Olivier Sillig
Kokotch
I.
Un jour, au pays Bé, c’était il y a longtemps,
très longtemps,
on vit arriver un homme. On le vit de loin, de très loin
même, parce que le
pays était tout plat et couvert d’herbe rare — le printemps
tardait à venir. On
remarqua tout de suite qu’il était long et mince malgré
son grand manteau noir.
On était un peu inquiet. Aucun homme n’était jamais
arrivé
par ce côté, personne ne s’habillait comme ça et le
visage de cet étrange
visiteur était différent, plus allongé et les yeux
plus étroits. En outre, on
devinait que sous son manteau, sous chaque bras, il portait quelque
chose.
Les mères réunirent leurs enfants autour d’elles,
quelques
hommes portèrent la main à leur outil, un pic, une pelle
ou une pioche.
Mais l’homme s’avança encore. Il sourit et inclina la tête
avec noblesse, humilité et politesse. On comprit que
c’était sa façon de
saluer. Le sourire de l’homme devint presque un rire, un peu timide et
content.
Il s’approcha encore et s’accroupit. Alors l’Ancien lui tendit à
boire. L’homme
sortit une main — ça remuait sous son bras droit — et bu.
La curiosité et l’impatience allaient croissantes, masquant
la crainte qui subsistait. Même les quelques cochons,
chèvres et moutons qui
fouinaient alentour s’étaient arrêtés et semblaient
attendre. Que cachait
l’étranger ? Quand enfin il glissa sa main sous son
manteau, l’assemblée
tressaillit d’abord, puis marqua sa déception : il n’en
retirait qu’un
œuf. Bien qu’on n’en ait jamais vu de gros comme ça, on
connaissait les œufs,
on savait même les apprêter, il arrivait qu’on pille les
nids quand on en
trouvait à des hauteurs accessibles.
L’œuf passe de mains en mains, mais l’attention était ailleurs.
L’homme ouvrit enfin son manteau et délicatement retira ce qu’il
cachait sous
son bras gauche : une grosse masse de plumes, blanche et molle,
couronnée
sur le devant d’un petit machin rouge et fripé. Juste
au-dessous, un œil jaune
s’ouvrit, une tête s’agita et l’animal, un oiseau, émit
une petite suite de
sons timides et incongrus, une sorte de kokotch bref et chevrotant.
Un des enfants, le plus déluré, s’amusa à
l’imiter :
— Kokotch !
L’homme jeta un coup d’œil interrogatif sur le gamin et dit :
— Kokotch ?
Le gamin fit une moue qui voulait dire qu’il avait dit ça
comme ça, qu’il avait simplement répété ce
que la bestiole avait déclaré.
Mais le nom semblait convenir à l’homme :
— Da, kokotch !
Et tout le monde répéta kokotch, kokotch, kokotch, le
plus
précisément possible. L’oiseau, comme pour donner son
propre avis, gloussa
aussi, une fois, tout doucement, un tout petit kokotch.
Évidemment, c’était cet oiseau kokotch qui avait fait
l’œuf,
ce que l’homme confirma :
— Da, da.
Mais il n’avait pas fini. Il replongea sa main sous son manteau,
sous son autre bras et en tira un autre volatile, plus grand, avec un
machin
rouge sur la tête plus imposant et deux trucs du même genre
qui lui pendaient
sous le bec. Il déposa la bête sur le sol. L’oiseau se
secoua, déploya des
moignons d’ailes et fit quelques pas décidés sur des
pattes qui parurent à tous
très imposantes. Il hochait la tête de gauche et de droite
comme s’il observait
l’assemblée avec une pointe de mépris distant et
silencieux.
Une fillette, bavarde et curieuse, dit :
— Pulé.
Et elle se dessina un signe en croix sur la bouche.
Les autres enfants rirent et l’imitèrent :
— Pulé.
Et ils firent le même signe en croix sur leur bouche à
eux.
Les adultes aussi.
L’homme interrogea, un peu interloqué :
— Pulé ?
Comme en réponse à ces mots, l’oiseau s’ébroua et
lança un
retentissant et sonore cocorico. L’assemblée
sidérée se figea un instant puis
éclata de rire. Et l’Ancien, en se moquant de la fillette,
dit :
— Pulé !
L’homme interrogea :
— Pulé ?
Puis affirma :
— Pulé.
C’était de l’ironie bien sûr. Le deuxième volatile
était
tout sauf muet. Mais le nom lui resta.
