© O.Sillig / 1995, technique mixte                                                                                         

  O.Sillig / 1995, technique mixteOlivier Sillig

    Kokotch

I.
Un jour, au pays Bé, c’était il y a longtemps, très longtemps, on vit arriver un homme. On le vit de loin, de très loin même, parce que le pays était tout plat et couvert d’herbe rare — le printemps tardait à venir. On remarqua tout de suite qu’il était long et mince malgré son grand manteau noir.
On était un peu inquiet. Aucun homme n’était jamais arrivé par ce côté, personne ne s’habillait comme ça et le visage de cet étrange visiteur était différent, plus allongé et les yeux plus étroits. En outre, on devinait que sous son manteau, sous chaque bras, il portait quelque chose.
Les mères réunirent leurs enfants autour d’elles, quelques hommes portèrent la main à leur outil, un pic, une pelle ou une pioche.
Mais l’homme s’avança encore. Il sourit et inclina la tête avec noblesse, humilité et politesse. On comprit que c’était sa façon de saluer. Le sourire de l’homme devint presque un rire, un peu timide et content. Il s’approcha encore et s’accroupit. Alors l’Ancien lui tendit à boire. L’homme sortit une main — ça remuait sous son bras droit — et bu.
La curiosité et l’impatience allaient croissantes, masquant la crainte qui subsistait. Même les quelques cochons, chèvres et moutons qui fouinaient alentour s’étaient arrêtés et semblaient attendre. Que cachait l’étranger ? Quand enfin il glissa sa main sous son manteau, l’assemblée tressaillit d’abord, puis marqua sa déception : il n’en retirait qu’un œuf. Bien qu’on n’en ait jamais vu de gros comme ça, on connaissait les œufs, on savait même les apprêter, il arrivait qu’on pille les nids quand on en trouvait à des hauteurs accessibles.
L’œuf passe de mains en mains, mais l’attention était ailleurs. L’homme ouvrit enfin son manteau et délicatement retira ce qu’il cachait sous son bras gauche : une grosse masse de plumes, blanche et molle, couronnée sur le devant d’un petit machin rouge et fripé. Juste au-dessous, un œil jaune s’ouvrit, une tête s’agita et l’animal, un oiseau, émit une petite suite de sons timides et incongrus, une sorte de kokotch bref et chevrotant.
Un des enfants, le plus déluré, s’amusa à l’imiter :
— Kokotch !
L’homme jeta un coup d’œil interrogatif sur le gamin et dit :
— Kokotch ?
Le gamin fit une moue qui voulait dire qu’il avait dit ça comme ça, qu’il avait simplement répété ce que la bestiole avait déclaré.
Mais le nom semblait convenir à l’homme :
— Da, kokotch !
Et tout le monde répéta kokotch, kokotch, kokotch, le plus précisément possible. L’oiseau, comme pour donner son propre avis, gloussa aussi, une fois, tout doucement, un tout petit kokotch.
Évidemment, c’était cet oiseau kokotch qui avait fait l’œuf, ce que l’homme confirma :
— Da, da.
Mais il n’avait pas fini. Il replongea sa main sous son manteau, sous son autre bras et en tira un autre volatile, plus grand, avec un machin rouge sur la tête plus imposant et deux trucs du même genre qui lui pendaient sous le bec. Il déposa la bête sur le sol. L’oiseau se secoua, déploya des moignons d’ailes et fit quelques pas décidés sur des pattes qui parurent à tous très imposantes. Il hochait la tête de gauche et de droite comme s’il observait l’assemblée avec une pointe de mépris distant et silencieux.
Une fillette, bavarde et curieuse, dit :
— Pulé.
Et elle se dessina un signe en croix sur la bouche.
Les autres enfants rirent et l’imitèrent :
— Pulé.
Et ils firent le même signe en croix sur leur bouche à eux. Les adultes aussi.
L’homme interrogea, un peu interloqué :
— Pulé ?
Comme en réponse à ces mots, l’oiseau s’ébroua et lança un retentissant et sonore cocorico. L’assemblée sidérée se figea un instant puis éclata de rire. Et l’Ancien, en se moquant de la fillette, dit :
— Pulé !
L’homme interrogea :
— Pulé ?
Puis affirma :
— Pulé.
C’était de l’ironie bien sûr. Le deuxième volatile était tout sauf muet. Mais le nom lui resta.
On avait compris que l’homme n’était pas pressé de repartir, il n’avait pas traversé la steppe immense et inconnue avec de tels cadeaux juste comme ça. Ici, la communauté allait avoir besoin de lui, il pouvait être précieux. Alors on l’invita à demeurer et on l’appela Dost, simplement parce qu’ici « est » se dit « ost » et que c’était par là qu’il était arrivé.
Au grand émerveillement de tous, la kokotch pondait chaque jour son œuf. Le pulé, lui, se contentait de lancer de très bon matin un sonore cocorico. Comme on aimait se lever tôt, c’était plutôt utile, surtout que les réveille-matin n’allaient pas être inventés avant longtemps. Si ce n’est parader, le pulé ne faisait pas grand chose. De temps en temps, il grimpait brièvement sur la kokotch en s’ébrouant les plumes, un peu comme le pratiquaient déjà les cochons à poils, les chèvres à fourrures, les moutons à laine et les humains, mais eux avec plus de raffinement, de tendresse et de discrétion.
Dost répartissait généreusement les œufs, sauf quelques-uns qu’il mettait de côté dans un nid qu’il avait bricolé et où la kokotch couvait. Après une période de curiosité impatiente, tout le monde se trouva ravi et attendri à l’éclosion des adorables poussins jaunes. Ensuite il y eut de plus en plus de kokotchs et de plus en plus d’œufs, et Dost enseigna à ses nouveaux amis l’art de préparer les pulés ainsi que l’art de les manger, puisqu’un seul pulé suffisait ici, pour les kokotchs et comme réveille-matin.
Les mois passèrent. Dost se trouva une compagne à qui il plaisait ; ils firent comme le pulé et la kokotch, les cochons, les chèvres, les moutons et les adultes du village. À leur tour, ils eurent des petits. Au premier, un garçon, Dost avait donné un prénom qui lui rappelait le pays d’où il venait, mais tout le monde préférait l’appeler Dostson, ce qui, bien sûr, veut dire fils de Dost, un nom qui lui resta.
En grandissant, les regards du petit Dostson se tournèrent de plus en plus souvent vers l’ouest et son lointain horizon. Très tôt il fut pris de fourmis dans les jambes et de chatouilles dans la tête. Le jour où il s’estima assez grand, il annonça à son père et à tout le village ébahi qu’il partait voir ce qu’il y avait au-delà de la steppe. D’un grand geste, il indiqua clairement celle qui s’étendait à l’ouest et où, semble-t-il, personne n’était jamais allé voir.
Au départ de Dostson, son père lui fit un cadeau. Pensant que le voyage serait long avant que son fils ne rencontre d’autres humains, plutôt qu’un grand pulé et une grosse kokotch, il lui offrit un couple de poussins. Mais déterminer le sexe des poussins est une chose extrêmement difficile que seul un œil expert comme celui de Dost était capable d’établir. Pour éviter toute confusion, Dost noua un ruban rouge à une des pattes minuscules du pulé, un pulé qui ne savait encore que pépier, incapable de lâcher le moindre cocorico mais probablement très heureux de partir en voyage plutôt que de finir grillé à la broche. À son fils, le père fit aussi don de son grand mais vieux manteau de voyage. Dostson installa les deux poussins bien au chaud dans sa poche intérieur gauche et partit.
À sa grande surprise, le voyage allait durer moins de deux semaines.


