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Sommaire
Dans ce pays, les gens
disent "la Terre " pour désigner la terre. Ils disent " la Mer
" pour désigner la mer. Et ils parlent des Limbes pour désigner les
limbes.
Les limbes: un paysage de dunes grises sans cesse remodelé par les mouvements
du limon; un monde fait de boue, dure ici sous les pas du voyageur mais presque
liquide là où elle forme des vasières traîtresses. Les limbes engloutissent
l'imprudent qui ne les connaît pas. Bzjeurd rentre au pays. Il trouve son
village détruit, les habitants assassinés. Cavalier du deuil en quête de
vengeance, il se rend à Kazerm, forteresse ténébreuse au cœur des limbes
dont nul ne sait la raison d'être. C'est là que son errance prend une direction
qu'il n'avait pas soupçonnée. De ce monde obsédant, de ce parcours étrange et
comme halluciné, on ne sort pas indemne. Pour son premier roman, Olivier Sillig , né et vivant à Lausanne, peintre et scénariste
par ailleurs, apporte à la science-fiction une contribution tout à fait
originale.
Sommaire
Copyright Librairie l'Atalante 1995
Dans ce pays, les gens
disent "la Terre" pour désigner la terre. Ils disent "la
Mer", pour désigner la mer. Et ils parlent des Limbes pour désigner les
limbes. Quand ils ne sont pas chez eux, ils sont en mer ou sur les limbes. Et
sur les limbes, la terre c'est des archipels, quelquefois, mais c'est plus
souvent des îles ou des îlots isolés.
Pour aller d'une terre à l'autre, il faut généralement une carte et une
boussole que le voyageur porte autour du cou et qui bien souvent lui fournira
l'unique repère pour atteindre son but. Certes, des passages ont été balisés,
mais il faut alors constamment les rectifier, car ils sont sans cesse déroutés
par la mouvance des limbes. Et l'installation de ces
accès ou leur entretien se heurte à la prudence des habitants des terres.
Même du haut de son cheval, l'horizon de Bzjeurd est limité, comme sur une mer
où les rares vagues se seraient figées, refusant d'ouvrir ces coïncidences de
creux qui permettent aux marins d'anticiper le lointain. Mais Bzjeurd mène son
cheval avec assurance car depuis ce matin il est en territoire connu. Les
limbes d'ici sont relativement stables et une année ne suffit pas à les
remodeler entièrement.
Sous les grandes sangles de la selle il a pu ranger les carrés que, hier
encore, il avait dû utiliser. Ce sont des pièces de bois, plus larges à
l'arrière qu'à l'avant, avec une moulure de bois dur en arc de cercle pour y
loger le sabot du cheval qu'on immobilise avec des courroies de cuir. Les
quatre carrés, s'ils ralentissent énormément le cheval sur un sol stable, lui
permettent de passer sa route quand les limbes deviennent mouvants. Sans eux,
les fines jambes du cheval s'enfonceraient immanquablement, ralentissant
jusqu'à l'immobilité une marche épuisante.
En plus des carrés, tout voyageur qui s'aventure sur les limbes est encore
équipé de la planche. Il peut la glisser sous les flancs de sa bête quand même
les carrés ne suffisent plus à les supporter. La planche, que l'on transporte
fixée à la selle, a permis à de nombreux cavaliers de sauver leur cheval ou
tout au moins, leur vie.
Bzjeurd force le pas. Mais il laisse les rênes lâches. De temps en temps il
flatte sa monture à la base de l'encolure, tout près de la selle.
– Va, Capour.
Bzjeurd est un homme. Il a dix-neuf ans et à dix-neuf ans, après une année
d'absence, on est un homme. Il est petit, costaud bien que fin, musclé. Il a la
peau très blanche - seuls les marins ont la peau hâlée, les cheveux très noirs,
suffisamment courts pour qu'on y distingue encore la spirale de leur implantation.
Seuls des yeux très foncés le différencient des autres terriens de la région.
Il porte autour du cou, à un lacet, une amulette. C'est un chaman de Zobeïde
qui la lui a donnée. Selon lui, si la matière jaune qui constitue ce
portebonheur vire au rouge, son porteur mourra peu de temps après. Et Bzjeurd
s'était demandé si la plaquette virerait vraiment au rouge peu avant sa mort.
– Là! Capour!
Plus encore que les autres chevaux indigènes, Capour est de très haute taille.
Sa robe est d'acier bleu. On les appelle
" limbards " du fait de leur couleur et parce que la légende les
voudrait issus du limon même des limbes. La sueur sur son poil reflète le même
éclat que l'eau qui sourd des vagues immobiles. Car le soleil perce le ciel
aujourd'hui. Et pour plusieurs jours. C'est le printemps, le très bref
printemps des limbes, avec un réticule de pourpiers aux fleurs sourdement
rouges, une mantille tissée en filet comme pour essayer de retenir captifs les
plis du limon.
