Olivier Sillig

La Grand-mère, la grue et le réalisateur

Lexique illustré* d'un possible échec

3 décembre 2004


Sommaire

ILLUSTRATIONS / SCÉNARIO / CASTING / LE RÔLE / MA VOISINE / LE CHOIX DE LA COMÉDIENNE / PRÉPARATION DU RÔLE
SUISSITUDE / ALTERNATIVE / DE MON AUTORITÉ NATURELLE / LE TOURNAGE / L’IMAGE MATÉRIELLE  / LE FILM MONTÉ
SORTIE / PERSPECTIVEPRODUCTEURS ET SOUTIENS / REMERCIEMENTSCOÛTS ET BUDGET /
BILAN PERSONNEL

* Les illustrations sont extraites du story-board que j’ai dessiné pour le tournage.

ILLUSTRATIONS

N.B Par soucis de légèreté (en kilobit), seule la version papier est illustrée. La version Internet propose des liens sur les dessins des plans, qui accompagnaient le découpage du tournage : plan1 / plan2plan3 / plan4 / plan5  / plan6 / plan7

SCÉNARIO

J’ai une belle idée, un beau scénario. Les dialogues, bien qu’assez rudes et agressifs passent ; le lecteur, créatif, imagine le contexte, pressent l’âme des protagonistes, particulièrement celle de la grand-mère. Mais il se peut que le texte soit trop séduisant ; comme pour certaines pièces de théâtre, sa lecture se suffit peut-être à elle-même.

CASTING

Le casting est un moment difficile, le réalisateur fait son choix. Un peu comme le patricien au marché des esclaves.
Les comédiennes sont âgées, il s’agit peut-être de leur dernier rôle. Je les ménage, leur téléphone, et leur annonce ma décision avec tact.

LE RÔLE

Le rôle est très physique. Aussi bien aménagé que soit le tournage, il reste difficile, surtout quand l’âge est en rapport. Je dois trouver une comédienne capable d’assumer ça.
Il y a beaucoup de texte. Vu le découpage prévu, il nécessite une mémorisation préalable parfaite.

MA VOISINE

À quelques maisons de chez moi habite une très vieille femme. Elle est presque toujours à sa fenêtre. Quelquefois je la croise dans la rue, nous nous saluons. Elle a le cheveu rare et blanc. Elle est fragile, un peu transparente, mais encore énergique et souriante. Je n’ose pas l’aborder et lui proposer un bout d’essai. Je reste trop prudent pour prendre le risque de tourner avec une non-comédienne.

LE CHOIX DE LA COMÉDIENNE

J’opte pour une comédienne professionnelle. Mais ici les comédiens sont avant tout des comédiens de théâtre et les comédiens de théâtre théâtralisent facilement. Je pense pouvoir vaincre la difficulté, faire avec, ou la contourner.

PRÉPARATION DU RÔLE

Avec l’excuse valable des contraintes qu’impose le rôle, je me fais piéger pour la seconde fois (après « Contrat:Curiaces », 1996). Avec la comédienne, nous répétons et travaillons le rôle. Si nous nous familiarisons l’un à l’autre, nous prenons aussi des habitudes ; des choses sous-entendues deviennent désormais entendues. Pendant le tournage la grand-mère n’a plus à me les faire découvrir, nous n’avons plus à inventer la vie, à explorer l’espace et le présent, à vivre l’histoire comme si c’était une première fois.
Aujourd’hui je jure, mais un peu tard, qu’on m’y reprendra plus.

SUISSITUDE

— À propos des modèles qu'il dessinait, un peintre disait que plus on cherche la fidélité au modèle plus on perd son mouvement, son expression, sa vérité et que plus on cherche sa vérité... etc. Par vérité, il voulait dire son étoffe.
— Parce que ses modèles étaient habillés ?
— Idiot ! L'étoffe, l'étoffe de l'être. Et pour Yves...

« Lyon, Simple filature », manuscrit

Comme dans les années 50 avec nos postes et nos chocolats, nous, Suisses, aimons produire le meilleur. Meilleurs images, meilleur son, meilleur maquillage, meilleur support. Au risque de se perdre.

ALTERNATIVE

À un moment du financement, j’ai cru n’arriver qu’au quart de mon budget. J’ai imaginé une alternative de tournage. Tournage en MiniDv. Un plan unique, rapproché. Décors : dans le tiers supérieur de l’image une barre horizontale jaune, ornementée d’ampoules de couleur ; elle figure le sommet de la flèche horizontale. Y apparaît une main hésitante, puis la grand-mère jusqu‘à la taille. A la fin, quand l’échelle de pompier est censée arriver, on voit la grand-mère simplement sortir de l’image par le bas ; la bande son fait le reste. Légèreté…

DE MON AUTORITÉ NATURELLE

Lors du tournage de « Écritures » (1999), mon chef op, le même, m’a demandé comment je faisais pour avoir si peu d’idées (cinématographiques, de cadrage et de découpage). J’ai répondu que je savais m’entourer d’une équipe qui en avait. En corollaire, je ne sais pas imposer mes intuitions.
J’ai vu des réalisateurs convaincus de détenir la vérité et la vie. Eux comme moi, nous nous sommes quelquefois plantés, quelquefois pas.

LE TOURNAGE

Le tournage se déroule dans d’excellentes conditions, lieu, confort, accueil, préparation.
Il est hélas trop court pour que se créent un esprit et une dynamique d’équipe. Le temps de trouver nos marques et c’est déjà terminé.
La comédienne est admirable de volonté, de ténacité, d’ardeur et de résistance.
Il y a un espace un peu magique quand, confortablement assis au cœur de la nuit dans des fauteuils de pêcheurs nous dirigeons au portable mains-libres la doublure de la grand-mère. Elle évolue à trente mètre du sol parmi les guirlandes d’ampoules colorées.

