LE MONDE DES LIVRES / Philippe-Jean Catinchi – Article paru
dans l'édition du 26.08.11
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SKODA / LE MONDE DES LIVRES / Article paru dans l'édition du 26.08.11 La passion selon Sillig
Par
Philippe-Jean Catinchi Faut-il
croire au salut des hirondelles ? Dans une Europe encore gelée par le glacis
de la guerre froide, un hiver trop précoce aurait naguère cloué au sol les
pauvres migrateurs, paralysés par la faim faute d'insectes. Dans le ton des
gestes solidaires qui faisaient le catéchisme des pays de l'Est, on incita
alors les enfants à recueillir les oiseaux martyrs pour les envoyer par avion
en Afrique, blottis dans des boîtes en carton percées de trous de
ventilation. Pour leur assurer une hypothétique survie. C'est du moins
ce qu'a voulu croire Stjepan lorsqu'il a participé, gamin, à l'opération de
sauvetage. Quinze ans plus tard, le jeune homme, unique survivant d'un raid
aérien qui l'a laissé seul dans une contrée inconnue, veut renouveler le
miracle et arracher à l'enfer le nouveau-né qu'il recueille dans un véhicule
où tous sont morts. Tous sauf le nourrisson de quelques semaines, que le
soldat d'aventure, brutalement projeté à 20 ans dans un conflit qui le
dépasse, baptise Skoda, du nom de la voiture qui manqua être son tombeau. Nouveau Moïse,
le bébé est durant une semaine ballotté au gré des rencontres éprouvantes que
fait son père d'adoption. Accablé mais porté aussi par la mission qu'il s'est
fixée, Stjepan mesure la folie de son acte. Au sortir d'une vasque où ils se
baignent et communient, grand et petit, dans l'eau lustrale, l'homme "prend
l'enfant rien que dans une main et l'élève à la hauteur de sa tête. Il
pourrait aussi l'attraper par le cou et l'envoyer s'écraser contre les
rochers, comme on le fait avec les chatons des portées trop nombreuses. Il
pense ça juste parce que c'est un pouvoir trop absolu qu'il détient dans ses
mains, trop absolu pour lui, exagéré, absurde." Mais comment ne pas
relever le défi ? Rien ne l'en distrait : ni l'errance nocturne ininterrompue
pour tromper la faim du nourrisson, bercé par la marche sans fin, ni le
leurre d'une accalmie paradisiaque qui se révèle aussi meurtrière qu'absurde
au final. Semaine
sacrificielle De rencontres
fortuites en embuscades impromptues, Stjepan parvient à préserver Skoda. Au
prix fort puisqu'il doit, pour nourrir le bébé, se plier au désir de ceux dont
il dépend, proie d'un douanier aux allures d'ogre doux, puis d'une famille
privée de mâles par le conflit endémique. Pendant que les morts s'accumulent,
scandant une liturgie funèbre de semaine sacrificielle. Sept corps enterrés
dans un temps de passion, où le mal vous cerne, vous salit, vous abandonne
pour mieux se jouer de vous, chat sans faiblesse face à la souris dont il
s'amuse. Artiste peintre,
scénariste et réalisateur (il a signé un scénario, trois courts-métrages et
un documentaire entre 1994 et 1999), avant de privilégier à l'engagement
littéraire, Olivier Sillig affirme un talent de conteur repéré dès son
premier roman, Bzjeurd (L'Atalante, 1995, repris en Folio-Gallimard,
2000). Science-fiction, fantastique, prose poétique, Sillig s'essaie moins à
tous les genres qu'il n'en joue, toujours mu par un projet d'écriture qui se
moque des classifications. Si, à l'exception d'un roman paru chez H & O, Je
dis tue à tous ceux que j'aime (2005), ce sont les maisons suisses -
Encre fraîche, dont le Lausannois inaugure avec La Marche du loup la
ligne éditoriale en 2004, et Bernard Campiche (La Cire perdue, 2009) -
qui suivent l'oeuvre de l'écrivain, c'est aujourd'hui Buchet-Chastel qui
offre aux lecteurs français le nouvel opus de Sillig, fable féroce et sobre
sur la guerre bien sûr, mais plus largement sur l'absurdité du sort.
L'écrivain vaudois, dont le site personnel et le blog livrent le goût pour
les aventures implacables, les initiations et les transgressions qui
maintiennent l'homme dans sa stature première, pas nécessairement héroïque,
dit avec Skoda qu'il faut continuer à croire que "le bonheur, ou
quelque chose d'approchant (...), peut ou doit exister." Sans
plus. Puisque, comme la foi dans le salut, celle dans le bonheur ne se prouve
pas. De ces "leçons de ténèbres", qui rythment le roman
comme une parodique semaine sainte, ne sourd aucune morale. Juste le récit
d'un acte d'amour sans concession dont le pari tient l'homme debout. Simplement
évident. C'est du reste le slogan choisi par la firme automobile tchèque qui
a bien fortuitement donné son identité à l'hirondelle de Stjepan. |
V: 09
09.02.23 (08.03.2012)