Ce matin Capour avance à grands pas, poussé par la confiance de Bzjeurd, avec
son chargement volumineux. En plus des carrés et de la planche, il porte sur sa
croupe deux grosses sabretaches contenant toutes leurs affaires. Quelquefois,
Capour sursaute, quand vient les frôler une bande de pouffins qui disparaissent
aussitôt en criant. Les oiseaux sont rares sur les limbes. Seules les pouffins
s'y sont merveilleusement adaptés. Comme sur les mers qu'ils parcourent à fleur
d'eau, jonglant avec les vagues, ils suivent en les rasant les mouvements du sol
et se nourrissent au vol des lamproies qui viennent frayer à la surface. Chaque
printemps les ramène, d'est en ouest, des lointains océans jusqu'à l'horizon
trop proche, où ils disparaissent aussitôt.
Au moment où Bzjeurd et Capour arrivent enfin en vue d'une terre, leur terre,
le soleil déchire le ciel. On dirait maintenant qu'il flotte sur l'horizon,
sous un lourd plafond rose. Et la terre est là, avec ses arbres verts, la tour
du village et, devant, les jeunes plants des nouveaux drains.
Ici comme ailleurs, si les colons ont pu implanter un village en cet endroit
précis des limbes, c'est parce qu'il y avait un affleurement de la roche. Cette
roche a maintenu captive entre ses griffes de granit un peu de terre. Sur cette
terre, des arbres ont survécu et une arête de pierre a endigué l'écoulement des
limbes.
Mais pour que le village puisse s'accroître et assurer la permanence de son
sol, on a utilisé, comme dans chaque autre village, la technique des drains.
Tout au long de l'année, la création des drains occupe une part importante des
forces vives du village et beaucoup de ses ressources. Il faut tout d'abord
déterminer un carré de vingt mètres sur vingt à séparer du reste des limbes par
une palissade de planches enfoncées de trois mètres dans le limon. Ceci sur
trois côtés, puisque toujours le nouveau drain s'appuie sur le sol déjà
existant. On retire ensuite une épaisseur de deux mètres de limon dont une
grande partie part à la briqueterie et revient sous forme de boules cuites,
dures et insolubles. Le drain est alors planté tous les mètres de pieux. Ces
pieux ne sont enfoncés que légèrement et on les entoure d'une sorte de tuyau de
limon cuit afin de faciliter leur récupération ultérieure - le bois est rare et
extrêmement précieux. Puis tout l'espace du drain est rempli, d'abord par les
boules cuites, puis par les déchets organiques de la communauté, et enfin par
une légère couche de terre prélevée sur les sols existants. On plante alors des
fraisiers, car ils se développent très vite et leurs racines adventives fixent
le drain. La palissade est ôtée pour le drain suivant. Les pieux sont retirés
petit à petit selon un plan bien précis, on les remplace alors par des jeunes
arbres cultivés en pépinière sur un drain plus ancien.
Si un drain est isolé du reste de la terre par une avancée intempestive des
limbes, il est perdu car il sombre rapidement, englouti par le limon. C'est
pourquoi, pour chaque nouveau drain gagné sur les limbes, il faut doubler les
précédents. Ceci donne au nouveau sol créé une forme de langue qui pointe du
centre vers l'étendue des limbes. Et dans les villages anciens, la terre forme
une étoile complète avec ses nombreuses branches.
L'implantation des drains est déterminée suite à une méticuleuse observation,
tenant compte des faiblesses de la terre, de ses zones fortes, des mouvements
environnants du limon. Ils ne peuvent durer que s'ils ont été conçus pour
s'inscrire dans les limbes comme un voilier dans la marée ou comme une île dans
l'océan.
C'est pourquoi, dans tous les villages, le paysagiste est un homme très
important. Il désigne son successeur et le forme pendant de longues années.
Celui d'ici avait choisi Bzjeurd et Bzjeurd était parti faire son tour de
compagnon. Maintenant il rentre pour être initié à cet art difficile. C'est
réellement d'initiation qu'il s'agit car le paysagiste est considéré comme le
sage du village. Souvent on l'interroge sur des choses qui dépassent largement
les problèmes du sol. Il est, en quelque sorte, à lui tout seul, le rempart du
village contre les limbes. Ou plutôt, contre les mouvements des limbes. Et les
limbes ne sont pas la seule chose que le terrien redoute quand il scrute
l'horizon rapproché.
Bzjeurd a déjà passé les drains, il est à pied, menant Capour par la bride. La
rue est déserte, mais il y a une femme, en noir, assise sur le pas de sa porte.