L’IMAGE MATÉRIELLE

Dans un roman publié, et donc matérialisé par un livre, le texte n’est rien de plus que la somme des mots choisis par l’auteur, dans l’ordre qu’il a établi. L’histoire, immatérielle, est ensuite la séquence de musiques et d’images que chaque lecteur s’invente. Au-delà de sa propre appréhension, vécue en écrivant et en se relisant, l’auteur n’en a guère écho.
Dans un film monté, l’histoire imaginée est là, matérielle, quasi objective. Difficile de ne pas la voir. Aussi si elle est ratée. L’écrivain peut se mettre au bénéfice du doute, le réalisateur moins.

LE FILM MONTÉ

Le film est monté. Il suit le scénario et son découpage. Il s’affiche nu et brutal. L’image est bonne, le son nickel, mais la sauce ne prend pas. Ce qui jouait dans le scénario ne joue pas ici. La voie où j’ai conduit la grand-mère ne croche pas. Trop directe, trop vite agressive. On ne s’attache pas à elle. On ne s’émeut pas et on attend le générique.
Le premier montage d’« Umbo et Samuel » (1995) démarrait aussi sur un monde trop agressif. Les quelques spectateurs qui l’ont vu alors étaient avant tout irrités. Mais nous avions le matériel pour faire un montage différent ; il a permis au film de marcher magnifiquement. Ici, le parti pris de ne montrer que la grand-mère, et de la filmer au plus porche du scénario, limite terriblement toute alternative.
D’autres essais de montage, avec des respirations trouvées ça et là dans les rushes, une place plus grande donnée aux voix et aux dialogues hors champ, sont pour l’instant suspendus. Le pronostic n’est pas très favorable.

SORTIE

Depuis Clermont Ferrand, où j’ai vu 96 films en quelques jours, je sais que rien n’est plus long qu’un mauvais court. Mieux vaut ne rien proposer que mettre sur le marché un court métrage raté.

PERSPECTIVE

Les poubelles du vingt-et-unième sont immortellement virtuelles. Au début de l’année prochaine, sans doute vais-je entrouvrir la mienne, regarder d’un œil neuf ce qu’elle contient. Réessayer. Il en sortira peut-être quelque chose. Mais…

PRODUCTEURS ET SOUTIENS

Sur la base du projet, du scénario, et sans doute de mes précédents, des instances et institutions ont cru à mon film. Certaines souhaitaient l’utiliser comme illustration d’un problème d’actualité. Je suis un peu désolé. Pour elles comme pour moi.
D’une manière ou d’une autre, ces instances sont intervenues comme coproductrices, ce qui implique une participation au risque d’une entreprise, le film, qui, souvent pour le meilleur, reste hasardeuse. J’espère que cela ne refroidira pas leur esprit d’encouragement mais qu’au contraire que cela les aiguillonnera, sur d’autres projets, d’autres personnes peut-être. Je les en remercie.

REMERCIEMENTS

je présente mes excuses a toute l’équipe qui a participé au projet pour l’impasse dans laquelle je nous ai conduits. J’assume pleinement l’échec, comme j’aurais accepté personnellement le succès.
 Merci à tous, pour la qualité de votre travail. J’espère vous retrouver bientôt.

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COÛTS ET BUDGET

Un film raté coûte plus cher qu’un film réussi. Outre un temps de développement plus long (tâtonnements, montages successifs), il ne verra pas les rentrées financières (ventes aux télévisions, droit d’auteur, succès cinéma et passage antenne) qui auraient permis d’amortir les fonds propres, voire d’amorcer une nouvelle production.
Un bouclement définitif des comptes reste prématuré.                                                      

BILAN PERSONNEL

L’échec, qui n’épargne pas même les plus grands réalisateurs, me laisse d’abord un goût un peu saumâtre. Mais il est formateur. Un mois de chantier me permet de me ressourcer, et accessoirement d’améliorer mes finances.
J’ai envoyés à la poubelle nombre de mes textes, essentiellement des nouvelles (poubelle toujours virtuelle bien sûr, certains je les reprends dix ans plus tard). Quel que soit le temps que je leur ai consacré, ce n’est qu’une liasse de papier très immatérielle. Le film est physique, une synthèse plus objectivable de ressources et de moyens concrétisés en lui. Son abandon est plus manifeste, plus public, plus choquant.
J’ai dû attendre 8 ans pour avoir un deuxième roman publié. Il avait fallu 7 ans pour le premier. Les choses semblent s’accélérer puisqu’un autre sera édité l’année prochaine en France. Mon écriture est plus visuelle que littéraire. Malgré cela, je me considère, et je suis, avant tout écrivain. Je me projette de livre en livre, de texte en texte. Mon premier court métrage, je l’ai fait un peu par accident. Les autres aussi. Accidents quelquefois heureux, d’autres fois moins.
En referai-je ? J’ai quelques idées dans mon chapeau, quelques envies ; et des doutes.
Parlant de la vie, le buveur de bière de Gorom-Gorom disait : « Le chemin est caillouteux ». Heureusement, il est aussi imprévisible et sinueux. C’est ce qui rend le rend amusant.

                                                                Olivier Sillig, Lausanne, novembre 2004


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V : 03/12/04 (Vo:  26.11.04 - 3.12.04)