Les Marchands de sable
31 mars 2003, la nuit. Une piste vers Bagdad. Dans l'horizon
immense, les bombardements sporadiques nous aident à nous
diriger sur la capitale.
Comme journalistes indépendants nous évitons les colonnes
des forces
d'occupation; contrairement aux 600 accrédités nous
sommes persona non grata.
Notre agence nous a trouvé un 4 x 4 flambant neuf. Si nous
avions eu une Jeep
ou une bonne vieille Rang Rover, rien ne serait arrivé: rendons
grâce à l'électronique.
À bord, nous sommes trois: Anne, la photographe, Piotr, le
cameraman et moi, Paul, reporter. La nuit est très profonde, le
désert très
désert, la piste aussi. Soudain, sur la gauche, assez proche,
une lueur, un
halo circulaire, s'élève du sol et se prolonge quelques
secondes. La formation
du halo est étrange aujourd'hui car les tempêtes de sable
ont cessé depuis deux
ou trois jours. Par ailleurs une explosion n'est jamais totalement
silencieuse.
Notre véhicule s'arrête d'un coup et ne répond
plus; le démarreur reste muet.
Nous descendons. Piotr ouvre le capot. Anne et moi nous nous asseyons
sur les
accotements d'une piste légèrement
surélevée. La batterie fonctionne, Piotr y
fixe une baladeuse qui n'éclaire que les entrailles de la
voiture. Il s'affaire
en silence.
Presque aussitôt, se détachant sur les lointains
éclats des
bombardements, nous distinguons une silhouette. Nous sommes sans armes,
par
choix comme par conviction de leur totale inutilité;
jusqu'à présent nous
n'avons rencontré aucune manifestation d'hostilité
réelle, elle aurait pourtant
alimenté notre recherche de scoops. À trois mètres
de nous, le type s'arrête.
Il nous salue en s'inclinant. Il est enveloppé dans un tissu,
pas un burnous ou
une robe, mais une sorte de sari africain. L'homme est du reste
longiligne et
fin comme un Massaï. Nous ne distinguons pas son visage. Il reste
à distance et
s'accroupit. Malgré son aspect insolite il s'agit sans doute
d'un indigène, un
berger bédouin isolé et sans troupeau.
En nous rejoignant Piotr le salue au passage en français.
— Y a rien à faire pour l'instant, les commandes ne
répondent plus, on verra ça demain.
Piotr a pris avec lui nos rations de nourriture et de quoi
se faire quelque chose de chaud. Nous proposons à l'inconnu de
venir nous rejoindre.
Sans bouger il refuse poliment notre invitation. Sa diction
est précautionneuse et hésitante:
— Non… mer... ci.
Sa voix a quelque chose d'étrange. Je peux maintenant la
qualifier de métallique.
Tout en mangeant nous faisons le point de la journée. Piotr
met de l'eau à bouillir sur la lanterne sourde. Il sert quatre
cafés, il en
offre un au type qui finalement l'accepte.
— Venez vers nous.
Cette fois l'inconnu s'approche. Il restera accroupi tout le
temps, le visage légèrement tourné vers Bagdad.
Nous parlons de la guerre. Le
mystérieux personnage nous demande de lui expliquer, comme s'il
n'était pas
d'ici, comme s'il débarquait.
Chaque fois qu'il parle, nous nous arrêtons interloqués.
Tous les trois nous éprouvons la même sensation: sa voix
ne paraît pas provenir
exactement de là où nous imaginons que se trouve sa
bouche — il fait très noir
et sa figure reste cachée. Surtout, cette voix semble être
un écho des nôtres,
une sorte de synthèse — la synthèse entre celle de Piotr
et la mienne,
puisqu'elle est à notre octave. Quelquefois, juste avant un mot
nouveau, un
très bref délai s'intercale dans une élocution qui
est sinon si parfaite
qu'elle réussit à déjouer les roulements de "r"
subsistant dans
l'accent russe de Piotr.
Plus intuitive, plus directe que nous, Anne demande:
— Le français n'est pas votre langue maternelle?
— Français?
— Oui, ce que nous parlons.
— Terr… Français, non, ce n'est pas ma langue.
— Vous?…
Le type interrompt Anne et montre le ciel comme si c'était
banal et évident:
— Oui, d'une autre planète.
Visiblement notre surprise l'étonne, notre étonnement
encore
plus. Il lui faut un moment pour assoire notre conviction:
l'arrêt total de
notre 4 x 4 n'est pas une preuve suffisante, ni le léger masque
qu'il porte. Il
dit avoir dû se poser pour effectuer une petite
réparation. Ce serait l'onde de
choc électromagnétique de son atterrissage qui a
provoqué notre panne, une
panne qui devrait être très provisoire.