On avait compris que l’homme n’était pas pressé de
repartir,
il n’avait pas traversé la steppe immense et inconnue avec de
tels cadeaux
juste comme ça. Ici, la communauté allait avoir besoin de
lui, il pouvait être
précieux. Alors on l’invita à demeurer et on l’appela
Dost, simplement parce
qu’ici « est » se dit
« ost » et que c’était par là qu’il
était arrivé.
Au grand émerveillement de tous, la kokotch pondait chaque
jour son œuf. Le pulé, lui, se contentait de lancer de
très bon matin un sonore
cocorico. Comme on aimait se lever tôt, c’était
plutôt utile, surtout que les
réveille-matin n’allaient pas être inventés avant
longtemps. Si ce n’est
parader, le pulé ne faisait pas grand chose. De temps en temps,
il grimpait brièvement
sur la kokotch en s’ébrouant les plumes, un peu comme le
pratiquaient déjà les
cochons à poils, les chèvres à fourrures, les
moutons à laine et les humains,
mais eux avec plus de raffinement, de tendresse et de
discrétion.
Dost répartissait généreusement les œufs, sauf
quelques-uns
qu’il mettait de côté dans un nid qu’il avait
bricolé et où la kokotch couvait.
Après une période de curiosité impatiente, tout le
monde se trouva ravi et
attendri à l’éclosion des adorables poussins jaunes.
Ensuite il y eut de plus
en plus de kokotchs et de plus en plus d’œufs, et Dost enseigna
à ses nouveaux
amis l’art de préparer les pulés ainsi que l’art de les
manger, puisqu’un seul
pulé suffisait ici, pour les kokotchs et comme
réveille-matin.
Les mois passèrent. Dost se trouva une compagne à qui il
plaisait ;
ils firent comme le pulé et la kokotch, les cochons, les
chèvres, les moutons
et les adultes du village. À leur tour, ils eurent des petits.
Au premier, un
garçon, Dost avait donné un prénom qui lui
rappelait le pays d’où il venait,
mais tout le monde préférait l’appeler Dostson, ce qui,
bien sûr, veut dire
fils de Dost, un nom qui lui resta.
En grandissant, les regards du petit Dostson se tournèrent
de plus en plus souvent vers l’ouest et son lointain horizon.
Très tôt il fut
pris de fourmis dans les jambes et de chatouilles dans la tête.
Le jour où il
s’estima assez grand, il annonça à son père et
à tout le village ébahi qu’il
partait voir ce qu’il y avait au-delà de la steppe. D’un grand
geste, il
indiqua clairement celle qui s’étendait à l’ouest et
où, semble-t-il, personne
n’était jamais allé voir.
Au départ de Dostson, son père lui fit un cadeau. Pensant
que le voyage serait long avant que son fils ne rencontre d’autres
humains, plutôt
qu’un grand pulé et une grosse kokotch, il lui offrit un couple
de poussins.
Mais déterminer le sexe des poussins est une chose
extrêmement difficile que
seul un œil expert comme celui de Dost était capable
d’établir. Pour éviter
toute confusion, Dost noua un ruban rouge à une des pattes
minuscules du pulé,
un pulé qui ne savait encore que pépier, incapable de
lâcher le moindre
cocorico mais probablement très heureux de partir en voyage
plutôt que de finir
grillé à la broche. À son fils, le père fit
aussi don de son grand mais vieux
manteau de voyage. Dostson installa les deux poussins bien au chaud
dans sa
poche intérieur gauche et partit.
À sa grande surprise, le voyage allait durer moins de deux
semaines.
II.
Un jour, il y a longtemps, presque très longtemps, on vit
arriver
en pays Cé, un homme. On le vit de loin. De très loin.
Enfin, de relativement
loin parce ce jour-là un peu de brouillard planait sur la
steppe. L’homme était
assez long et mince, son visage différent de celui des gens
d’ici. On l’accueillit
avec inquiétude et curiosité. Après les
échanges d’usage, limités parce que les
langues n’étaient pas les mêmes, on vit l’homme, jeune,
ouvrir son grand
manteau noir, plonger sa main dans la poche intérieure, en
sortir une petite
chose ronde, molle et jaune, l’observer un instant, la poser
délicatement sur
le sol, lui laisser faire quelques pas — histoire de s’assurer que
l’oisillon
n’avait ni fil ni ruban à la patte — et déclarer :
— Kokotch !
