Création:
octobre 1982, dans "La vie, l'amour,
poët poët en 1983.
Décors: Salle
d'attente d'un hôpital, vide. Le public fait office de patients
en attente.
Situation: Monsieur
Death entre. Il porte sur son dos un gros étui en skaï ou
en cuir, genre sac de
golf, mais oblong. Débonnaire, il parle avec l'accent du
terroir.
Monsieur Death (à la cantonade)
Oui mais … c’est que je viens exprès pour elle…
Bon, merci, je patienterai…
Dans la salle d’attente? Merci.
Monsieur
Death s’assied. Tout en parlant, il sort de son étui et
déploie une faux qu'il
se met à aiguiser.
C’est pas un métier facile.
Certains de mes collègues, ils travaillent à la
pièce, ils accumulent. Eh bien,
c’est pas dans ma philosophie. Moi, j’ai de la déontologie.
Intervenir au bon
moment, là où il faut, c’est ma devise. Dans la mesure du
possible! C’est pour
ça que je fais surtout dans les établissements
gériatriques, comme on dit
actuellement. Certains insinuent que c’est parce que je n’ai
qu’à les cueillir.
Non! Je n’aime pas m’imposer, c’est tout!
Et puis, les conditions de travail
sont beaucoup plus difficiles maintenant. On vous fait toujours
attendre. Comme
ici, exactement. Dans le temps, la demoiselle de réception
— c’était
souvent une sœur — vous saluait chaleureusement:
“ — Bonjour Monsieur Death, comment ça va?
Oui, les gens m’appellent Monsieur Death, ça sonne mieux.
Monsieur La Mort, ça surprend, et ça prête à
sourire. J’ai même connu un type
qui s’appelait Monsieur La Dame. Alors, on m’appelle Monsieur Death,
ça fait
mieux pour tout le monde, tout en restant familier.
“ — Bonjour Monsieur Death, on prévoyait votre
visite. Vous venez pour ce brave Monsieur Despont, René,
n’s’pas? Eh bien! On
est content de vous voir. Et lui, il vous attend. Le printemps
passé, il
s’intéressait encore au jardin, ça eût
été un peu tôt. Mais maintenant, il
reste assis dans sa chambre. Il compte sur vous, ça se voit.
“ Monsieur Death, mettez-vous dans ce fauteuil, près
du
poêle. Avec le froid qu’il fait, vous devez être
gelé jusqu’aux os. Je vais
monter l’avertir. Et l’aider à se laver, comme ça il sera
tout prêt. Il faut
aussi que Monsieur l’abbé passe.
Un peu après je croisais effectivement le curé, on
échangeait quelques paroles:
“ — C’est bon, vous pouvez y aller, il m’a confié
tous ses petits péchés, il est, comme un agneau à
ramener au troupeau, fin prêt
à vous suivre par la main.
Faut dire qu’à cette époque, les prêtres
n’étaient pas
subventionnés et dispensaient les derniers sacrements avec
zèle car alors on
n'enterrait pas sans une messe mortuaire qui amenait quelques deniers
bien
venus et nécessaires dans la bourse du prélat.
Tandis que maintenant, on vous reçoit froidement, on vous
fait attendre et quelquefois comprendre que l’on est
indésiré, et même
incongru!
Oh! Il y en a bien de temps en temps qui sont gentilles. Au
grand hospice, il y avait une réceptionniste, mignonne, avec des
grands yeux
tristes, avec qui j’ai fait un brin de causette pendant que
j’attendais. De fil
en aiguille, et d’aiguille en suaire, je lui ai demandé à
quelle heure elle
sortait ce soir. J'ai discrètement laissé entendre
qu’à six heures, je pourrais
bien être sur la terrasse de bistrot d’en face. Elle m’a dit
qu’elle viendrait.
À six heures, je sirotais deux doigts de cognac quand je
l’ai aperçue qui sortait de l’hôpital. Elle m’a fait un
petit signe depuis le
trottoir, puis elle a traversé, légère… Soudain
j’ai vu une voiture qui lui
fonçait dessus. J’ai crié. Elle a fait un saut pour
éviter le bolide et elle
s’est empalée sur ma faux. Faux pas.
Quelquefois, je suis appelé à travailler hors de mon
secteur. Une urgence. Un type vient de sauter du pont et il est
resté accroché
dans les poutrelles métalliques.
J’arrive. Je suis très gêné, alors je le
charrie un peu:
“— Faux pas?
“— Non, j’ai sauté. Fauchez!
“ — Oh! Vous avez fait faillite?
“ — Non! Fauchez! Fauchez donc!
Et le voilà qui s’agite. Je lui crie qu’il faut pas, que
tout geste inconsidéré pourrait le faire tomber car il
est en porte-à-faux. Et
je me défaufile.
Le plus difficile, c’est à la clinique gériatrique,
“ Le Reposoir ”, du professeur Richaud. L’autre jour, je m’y
pointe,
le matin, vers dix heures car je sais que c’est souvent l’heure creuse.
Je
m’annonce et demande Madame Dupont, Irène Dupont.
Stupéfaction chez la dame de
la réception qui me dit que c’est impossible. En tous cas sans
l’accord du
professeur.
Je me fais pressant, elle appelle le professeur, et m’envoie
le trouver au deuxième.
Il est là parmi sa cour d’internes à leur distribuer
sa
bonne parole. Il m’aperçoit. Avant que je ne sois trop
près, il fait un geste,
pour me maintenir à l’écart, et vient vers moi.
Quand je lui dis pour qui je suis là, il laisse choir ses
dossiers et s'écrie:
“ – Mais vous n’y pensez pas! C’est notre doyenne!
“ – Justement.
“ – Ce n’est pas possible! Prenez en une autre, mais
pas notre doyenne dont nous sommes si fiers, sur qui nous menons de
front
l’action conjuguée de la chimiothérapie la plus moderne
et de l’histo-chirurgie
la plus novatrice! Nous venons de lui greffer, à la suite des
greffes
précédentes, deux reins d’un coup! Et elle est dans un
état plus que critique!
“ – Justement, c’est son heure, dis-je calmement.
Et le voilà qui se lance dans un discours, nous perd dans
des explications des plus scientifiques, théoriques et
médicalisantes, dans un
apologue eschatologique de son art, tout en me faisant reculer
habilement. Tant
et si bien que son discours, il le clôt par la porte
d’entrée qu’il me referme
sur le nez.
Eh bien, de rage, j’ai fauché un passant. Faut pas!
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06/11/2007
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