Mon propos n'est pas de développer ici ses explications ni
comment il nous a convaincus, mais bien de rapporter ce qu'il nous a
raconté
après et qui éclaire la guerre actuelle d'un halo
autrement étonnant que celui
aperçu juste avant la panne.
Notre hôte inattendu s'appelle Thône. Il a quelque chose du
bateleur, son récit est un peu cabotin. D'abord très
réservé, il parle
maintenant avec des gestes amples, souvent en étendant les
mains. Il porte des
gants en polymère noir extrêmement moulant: ses mains ont
cinq doigts comme les
nôtres.
La planète d'où il vient s'appelle Chlonque. Elle se
situe
quelque part dans la galaxie aux antipodes de la terre, dans une
région
beaucoup plus fréquentée.
Anne suggère qu'elle est sans doute aussi plus civilisée.
— Civilisée?… Si vous voulez.
Dans leur coin d'univers, les guerres nationales ont disparu
depuis des lustres. Elles sont désormais stellaires — ou
planétaires pour les
astres ayant plusieurs planètes colonisées mais sans
politique unitaire. Tout
cela est en train d'évoluer. Selon Thône, les Chlonquiens
viennent d'apporter à
l'art de la guerre une contribution très importante.
La planète Chlonque avait connu une première guerre,
dévastatrice, contre un système stellaire voisin,
quelques dizaine de… temps —
Thône ne sait comment pondérer leurs unités de
temps sur les nôtres — plus tôt.
Un nouveau conflit est imminent. Il est lié à l'annonce
de la découverte sur
Chlonque de très importants gisements de… diamants —
l'hésitation de Thône sur
"diamants" indique qu'il ne s'agit pas exactement de diamant mais
d'un cristal voisin, une pierre très précieuse qui entre
aussi dans la
composition de certaines technologies hyper sophistiquée.
Craignant que la
production chlonquienne inonde le marché stellaire et casse les
prix, leurs
voisins immédiats, les Axcisciens, ont décidé de
les attaquer. Officiellement,
c'est pour protéger le marché, mais évidemment
aussi pour s'emparer des mines
et jouer sur les cours selon les règles qu'il leur plaira
d'imposer.
Au moment où la guerre éclate, les Chlonquiens s'estiment
prêts à répondre à la stratégie de
leur adversaire, une stratégie qui s'annonce
simple mais traditionnellement efficace.
Pour nous raconter l'attaque, Thône choisi le point de vue
des Axcisciens, parce que c'est, selon lui, celui plus dynamique de
l'assaillant.
À la périphérie de l'atmosphère
chlonquienne débarque une
escadrille de dromes. Ces dromes sont différents des
nôtres, ils sont
interstellaires, téléguidés par couplage quantique
depuis Axcis, depuis les
Q.G. des Axcisciens, depuis leur fauteuil d'où ils suivent les
assauts sur
leurs écrans plasmatiques. Ces militaires pilotent, s'amusent,
pilonnent. Ils
voient leurs missiles, les cibles, la pulvérisation de
celles-ci. Ils se
félicitent de la portée et de la précision de
leurs bombes ioniques et se
moquent de la totale inefficacité de la riposte DCA
chlonquienne. Aucun de
leurs appareils n'est touché. Ces soldats professionnels en
viennent à
regretter la dialectique plus violente des jeux vidéo de leurs
gamins. Ils
triomphent, sans s'inquiéter d'une faiblesse aussi manifeste
chez l'adversaire.
À ce moment-là, Thône s'interrompt pour interpeller
ma
camarade:
— Anne?
— Oui?
— Sommes-nous vraiment plus civilisés? Le sont-ils?
Pour les Axcisciens, le concept de dommages collatéraux
n'existe pas. Ils ne veulent tout simplement pas de survivants. Ils
n'aborderont
Chlonque que quand celle-ci sera déserte, quand elle aura
été dératisée de ses
occupants.
Je demande à Thône si la multiplicité des mondes
habités
rend le prix des vies encore plus précaire.
— Précaire? Cela dépend des valeurs. Les valeurs sont
fluctuantes, les stratégies aussi.
La première phase de l'attaque est terminée. Pour les
Axcisciens le but semble parfaitement atteint: plus une maison, plus un
édifice, plus une construction debout. Biodégradable,
l'épaisse couche des gaz
envoyés pour nettoyer les sous-sols est apparemment en train de
se résorber. La
seule chose qui résiste, et qui met les Axcisciens en
colère, sur laquelle ils
concentrent en vain leur feu final et qui continue à les
inquiéter, c'est une
sorte de bibendum géant, les bras, les mains et les doigts
écartés loin du
corps, monté sur ressort et qui s'agite de gauche et de droite
à chaque bombe.