Les gens un peu déçus par la bestiole chétive,
répétèrent mollement :
— Kokotch.
L’homme replongea dans son manteau, en sortit une deuxième
boule de plume et la posa à son tour sur le sol. Mais
voilà que ce deuxième
oisillon n’avait pas plus de fil à la patte que le premier.
Très visiblement
embarrassé, le visiteur ramena encore une fois sa main à
sa poche, tâtonna et
en sortit enfin un petit ruban rouge. Après un temps et une moue
indécise, il
noua le ruban à la minuscule patte gauche d’un des oisillons, et
dit, en
marquant une brève hésitation :
— Euuh… Pulé.
Les gens répétèrent :
— Eupulé.
L’homme fit non de la tête et rectifia :
— Pulé.
Hélas, le ruban avait été replacé au
hasard. Quelques semaines
plus tard, toujours parée de son bracelet rouge, la pulé
pondit son premier
œuf, et le kokotch lança son premier cocorico. Inversion !
Ce qui avait
été pulé et kokotch en pays Bé serait
désormais kokotch et pulé en pays Cé.
On avait compris et souhaité que séjourne ici
l’étranger venu
de l’est. On voulut l’appeler Dast parce qu’ici
« est » se dit « ast »,
mais Dostson expliqua alors qu’il s’appelait Dostson. Après
d’infructueux
efforts, on finit par l’appeler Dastson.
Avec la croissance des poussins et leur démultiplication
grandirent l’autorité et la prestance de celui qui
s’était assez facilement
résigné à son nouveau nom. Il trouva une compagne
qui partageait ses goûts,
ensemble ils eurent de beaux enfants. Tout naturellement et en toute
simplicité, les gens appelèrent le fils
aîné, Dastsonsan, parce qu’ici
« fils »
se dit « san ».
III.
Déjà enfants, Dastsonsan se sentit des chatouilles
dans les
pieds et la tête. À peine adulte, il partit. Vers l’ouest,
bien sûr. Le voyage
fut long mais sans problème particulier, les volailles
emportées comme présent
arrivèrent adultes en pays Dé où les habitants
furent heureux de manger les
œufs de la pulé. Les kokotchs surnuméraires furent
grillés avec plaisir et le
premier fils de l’étranger fut appelé Distsonsansin,
parce qu’en pays Dé, « est »
se dit « ist » et « fils »
se dit « sin ».
En pays d’Eux — nom tout choisi pour accueillir la volaille
— il y eut une nouvelle inversion, accompagnée de
légères déformations, la
kokotchka pondait pendant que les poulets se faisaient rôtir.
Dustsonsansinsun
n’eut que des filles, mais la première ressentit très
tôt les mêmes chatouilles.
Ayant su faire preuve de persuasion et persévérance, elle
partit vers l’ouest.
Avec un manteau raccourcit et terriblement rapiécé, mais
les poches pleines.
Ainsi, et avec le temps, connurent à leur tour les œufs
fraîchement
pondus au jour le jour, les pays Geai, Hache, Île-Bref,
Gît, ceci sans
problèmes, avec joie et bel appétit. Les enfants des
arrivants finirent enfin
par porter des diminutifs, du genre Dsonson, Dsinsun voire Sanson — un
nom qui
ne conserve plus aucun signe de provenance, seulement fils du fils.
Au pays Ka, il y eut une bizarrerie dont on ne sait plus les
raisons exactes ; peut-être parce que, pour le dire juste,
les lettres ou
les sons manquaient. Les œufs y furent pondus par l’huné et on
rôtit des
kokodriles. Mais comme le pays Ka était une longue
presqu’île,
exceptionnellement son intrépide rejeton dû repartir vers
l’est et tout rentra
dans l’ordre. Suivirent les pays Elle, Aime, Haine, Haut, Paix, Cul, et
ainsi
de suite au hasard de la route de l’ouest.
IV.
Un jour, il y a longtemps, assez longtemps, au pays d’A, on
vit arriver de l’est, de loin, de très loin, un homme immense,
long et mince.
Son visage était différent et l’on était
effrayé parce que, ici comme ailleurs,
jamais personne n’était venu de là ; on était
persuadé qu’à l’est se
situait l’origine du monde, le pays des limbes, le pays dont on
n'arrive
jamais.
