Cabron

Les contes d’Ava attirent toujours du monde, mais la musique manque. Ava se sent amputée de quelque chose. Chaque fois qu’elle ou Tiécelin croisent un musicien, ils écoutent attentivement, mais à chaque fois secouent la tête. Ce n’est ce qu’ils cherchent.
Souvent Tiécelin s’arrête devant les crétins et les idiots, particulièrement ceux du même type que Face-de-lune. Il leur propose de s’amuser avec le bois à musique.
— Pourquoi ? Tu crois qu’ils sont les seuls qui sachent jouer ? demande Delphine étonnée.
C’est Ava qui répond :
— Les airs des vrais musiciens sont trop lisses pour nous.
Tiécelin surenchérit :
— C’est comme de la dentelle. La dentelle, c’est bien joli pour mettre sous un plat ou un vase.
— Or je ne suis pas un plat, ajoute Ava pragmatique. La musique, c’est trop souvent juste fait pour l’harmonie. Pour les histoires que j’aime raconter, il faut quelque chose de plus âpre. Elle soupire : Face-de-lune y réussissait à merveille. Quelque chose de plus proche de l’âme. Pour leur faire entrevoir ce monde invisible que nous partageons tous.
Un jour, ils trouvent, isolé, un gamin monté en graine. Un cou beaucoup trop long, penché en avant, la pomme d’Adam proéminente, surmonté d’une tête plutôt petite avec un visage inexpressif et le regard fixe. Dès qu’il s’imagine ne pas être observé, le curieux bonhomme se balance d’avant en arrière.
Tiécelin lui passe le bois à musique. Le garçon l’attrape — il a des ongles très longs qu’il refuse de couper —, le manipule un instant, puis souffle dedans, une très longue plainte qui retient l’attention. Mais il secoue la tête pour manifester quelque chose qui ressemble à de l’insatisfaction. Il repose l’instrument, se lève, et part.
Tiécelin et Ava sont étonnés et déçus.
Voilà que dans l’après-midi, le garçon revient. Il s’approche en décrivant des arcs concentriques allant s’étrécissant jusqu’à rejoindre l’espace qu’occupe la compagnie. De son gilet en peau de mouton, il extrait une très courte bombarde. Malgré le ton criard de ce genre d’instrument, il en tire une mélopée très basse, très faible, très douce, triste et lente. Toute l’équipe s’avance. Il continue. Enfin, après un temps assez long, où il a quelquefois modulé très fort sa surprenante musique, Ava vient vers lui. Il recule. Elle le contourne, le rejoint par derrière, mais sans trop s’approcher. Elle se met à chanter, d’abord en sourdine puis jusqu’à son niveau sonore à lui, et dans son intention propre. Il continue. Elle passe alors à un conte, bref, nouveau, improvisé par la circonstance, qu’il parait écouter et entendre et qu’il réussit à accompagner à sa manière, en sachant même ménager des silences. Derrière eux, un public s’est attroupé. À un instant précis, tous deux savent qu’ils ont terminé ; ils s’arrêtent. Ava salue. Le garçon monté en graine s’enfuit. Tiécelin envoie Louve passer un chapeau pour la quête. Le public improvisé se montre généreux.
Ava voudrait qu’on rattrape le musicien, ne serait-ce que pour lui donner sa part.
— Il reviendra, déclare Tiécelin avec assurance.
Le lendemain, il est là. Entre temps, Tiécelin s’est renseigné. C’est un vagabond, qui a quelquefois fait le berger et qui semble ne s’entendre qu’avec les bêtes. Certaines femmes se signent ou croisent les doigts.
Tiécelin l’invite à partir avec eux.
— Tu seras notre musicien. Tu comprends ?
Le garçon ne manifeste rien.
— Tu veux ? insiste Tiécelin.
— Hein, hein, répond celui-ci d’une voix très gutturale.
Il a compris, il veut. Il paraît qu’il ne parle pas. Les gens l’appellent Cabron, parce que, outre son métier d’occasions, chevrier, il ressemble à une chèvre, avec sa barbichette folle qui pointe étrangement dans ce visage si gravement enfantin, ou à un cabri ou, avec ses jambes déjà très poilues qu’il arbore nues, à un bouc.
Il est immédiatement attiré par Foulque. Tiécelin sent chez Cabron une très grande douceur, qu’il manifeste au bébé auquel il parvient même à sourire, et une très grande violence. Dans les premiers jours, Tiécelin le surprend à se frapper convulsivement la tête contre un mur. Une autre fois, il le trouve assis à côtés de deux oiseaux qu’il a sans doute étranglés. Tiécelin demande à Aliaume de toujours garder un œil sur lui, et au besoin de le protéger.
— Aussi contre lui-même.
Aliaume s’en charge aussitôt — l’ancien écuyer accepte tout ce que lui demande Tiécelin, puisqu’il est devenu le prolongement de Delphine.
Le soir, quand les jeunes parents se retrouvent seul, Tiécelin essaie d’expliquer :
— Aliaume et Cabron sont très semblables et très différents, sans doute par des routes et pour des raisons très différentes. Cabron a une sensibilité qui lui court sous la peau. Tous deux sont inexpressifs. Cabron ne parle pas, ou presque… Tiécelin s’arrête interloqué : Nous faudra-t-il donc une autre naissance ? Je pense qu’il est intelligent. On peut le laisser jouer avec Foulque, Aliaume veille au grain.
 […]
Tout un public préfère désormais les évolutions acrobatiques d’Amanda, Maroussia et Louve, les contes d’Ava et la musique de Cabron, les contorsions de Boa et Moa, ou enfin les soupirs et les cuisses hospitalières et aveugles de Mariska.
[…]
Tous les hommes, Boa, Pépin, Aliaume, Mangefeu, Tiécelin et Cabron s’y attellent,
[…]
Louve s’approche de Pépin à qui elle demande de recharger le feu avec du roseau bien sec. Avec Cabron à ses cotés, elle s’avance pour faire face aux autres. Ce que voyant, et devinant que quelque chose va se produire, les habitants du coin et les autres forains se massent autour d’eux.
Peu à peu, dans le silence qui s’établit, ne subitiste que le souffle du feu et ses craquements soudains. Ava tend l’oreille, elle a compris que sa fille et Cabron vont improviser ensemble. Mais quoi, sans Amanda ni Maroussia ?
Cabron commence à jouer de sa petite bombarde. Tiécelin est stupéfait. La musique, plus mélodieuse qu’a son ordinaire, recrée des rythmes arabes que Tiécelin a connus lors de leurs périples andalous. Tiécelin doute fort que Cabron les ait jamais entendus. Une complainte.
Cabron s’interrompt assez vite. Louve esquisse un geste au-delà de l’obscurité, vers la brume qui court sur l’eau et qui reflète les clartés et les ombres diffusés par le feu. La fillette s’immobilise. Cabron égraine quelques notes de plus, toujours sur la même ligne mélodique. Louve exécute un tour sur elle-même, refait son geste, sa petite main ouverte tendue vers l’étang. Cabron reprend sa phrase. Et la termine en une plainte mourante.  

© textes et illustrations: CinÉthique, Olivier Sillig.


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V: (29.04.2009)