Tout petit à l'échelle de la planète, il est assez
grand pour être très visible
sur les vidéos axcisciennes — Thône nous invite à
lui rappeler d'y revenir plus
tard.
La deuxième phase commence, c'est celle de la colonisation.
Les Axcisciens envoient leurs forteresses volantes —
l'équivalent des B52 qui
nous survolent sporadiquement dans le ciel irakien si proche, mais en
version
futuriste, autre carburant, autre vitesse, autre mode de propulsion.
Pour
supporter les températures des atmosphères de
décollage et d'atterrissage, les
hublots sont remplacés par des parois vidéo
intégrales, en principe asservies à
des caméras extérieures. D'abord les équipages
axcisciens découvrent la sphère
réelle de Chlonque, puis rapidement ses vastes étendues
d'eau ou de sable,
comme elles existent objectivement. Ils aperçoivent, quelquefois
effarés — ce
sont des êtres éventuellement doués de
sensibilité, il y a peu de militaires —,
parfaitement rendue, la désolation des ruines exsangues.
La configuration du terrain leur paraissant bonne, ils
optent pour un atterrissage court, classique. La procédure
semble se dérouler
normalement. Ceci jusqu'au soudain obscurcissement des écrans.
Ne subsiste que
la lumière des veilleuses au-dessus des sièges des
occupants — environ 300 par
appareil; en tête de l'escadrille, quelques soldats pour des
opérations de
police au cas où des Chlonquiens auraient survécu,
ensuite déjà des ingénieurs
et des mineurs spécialisés. Dans un premier temps les
Axcisciens envisagent une
panne dans la transmission vidéo, mais les capteurs externes
signalent un léger
abaissement de la température ainsi que d'autres variations
climatiques, dans
une fourchette toutefois admissible. Curieusement les sondes confirment
une
absence totale de lumière extérieure. L'hypothèse
d'une éclipse intempestive
est trop improbable, une sortie s'impose; de toute façon les
équipes sont là
pour ça. Ouverture du sas. Un commando armé est
envoyé en éclaireur. La
réverbération du son informe aussitôt qu'on se
trouve dans un espace clos, les
torches lumineuses montent des murs de bétons uniformes et
proches. Dans la
nuit, une voix de haut-parleur — comme on en trouve encore dans les
stations
des vieux métros locaux — s'élève et résume
abruptement la situation:
"— Bienvenue sur Chlonque. Veuillez débarquer et suivre
les rampes lumineuses. Vous êtes prisonniers de guerre. Les
conventions
"Guerre propre", définies par la norme Z-234, seront strictement
respectées. Nous vous souhaitons un bon séjour sur
Chlonque.
Musique! La rampe lumineuse qui vient de s'allumer mène à
un
vaste réfectoire et à un système de chambres
individuelles, un hôtel
souterrain, spartiate mais confortable et enluminé de
vidéo touristiques,
légèrement propagandistes.
Le scénario se répète avec le reste de la flotte,
d'autant
plus facilement que les navires suivants croient apercevoir les
spationefs
précédents sagement stationnés en bordure des
lieux d'atterrissage.
La phase deux est terminée. Pour les Chlonquiens, elle s'est
avérée matériellement moins coûteuse, mais
conceptuellement plus sophistiquée.
Thône nous explique tout en détail et nous
révèle les
différentes supercheries. Dans la première étape,
celle de l'attaque et du
bombardement par les dromes, les Chlonquiens n'avaient eu qu'à
installer un
leurre en amont de la planète. Placé sur la trajectoire
des assaillants,
quelque part entre Axcis et Chlonque, ce leurre avait été
doté d'une masse
spatio-magnétique suffisante pour attirer à lui, et
contenir, toutes les bombes
envoyées par l'ennemi. La ruse consistait à limiter
strictement les retombée,
les limiter au seul retour d'une bonne image virtuelle, visuelle et
sismique en
direction des dromes; et, au-delà, vers leurs ludiques
militaires vidéophiles,
confortablement plantés dans leur fauteuil, dans leur maison,
à la surface de
leur astre triomphant. Grâce à cela Chlonque n'avait eu
à déplorer aucun
dommage collatéral, ni même direct.
La deuxième étape avait nécessité le
développement d'un
système interactif agissant de manière
différenciée sur le réseau vidéo de
chaque appareil ennemi. La réponse devait être
adaptée aux manœuvres d'atterrissages
respectifs, pour chaque vaisseau en fonction du terrain qu'il
s'imaginait
s'être choisi. Les Chlonquiens avaient dû raffiner la
simulation jusqu'à créer
la sensation physique d'un atterrissage en terrain découvert,
mais en obtenant
en réalité un véritable encavage. Ceci avec la
participation active des
pilotes, mais à leur insu complet.
