopathiquement l’émergence d’un soupçon de heimweh[96]. J’ai anticipé très peu de choses, beaucoup improvisé, et lu très en oblique mon maudit guide électronique. À tort ou à raison ?

Quelquefois, j’ai l’impression, en voyage comme en Suisse, de m’enfermer dans mon goût exagéré pour une liberté totale. Toujours vouloir être libre alors que, le porte-containers l’a prouvé, j’adore les prisons, je semble même fait pour, tout y est réglé, organisé, prévu, ce qui laisse une immense liberté d’esprit. Bon, je crains bien de ne plus être à un paradoxe près.

 

Épilogue : fin mars 2013, Lausanne

De même qu’à mon retour d’Afrique du Sud, rentré à Lausanne je me sens à nouveau agressé par les parfums artificiels, violents, que je croise, dans la rue déjà.

Parallèlement j’ai retrouvé un odorat et un goût qui, depuis quelques années déjà, me semblaient assez amoindris. Presque un mois après mon retour, cela dure toujours. Miracle difficilement explicable. Serait-ce que l’énorme quantité de poussière de mon quartier de Saint-Roch – une des rares nuisances locales dont j’ai à me plaindre – obstrue chroniquement des voies nasales que l’air humide et pur du Brésil aura dégagées ? À creuser. Ou alors, la simple redécouverte de saveurs oubliées, comme une belle femme qu’on a plus vue depuis longtemps ?

 

Stupéfaction ! Une semaine après mon retour, je suis allé à La Tour-de-Peilz récupérer mon scooter. Sur place, j’ai constaté que cela faisait une année exactement que avaient commencé mes travaux solitaires de réaménagement du studio et sa transformation en un deux pièces et demi.

J’ai été saisi de stupeur en découvrant aussitôt que, déjà, je gardais de ce trimestre de travaux exténuants un souvenir plus lumineux que celui de mes trois mois de Brésil. Au-delà, sans doute, d’une légère déception quant à mon récent périple, il me faut en conclure que, malgré toutes mes esquives (euphémisme pour dire que je suis un glandeur), je suis bien plus un homme d’action qu’un touriste. Et que je suis avant tout un travailleur manuel, travailleur manuel alors heureux.

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 Annexe en ligne, albums Photo :


 

 
 

 

 


© textes et illustrations: CinÉthique, Olivier Sillig.


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Notes



[1] De tous les aliments, le pain, le bon pain, est celui que je préfère, ce qui, dans de nombreux pays, me manque le plus.

[2] Dans ce journal, j’ai peu à peu introduit des remarques, d’abord caractérisée par des étoiles, désormais rétroactivement généralisées et annoncées par « NOT BENE ».

[3] Ami d’enfance (enfance tardive, septembre 1968 et nos deux dernières années d’écoles en commun).

[4] Faux, nous le verrons dans quelques jours ; dans ce cas de figure, ce sont les dockers locaux qui manipulent les grues du navire.

[5] Mon neveu Mathieu m’apprend qu’il n’est pas passé par les Açores mais par les îles du Car Vert. Il ne signale aussi qu’s’agit plutôt d’un système GPS / Vhs.

[6] Deux romans inachevés.

[7] Philipsburg.

[8] Wikipédia me laisse à pense qu’il s’agirait plutôt désormais de Fous bruns (Sula leucogaster).

[9] Il s’agit bien d’une frégate, la suite du voyage le confirmera.

[10] Port d’Espagne.

[11] Bribe d’un poème en prose de Baudelaire, le Port.

[12] Les « HORS TEXTE », écrits lors du voyage, contiennent des nouvelles, des récit novellisés, des poèmes, achevés ou en cours, accessibles ailleurs ou non. 

[13] Depuis 1998, j’entretiens un fichier personnel que j’ai intitulé « Aphorismes, maxime, calembours, pensées et autres chiures de l’esprit », ce qui montre l’estime relatif que j’ai pour le genre. C’est ce fichier qui alimente les pensées du mois qui concluent mes courriels. Mes aphorismes brésiliens, que je laisse ici, y seront intégrés sans jugement de valeur, leur formulation retravaillée ou pas.

[14] E.F.T, nous le verrons plus loin.

