Les Petits bateaux d'Olivier
Sillig / 26_Fernet-Branca_013 |
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Le
Fernet vu par Cavanna
Le
Fernet, c'est la potion
magique des grand-mères. Quand tu vois un môme
passer, grave, rasant les murs à
cause des bousculades et portant comme le Saint-Sacrement un verre
qu'il
protège de son autre main étendue par-dessus bien
à plat contre les chutes de
poussière (rue Sainte-Anne, on fait le ménage le soir,
quand on l'a fini chez
les autres, ou
n'importe quand dans la journée, entre deux lessives «
chez les
autres »), un verre à demi plein de Fernet Branca qu'il
vient d'acheter pour
dix sous chez Mme Lozzi, le « Produits d'Italie » de la rue
Paul-Bert, alors tu
te dis tiens, sa nonna qui a encore le mal de ventre! Le Fernet Branca
est
souverain contre le mal de ventre. Aussi contre le mal de tête,
contre le mal
du froid, contre le mal des bonnes femmes qui
les prend tous les mois que des
fois ça les rend vraiment méchantes, contre tout. Le
Fernet, c'est une
invention que tu peux même pas
imaginer comme elle est utile. Et rien que du
naturel, attention! Personne ne peut l'imiter, impossible, parce que
c'est fait
avec des plantes secrètes qui poussent seulement en Italie,
dans la montagne,
et il faut les cueillir au bon moment, quand la lune et les astres sont
juste
comme ils doivent être, ça arrive une fois tous les sept
ans, en même temps il
faut dire la prière secrète et faire les signes, et si
c'est pas un Italien qui
les cueille ça marche pas, ça guérit rien du tout
et même ça t'étouffe. C'est
les frères Branca qui l'ont inventé, la Madonna leur est
apparue, elle leur a
dicté la formule et montré l'endroit, il y a leur
signature sur la bouteille,
si c'est pas juste exactement la bonne signature c'est pas du vrai
Fernet et si
tu en bois tu vas en prison. Autour de la signature il y a plein de
médailles
en or qu'on leur a données dans le monde entier tellement qu'ils
ont fait du
bien à des tas de gens malades, même
des morts ils les ont fait revenir, mais
faut pas qu'il y ait les asticots dedans, s'il y a les asticots, rien
à faire,
ça veut dire que l'âme est partie, quand l'âme s'en
va les asticots peuvent
venir,
pas avant. Et sur l'étiquette il y a encore un aigle qui vole en
l'air
et qui emporte le monde dans ses pattes, c'est pour dire que l'aigle
est le
plus fort de tous les oiseaux, parce que le monde, c'est lourd, tiens,
vachement, et le Fernet il est pareil comme l'aigle, si tu le bois tu
deviens
fort pareil. Ecco. Les Français, ils disent c'est quoi, cette
saleté, ils
goûtent et ils crachent, et ils toussent, et ils se frottent la
langue avec le
mouchoir, et ils gueulent que cette saloperie dégueulasse va les
faire crever,
ça doit être fabriqué avec du jus de leurs putains
de cigares toscans tout noirs
tout tordus mis à macérer dans de la chiasse de tigre,
faut être pas normal pas
civilisé pour se taper ça. La nonna est sûrement
bien malade pour avoir le
courage de l'avaler. La nonna fait la langue pointue, plisse les yeux
et lape
son Fernet à petits lapements de chat, en geignant «
Oïmé che mi duole la
pancia, non so' cos'ho fatto al Signoure! » entre chaque
trempette de langue.
La nonna est une vieille hypocrite. Son œil rigole de gourmandise
et se cligne
à lui-même dans le noir Fernet aux chauds reflets de
goudron fondu. Le mal de
ventre ravage les nonnas, tiens, mon céri, va m'acéter
dix sous de Fernet cez
madama Lozzi, oïmé que zé souffre, fais vite, mon
petit lapin, tou diras rien à
la mamma, eh, qu'elle se farait dou mouvais sang, tou comprende, tou
diras
rien, eh? Tiens, ancora un sou, tou t'acétéras
dou-é caramels.
Cavanna, les Ritals,
éditions Belfond
(J’espère
que Cavanna et
ses éditeurs me pardonneront cet emprunt pirate, ils
comprendront qu’il s’agit
là d’un hommage.)