On était inquiet mais curieux. Tout le village se regroupa,
les femmes rappelèrent leurs enfants, les hommes
ramassèrent leurs outils, les
bêtes se serrèrent les unes contre les autres. Pendant ce
temps, l’inconnu
s’était encore avancé, il avait secoué la
tête plusieurs fois, lentement, de
bas en haut et de haut en bas, il s’était accroupi,
relevé, approché encore. Il
s’accroupit une dernière fois. Alors l’Ancien lui tendit
à boire et l’homme bu.
Puis — c’est ce que tous le monde attendait — il ouvrit son manteau.
C’était un
vieux manteau usé jusqu’à la trame et si court qu’on
pouvait le prendre pour
une veste. L’étranger tira de sous son bras gauche une boule de
plumes blanches
qu’il déposa sur le sol. L’animal émit un vague cocotch,
l’assistance grogna un
peu. Après avoir dit au visiteur quelque chose qui pouvait
être compris comme
un remerciement, l’Ancien fit signe à une femme ancienne
à côté de lui.
Celle-ci se leva et prit le volatile par les pattes. Le volatile
protesta,
alors la femme lui tint le bec avec autorité et
expérience.
Un peu dérouté, l’étranger se dépêcha
de soulever son bras
droit, il en tira une boule de plume un peu plus volumineuse qu’il
déposa
aussitôt sur la terre battue. L’Ancienne jeta un coup d’œil
à l’Ancien avant
d’attraper le deuxième volatile à son tour par les
pattes. Puis, sur un geste
de l’Ancien, elle s’éloigna vers l’arrière, là
où s’élevait la fumée d’un feu.
Le visiteur se sentit tout dépité. Désignant les
deux bêtes
qu’on éloignait, il dit :
— Cocotchka et poulet.
On lui répondit, rassurant et en chœur, mais très
calmement :
— Da, da.
Ceci parce qu’en pays d’A « oui » se dit
« da ».
Et l’on s’écarta pour lui montrer, entre les pattes des cochons,
des chèvres et des moutons, de la volaille justement, qui
picorait
tranquillement. À quelques variations de couleur près,
elle était exactement
identique à celle que l’homme avait amenée. On lui dit
leurs noms — des noms
très différents, et qui ne sont pas arrivés
jusqu’à nous.
L’étranger poussa un gros soupir. Ses présents n’ayant
pas
beaucoup de valeur, l’attrait de son apparition dans la
communauté se trouvait
grandement réduit. S’il comptait rester ici, il lui fallait
rapidement trouver
autre chose. Sans hésiter, avant que les autres ne repartent
à leurs
différentes occupations, il glissa encore une fois sa main sous
son manteau, en
sorti une pochette en tissu serré. Il y plongea
délicatement les doigts, en
tira entre le pouce et l’index une minuscule brindille jaune
orangé et la
renifla avec ostentation. Il la passa à l’Ancien pour qu’il la
renifle à son
tour et la fasse circuler.
L’Ancien renifla, émis un grognement satisfait que chacun
repris au passage de la petite étamine — puisque c’est d’une
étamine dont il
s’agissait.
Après avoir fait tout le tour, l’étamine dorée se
retrouva
perchée sur l’index de l’étranger, qui l’éleva en
l’air et dit :
— Ça, il montra la précieuse petite chose : Fran.
Tout le monde, à la suite de l’Ancien répéta :
— Safran, safran, safran.
L’homme venu de l’est — qu’on allait bientôt appeler Darts,
parce qu’ici « est » se dit
« arst » — ne se sentant pas en
position de force, n’insista pas pour les corriger. De même qu’il
allait facilement
se faire à son nouveau nom, il était prêt à
accepter qu’ici on baptise ainsi la
nouveauté qu’il amenait avec lui. Il confirma même :
— Safran.
Cette fois, il puisa dans la pochette une vraie pincée, se leva
et rejoignit l’Ancienne qui s’activait à côté des
foyers.
Un peu après, on amenait à l’assemblée toujours
groupée en
cercle, les deux volailles plumées, superbement rôties
dans un beau jus d’un
jaune franc, à la saveur aussi nouvelle que délicieuse —
les épices étant alors
fort rares, les estomacs leur accordaient une grande valeur.
Cette histoire se passait dans un temps où la terre était
déjà ronde mais où, apparemment, on l’ignorait
encore.
La suite ? On vous la laisse deviner.
©Olivier
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31.10.2007 (31.10.2007-2004)