[15] Freddy Buache, c’est le fondateur de la Cinémathèque Suisse. « Sous les palétuviers », c’est une chanson de René Koval interprétée par Pauline Carton.

[16] En fait, on a déchargé les containers importants, le Cargo chargera la prochaine fois ceux qu’il devait ramasser cette fois.

[17] Presque exactement la taille de la Suisse. À ce moment du voyage, je n’ai pas encore du tout ajusté mon échelle mentale à celle effective du Brésil.

[18] Une pièce de théâtre de Koltès.

[19] J’y ai bu ma première bière 600 ml brésilienne, je crois que je l’ai payée 2 réals, alors que la plus chère, 8 reals, je l’ai payée dans un bistrot pourtant populaire de Rio et qu’en moyenne, elles étaient 4 reals.

[20] En fait, leur hamac était si vieux qu’il s’est déchiré sur dix centimètres lors d’un simple mouvement nocturne d’omoplates, ce qui a un peu insécurisé mes nuits suivantes. Les Genevois restent des Genevois, mais ici, en toute innocence je crois, la dame ayant cru acheter un hamac neuf.

[21] C’est bien comme cela que ça s’appelle.

[22] Il semble que l’on désigne par favela tout quartier où les constructions, non cadastrées, sont sans acte de propriété.

[23] Celui d’un évangélisateur prosélyte, je l’ai vu à l’œuvre.

[24] C’est speedant. Il y des feux comme cela un peu partout au Brésil, aussi pour les voitures, quelquefois aussi dans le rouge.

[25] En faite une semoule de manioc.

[26] Le Trajet sur le Golfino Branco à duré du vendredi, 18 heures, au Lundi, 3 heures du matin, soit deux jours et trois nuits.

[27] Faux, comme l’explique le paragraphe suivant !

[28] Épaté, le terme, connoté plutôt négativement par le Petit Robert, n’est sans doute pas exactement le bon, mais je n’en trouve pas d’autres, pourtant pour désigner de si rares splendeurs.

[29] Oiseaux non identifiés pour l’instant.

[30] Le Trajet à bord du Golfino do Mar a duré du mercredi midi au jeudi matin à six heures. En tout, de Belém à Manaus, j’ai fait cinq nuits de hamac. Respectivement environ 350 et 360 Miles nautiques, en tout 710 soit 1'313 km.

[31] En fait peut-être une main-d’œuvre fort peut payer, l’esclavage avant été définitivement aboli du Brésil en 1888.

[32] À ma très grande surprise, c’est bien dans cette marina là que mon neveu Mathieu a achevé sa mini-transat. À son retour en Suisse, il m’en a fait une description horrifiée. On les avait terrorisés avec l’insécurité. Personnellement je me suis promené dans les rues arrière, crades et délabrées, où les gens avaient tout juste l’air surpris de me voir passer. Depuis on m’a souvent dit que les chemins d’accès entre la ville basse et Pelourinho était très peu sûrs.

[33] Pauliste signifie de São Paulo.

[34] Le sel est nécessaire pour retenir l’eau. Rétrospectivement, c’est à Salvador que j’ai le plus transpiré, surtout la nuit.

[35] Sans Garantie Du Gouvernement : Palmier abricot (butia capitata).

[36] D’après des backpackers rencontrés plus loin, dans un modus vivendi racketteurs et police se seraient partagé la ville. En dehors d’un périmètre touristique très clairement circonscrit contrôlé par la police, les rues du quartier de Pelourinho seraient laissées à des bandes qui rackettent les touristes isolés. Ma bonne étoile et moi n’avons pas eu l’occasion de le vérifier.

[37] Petit Robert : Argot des musiciens Improvisation collective de jazz.

[38] En 1877, il a 75 ans. Je serai donc plus précoce !

[39] En fait, ce sont les Grées qui n’ont qu’un œil et une dent pour elles trois.

[40] Grâce à un logiciel ad hoc, j’ai pu récupérer un partie de ce deuxième choix de photos, dont celles, documentaires, sur le cargo, mais j’ai perdu sue série sur les saints tourmentés.

[41] Exhortation qui trouvera sa résolution en pages conclusion.