— Et votre machin sur ressort, votre bibendum? demande
Piotr.
Je suggère:
— Une mascotte totalement virtuelle, le logo de votre
logiciel de simulation?
Anne développe:
— Un pied de nez pour narguer et énerver l'envahisseur?
Thône confirme:
— Quelque chose comme ça. Juste pour le fun.
Ensuite, les étapes s'enchaînent. Pour les prisonniers
axcisciens la vidéo reste la seule fenêtre sur le monde
qui les accueille; il
est donc très facile d'exagérer le côté
matriarcal de la société chlonquienne.
Après dix jour d'isolement strict et d'abstinence virile — ce
sont tous des
hommes: guerre et colonisation demeurent un sport essentiellement
martial — une
flopée de charmantes femmes, jeunes, sémillantes et
accortes, investissent la
prison-hôtel.
Montrant son propre corps, Thône nous explique qu'au niveau
des anatomies sexuelles, les dimorphismes restent faibles entre les
différentes
espèces galactiques. Les préjugés raciaux ne
subsistent que comme une touche
d'exotisme affriolant. L'idée m'effleure qu'un peu plus tard,
notre hôte
pourrait proposer au membre féminin de notre équipe de
vérifier de plus près
cette allégation.
En fait, les jeunes femmes qui débarquent auprès des
prisonniers sont des prostituées dûment
rétribuées par le gouvernement
chlonquien qui attend d'elles un jeu inversé: jouer les femmes
avides et
goulues qui descendent à l'hôtel d'accueil pour s'envoyer
de jolis petits gars,
de jolis petits gars qu'elles payent en retour de cadeaux charmants: en
l'occurrence des diamants, de belle taille, dont le sous-sol chlonquien
est
sensé regorger.
Là, Thône ménage une brève interruption dans
son récit, sans
doute plus pour entretenir le suspens qu'à cause d'une
gêne à nous avouer la
suite: dans cette guerre, les Chlonquiens ont leur part non
négligeable de
responsabilité. L'histoire des mines fabuleuses
découvertes dans leur sous-sol
est en fait une pure invention, rien que de l'intox fabriquée de
toutes pièces
pour éveiller l'intérêt des investisseurs
galactiques. Mais la réaction,
inattendue, leur a coûté cher. Il convient maintenant de
rentabiliser les
investissements.
Après un mois, une jolie petite cérémonie en
fanfare et des
adieux déchirants, les vaisseaux ennemis sont
relâchés. Les Axcisciens
effectuent avec panache et brio leurs décollages successifs et
réels. Chaque
homme emporte avec lui, outre un ou deux diamants acquis lors d'un
plaisant
commerce, un dépliant touristique, orienté
investissements miniers, ainsi qu'un
CD de musique chlonquienne, universalisée selon des
procédés scientifiques (ce
que sur terre nous appelons de la musique d'ascenseurs).
Ces diamants, les Chlonquiens avaient dû les importer. Et au
prix fort, parce qu'ils les voulaient d'une eau la plus claire. Ils les
avaient
même retaillés pour leur donner un caractère local
propre. Comme les mercenaires
envoyés sur Chlonque proviennent d'horizons infinis, ces pierres
s'éparpillent
désormais dans l'univers. Avec elles, le mythe des fabuleuses
mines de la
planète Chlonque se répand comme une traînée
de poudre, d'étoile en étoile. À
l'annonce de ce brusque accroissement de l'offre, les cours
s'effondrent. Les
Chlonquiens utilisent leurs dernières ressources pour acheter du
diamant au
plus bas. En arrivant, les investisseurs découvrent le pot aux
roses. Les cours
reprennent l'ascenseur. Sentant venir l'évolution, les
investisseurs restent,
etc. Tout bénéfice pour Chlonque. En plus,
dorénavant et pour un certain temps,
les Chlonquiens exportent leur concept de défense
démilitarisée ainsi que
l'attirail logistique qu'ils ont développé à cet
effet.
Le récit est terminé. Tourné vers nous maintenant,
Thône
nous observe. Anne, Piotr et moi scrutons le ciel lointain, ses
traînées
lumineuses, ses boules de feu, ses fumées noirâtres et les
flashs blancs des
ripostes DCA. Tous trois, nous sommes sidérés par le
chemin qu'il nous reste, à
nous terriens, à parcourir.
Le matin au réveil, l'extraterrestre a disparu. Mais chacun,
nous retrouvons entre nos doigts une carte de visite 3D, avec les
coordonnées
spatiales de notre interlocuteur de la nuit,
délégué commercial auprès de son
gouvernement.
Notre 4 x 4 redémarre au quart de tour.
Lausanne, 31 mars - 4 avril
2003.
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