C'est la vieille Kataïna,
elle lui tourne le dos, mais il la reconnaît à sa silhouette. Il s'approche
d'elle. De son index tendu, sa main posée sur le genou, elle indique le centre
du village. Ses yeux sont immobiles. Elle a juste un peu de sang coagulé aux
commissures des lèvres. A la couleur de sa peau Bzjeurd constate qu'elle n'est
pas morte depuis longtemps. Il s'arrête, hésite, puis continue dans la
direction que depuis hier déjà elle semble avoir voulu indiquer.
La place est jonchée de cadavres épars. Ils baignent dans leur sang. Seuls les
enfants ont ce sourire d'angoisse terrifiée d'avoir aperçu la mort juste avant
qu'elle ne les frappe. Bzjeurd attache Capour à un des gros anneaux de fer de
la fontaine. Mais Capour n'y touche pas, car l'homme agenouillé qui semble y
boire a déjà teinté de rouge l'eau de l'abreuvoir, des caillots bruns flottent
à la surface.
Bzjeurd parcourt les corps. Il les identifie, les reconnaît, et se les nomme à
voix basse. Tout le village est là. Seuls les très jeunes femmes et les enfants
mâles de moins de cinq ans manquent. Il a vu sa mère, ses deux frères, mais pas
Gaéva, sa soeur qui avait dix-sept ans l'an passé, ni son neveu dont il vient
d'essuyer le visage du père pour bien l'identifier une dernière fois.
Sur les terres des limbes, comme le bois est rare et précieux, les maisons sont
construites sans charpente, en briques de limon séché. Elles sont circulaires.
Au début, elles ressemblent à un gros bonnet de laine, mais au fur et à mesure
des besoins de leurs habitants, on y accole des absides. Et elles finissent par
se rejoindre les unes aux autres pour former une sorte de termitière, organisée
autour d'une place centrale et percée de galeries qui en dessinent alors les
rues. Au centre de la place, il y a la fontaine et le seul édifice charpenté,
la tour. Elle dépasse légèrement les toits et permet quelquefois aux habitants
des terres d'anticiper leur destin en leur découvrant une portion d'horizon.
Bzjeurd charge quelques corps sur une charrette. Il les ramène vers la tour. Il
a mis des fagots dans la pièce basse. Avant d'y abandonner les morts, il sort
de ses sabretaches de quoi écrire et il marque leurs noms. Il les organise par
famille. Ainsi il pourra aussi faire l'inventaire des absents.
La vieille Kataïna, Bzjeurd est allé la chercher en dernier. Quand il la
ramène, la nuit est tombée. Il l'inscrit, c'est le trois cent quarante-neuvième
corps.
Il éloigne Capour et l'attache à la rambarde d'une maison. Il lui ôte sa selle
qu'il dépose par terre, à côté de lui. Il a trouvé du foin, il le lui donne.
Puis il retourne vers la tour. A haute température le limon bien sec est
légèrement combustible. Les gens d'ici disent que cela date du grand déluge
noir. Les fagots prennent tout de suite.
Assis sur la selle à côté de Capour, dans la lueur éclatante des flammes,
Bzjeurd a l'air d'un cadavre oublié. Son visage est couvert de traînées de
sang, de terre, de sueur qui lui collent les cheveux en plaques sombres et
humides. Son regard est injecté de vaisseaux rouges comme s'il était victime
d'une hémorragie interne. Et c'est seulement le reflet du feu dans le brillant
de ses yeux fixes qui le distingue des trois cent quarante-neuf cadavres qui se
consument dans la tour. L'incendie est si intense qu'au lieu de remplir l'air
de l'odeur insupportable de la kératine brûlée, il le purifie, supprimant le
parfum écoeurant du sang coagulé et chassant d'un seul coup les mouches et les
milliers de papillons gris qui festoyaient déjà.
Dans le souffle en turbine de l'incendie, un rythme à trois notes s'élève.
Toujours répété. Jusqu'à l'aube. C'est Bzjeurd. Il a sorti sa guimbarde. Assis,
figé, il joue. Seul son index bouge sur la lame de l'instrument. L'ombre du
doigt danse sur son visage, la guimbarde martèle ses trois notes.
Depuis deux jours, les pluies ont
repris. Malgré les carrés, l'avance est difficile. Souvent Bzjeurd doit
s'arrêter pour trouver son point. Plutôt que de faire des visées à quarantecinq
degrés pour contourner les mouvants, il préfère revenir sur ses pas jusqu'à un
endroit dont il est certain des coordonnées sur la carte. De là, il essaye un
autre passage. Très vite après son départ du village, vers le nord, les
dernières traces des tueurs se dont dissoutes sous la pluie. Après un jour de
marche, il a dû choisir. Un village à quinze degrés, un autre à soixante-sept,
à égale distance, sans aucun indice. Il a laissé la bride longue et Capour a
choisi pour lui. Soixante-sept degrés. Vers l'est.
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V: 05.10.2021 (V1: 17.04.01)