[42] Wikipédia confirme, Nel mezzo del cammin di nostra vita (« Au milieu du chemin de notre vie ») est le premier vers de la divine Comédie de Dante.

[43] De mémoire, un poème, peut-être de Desnos ou Char : «Je stipule, dit la reine, que les sabots de ma mule seront des sabots d’ébènes », alors que le roi, lui, veut des sabots de bois.

[44] À suivre !

[45] De « Chantons sous la pluie » et « Un petit coin de parapluie ».

[46] Cf. « Pour qu'les cracheurs crachassent comme il se doit », Charles Trenet, Au grand Café.

[47] Cf. une chanson homonyme de Prévert.

[48] C’est à Jaques Chirac que l’on doit le développement des hygianettes et des premières motocrottes ; je lui rends hommage pour cela dans un roman inédit de science-fiction. Pour les motocrottes, voilà ce qu’en dit actuellement Wikipédia : La motocrotte, également appelée caninette est un petit engin motorisé destiné à nettoyer les déjections canines dans les villes. Elle est pilotée par un motocrotteur. Les motocrottes ont été mises en place pour la première fois par la mairie de Paris, Jacques Chirac étant maire.

[49] J’ai slamé ce texte, au Bourg le 6 mars déjà, et à la Bibliothèque Municipale le 21.

[50] À vue d’Internet, le unhappy-end survient plus tard, après que les deux protagonistes ont repris leurs frasques.

[51] Tu parles !

[52] Sans arnaques. Tout baigne, je peux continuer à avoir confiance, comme le conseille Mickey 3D dans leur chanson : « La France à peur ! »

[53] En particulier, sans réussir alors à le nommer précisément, je pensais à « Un Été capricieux » de Jiří Menzel (1968), qui a enchanté mon adolescence et que j’ai revu avec plaisir il y a une dizaine d’années.

[54] Même épée d’argent massif, j’en ai vu depuis à Armação, entassés dans les caisses des pêcheurs.

[55] Pour quoi faut-il que les hommes s’ennuient, chante Brel. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? demande Aragon par la voix de Ferré.

[56] Un cœur que j’ai quelquefois pressé entre mes mains, et dont la forme n’est restée dans le cœur.

[57] D’une série de pubs si stupides que je ne veux pas approfondir mes sources.

[58] Joli nom italien des gardiens de plages.

[59] En fait nous sommes pas mal plus bas, pas mal plus bas que le tropique, à la hauteur du Botswana sur la côte Est de l’Afrique, à la hauteur du Parc de Santa Lucia, en Afrique du Sud, plus bas que Johannesburg. Ceci alors que Rio est lui juste au-dessus du tropique. Et Belém juste au-dessous de l’équateur.

[60] Précisément, la Saône-et-Loire, en 2007.

[61] Piero Ventura - Gian Paolo Ceserani. Depuis, sans doute aussi écœuré que moi par les épilogues de chaque grande découverte, ils ont bifurqués l’illustration d’épisodes religieux. La foi est un vaste trou noir…

[62] Entre temps j’ai reçu un courriel de ma sœur Viviane qui m’assure qu’au Mexique il y a des tonnes de figuiers de Barbarie ; je peux continuer à faire confiance à mes intuitions de romanciers !

[63] En partant de lundi : segunda-feira, quarta-feira, quinta-feira, sexta-feira, sábado e domingo.

[64] De retour à Lausanne, je vais sans doute m’arrêter où j’en suis, au milieu du deuxième volume (sur 4). Dumas ou son équipe se diluent beaucoup trop. En résumé, ceci après avoir lu « Le Bonheur des dames » de Zola, « Le Rouge et le Noir » de Stendhal, « Les Misérables » de Hugo, « Le Hussard sur le toit » de Giono, « Les Trois mousquetaires » et « Vingt ans après » de Dumas.

[65] Pour le Petit Robert existe le mot « allotropie », un terme chimique très spécialisé.

[66] En fait, Wiki à l’appui, il s’agit sans guère de doute de « Notre petite ville » de Thornton WILDER (1938).

[67] Longeraie 5 à Lausanne, que nous avons quitté au début 1962.

