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Olivier Sillig 

La Manière blanche
Illustration: Olivier Sillig: Technique mixte, 1984                      .Technique mixte, 1984
Le café, un café perdu, inattendu, insoupçonné, comme une perle dans un creux du désert, était vide. Aveuglé par la lumière du dehors, j’ai d’abord été frappé par le silence puis j’ai entendu du bruit au fond. Plutôt que d’appeler, je me suis avancé et je t’ai vu te mouvoir, derrière la longue table avec sa toile cirée. Tu étais en tablier à damier, fermé. Tu avais les hanches larges, elles ondoyaient.
Peut-être ai-je entraperçu un de tes pieds nus sur la serpillière. Mais avant tout, c’est ton odeur qui m’a retenu, une odeur de transpiration, celle de l’instant, et une autre plus ancienne qui avait séché dans les plis du sarrau et que l’humidité de maintenant réveillait, forte, acre, rude et douce, sans être sure. Elle couvrait la mienne, une sueur du dehors, les heures de marches alignées sur le causse.
Tu t’es retournée, pas parce que tu venais de m’entendre mais comme si tu t’attendais depuis toujours à me trouver à cette place. Ma sueur ?
Au moment de me demander ce que je désirais consommer, tu t’es interrompue. L’entrée de la cuisine se trouvant dans l’alignement du café, je devais être à contre jour. Tu t’es passé l’avant-bras, que tu avais nu, sur le visage, comme si tu voulais t’essuyer le front, mais ce n’était pas pour ça ; tu étais éblouie, et moi étonné. Et je t’ai vu sourire, un sourire bien blanc, carnassier. Puis tu t’es tenue à la table, les paumes des mains à plat, les doigts agrippés à l’épaisseur du plan, légèrement penchée en avant. Ta poitrine, couverte d’une fine rosée, et ta respiration, silencieuse, au lieu de se calmer, s’accéléraient alors que ta petite croix en or allait se perdre entre tes seins.
Je n’ai pas répondu à ton silence. Je me suis approché. Un rayon de lumière poussiéreuse, un verre plutôt qu’une lucarne au-dessus de l’évier, effleurait ton visage. Il y avait un essuie-mains, un torchon de cuisine, une grosse toile grège entrecoupée d’une ligne rouge, je l’ai pris et je t’ai essuyé la tempe. Tu t’es accrochée à mon épaule, j’ai attrapé ta main et je l’ai élevée dans le jour en même temps que j’ai plongé, en le laissant dévaler le long de ton bras, mon nez vers ton aisselle ; elle n’était pas épilée, j’étais ivre. Tu t’es tournée un peu plus, j’ai ouvert les premiers boutons de ton tablier, tu étais nue dessous et tes seins ont jailli, avec leurs aréoles énormes et sombres sur ta peau très blanche. Ta main est passée sur ma joue, elle a fait crisser une barbe de plusieurs jours.
Tu as pris le risque de parler. Tu avais assez d’assurance pour briser le silence. Tu as dit :
— On dirait une gauloise bien sèche qui s’enflamme, comme celles que fumait mon père.
Mes yeux ont ri, tes dents aussi. J’ai malaxé tes cheveux, d’une main. De l’autre, j’ai remonté le bas de ton tablier. J’ai senti sous mes doigts ta culotte blanche que j’ai déchirée avec, je pense, une infinie douceur, puis je t’ai poussée sur la table, sur la toile cirée, mais en te retenant par la nuque pour qu’il n’y ait ni violence, ni vitesse, ni vertige. Je t’ai écarté les cuisses. Tout en caressant l’une d’elles, j’ai fait tomber mon pantalon. Je portais une chemise légère en coton à deux sous, dans les écossais bleus ; je l’ai gardée. Je suis resté presque immobile, toi aussi, mais les ailes de mon nez papillonnaient puis se sont posées sur ton sexe, suivies de mes doigts qui ont farfouillé dans la touffe de poils sombre sur les carreaux de la toile cirée. Je me suis redressé et je t’ai pénétrée. Sans tergiversation mais sans rudesse. Toi, tu as glissé tes doigts dans ma bouche. Nos souffles asynchrones étaient courts et le parfum de nos sueurs se mêlait au savon noir que tu avais abandonné sur le sol et au musc qui se répandait. Tu as eu envie que je te morde dans le gras du pouce pour couvrir tes cris, avec moi qui bramais. Nous sommes restés comme ça puis je me suis retiré. Tu t’es assise. Nos deux visages étaient très proches, nous ne nous étions jamais embrassés. Tu as ri en silence, moi aussi encore un peu. Tu allais parler mais tu t’es ravisée. J’ai cru un instant que tu pensais me demander de l’argent, le prix d’une passe ; je n’aurais pas aimé, ça avait été un partage. Mais la question que tu voulais poser, tu y as renoncé, parce que ma route était encore longue et qu’il était trop tôt ; la journée n’était pas assez avancée pour que je m’arrête là. Tu t’es reprise. Tu as ramassé une carafe d’eau embuée dans le vieux frigo en bois. J’ai vu que sur la table, sur les carreaux de la toile cirée, il y avait un peu de sperme, d’humeur et de sang, sans doute tes règles n’étaient pas loin. Il allait falloir que tu recommences tes nettoyages. Sur un plateau rond en aluminium, tu as mis un grand verre et, après m’avoir interrogé des yeux, une bouteille de menthe à l’eau. Tu m’as dit d’aller à côté, où tu m’as servi.
J’ai vidé la carafe, en deux temps, tranquillement, puis j’ai posé une pièce de dix francs, et je suis parti. J’ai marché tout l’après-midi. Porté par ton odeur.
***

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slamé par 512 le 26.11.08
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