[68] Une motion qui me reste de ma brève fréquentation des cours de philosophie de Jeanne Hersh, la, pour moi, détestable moraliste qui m’a inspiré un fort amusant clip (que, malgré des problèmes de droits, je pourrais à l’occasion mettre sur Youtube (dans « osilart », la collection particulière de mes essais vidéo).

[69] Depuis 1931, et c’est pas bête, le Christ Rédempteur est planté au sommet du Corcovado (« bossu » en portugais). Il est visible d’absolument partout à Rio. Comme il a les bras écarté, on a facilement l’impression déconcertante qu’il est toujours vu du même angle.

[70] Eux, chez Valrhona.

[71] Carioca, nom et adjectif signifiant « de Rio ».

[72] La bière la plus agressivement racoleuse du Brésil.

[73] Partout, fautivement, je parle de « basalte ». La vérité géologique est ailleurs : La majeure partie de la ville fait partie d’une structure géologique appelée le « cristal brésilien ». Les nombreux rochers et granites, formant la base de ce cristal, sont les plus vieux du territoire brésilien. Cette structure a subi plusieurs bouleversements tectoniques qui ont résulté en collines, montagnes et vallées qui caractérisent la côte de Rio. (Cf : http://fr.wikipedia.org/wiki/Rio_de_Janeiro)

 

[74] Titre, imitant le bruit d’un tram, d’un film de Akira Kurosawa , 1970.

[75] Les jours suivants, j’ai remarqué que ce sont surtout des bars. Manger teste difficile.

[76] J’ai slamé ce texte, au Bourg le 3 avril.

[77] Testicule ! me crie Wikipédia. Bien sûr !

[78] En fait, des jaques, fruits du jaquier, un arbre originaire d’Inde et du Bangladesh, cultivé et introduit dans la plupart des régions tropicales, en particulier pour ses fruits comestibles.

[79] Le verbe « savoir » au présent est presque le même, mais dans le désordre de leurs différentes conjugaisons.

[80] « S’attife » me vient d’un exemple dans la Grammaire de mon infâme prof de collège, Benjamin Rossel : Pendant que madame s’attife, monsieur se rase.

[81] Illusion : à mon retour, stabilisé (j+2), je n’ai perdu qu’un kilo. Muscles en plus – ou bières – ont-ils pris la place de mes joues ?

[82] D’après Wikipédia, mythe alimenté pendant 250 ans, ils étaient censés mesurer plus du double de la taille d'un être humain ordinaire, certains témoignages les créditant de 3 m, voire plus.

[83] « socchiuso ».

[84] « Bri-i-illant de lumière, l'ange est descendu » (Psaumes et Cantiques No 318, Budry et Händel).

[85] Voir : 5.2 Ouro Preto, mardi, églises et musées ouverts.

[86] En fait du Cajou, du jus de pulpe de l’énorme pédoncule comestible qui se développe au-dessus de la noix, apprends-je par Wikipédia.

[87] Joke : en anglais « mourning » signifie « deuil ».

[88] En latin : Callithrix Penicillata. Et en français, tout simplement : Ouistiti à pinceaux noirs.

[89] Ville de Sibérie, mais aussi région dans le jeu « Risk » avec une règle, interne et familiale, aux origines oubliées : quand on passe par Tchita, on doit chaque fois obligatoirement dire « Tchita, le pays où il fait bon vivre ».

[90] Mot inventé par Pierre Dac et non l’infâme Guy Lux, comme je le croyais jusqu’à l’instant.

[91] Allusion à un commun périple en Sicile en 2001 et une ville où les lits étaient enfin dorés.

[92] Georges Brassens : La ballade des gens qui sont nés quelque part;

[93] L'Emotional Freedom Techniques (littéralement : « Techniques de liberté émotionnelle »).

[94] Universel, ici dans un des sens défini par le Petit Robert : Qui s'étend, s'applique à la totalité des objets (personnes ou choses) que l'on considère.

[95] Collègue d’uni, devenu ami juste après (1975).

[96] Heimweh : mot germanique qui, comme la « saudade » portugaise, n’a aucun équivalent en français – de même que, à la stupéfaction choquée de ma mère, « poil » n’a pas d’équivalent en allemand.