II.
Un jour, il y a longtemps, presque très longtemps, on vit arriver en pays Cé, un homme. On le vit de loin. De très loin. Enfin, de relativement loin parce ce jour-là un peu de brouillard planait sur la steppe. L’homme était assez long et mince, son visage différent de celui des gens d’ici. On l’accueillit avec inquiétude et curiosité. Après les échanges d’usage, limités parce que les langues n’étaient pas les mêmes, on vit l’homme, jeune, ouvrir son grand manteau noir, plonger sa main dans la poche intérieure, en sortir une petite chose ronde, molle et jaune, l’observer un instant, la poser délicatement sur le sol, lui laisser faire quelques pas — histoire de s’assurer que l’oisillon n’avait ni fil ni ruban à la patte — et déclarer :
— Kokotch !
Les gens un peu déçus par la bestiole chétive, répétèrent mollement :
— Kokotch.
L’homme replongea dans son manteau, en sortit une deuxième boule de plume et la posa à son tour sur le sol. Mais voilà que ce deuxième oisillon n’avait pas plus de fil à la patte que le premier. Très visiblement embarrassé, le visiteur ramena encore une fois sa main à sa poche, tâtonna et en sortit enfin un petit ruban rouge. Après un temps et une moue indécise, il noua le ruban à la minuscule patte gauche d’un des oisillons, et dit, en marquant une brève hésitation :
— Euuh… Pulé.
Les gens répétèrent :
— Eupulé.
L’homme fit non de la tête et rectifia :
— Pulé.
Hélas, le ruban avait été replacé au hasard. Quelques semaines plus tard, toujours parée de son bracelet rouge, la pulé pondit son premier œuf, et le kokotch lança son premier cocorico. Inversion ! Ce qui avait été pulé et kokotch en pays Bé serait désormais kokotch et pulé en pays Cé.
On avait compris et souhaité que séjourne ici l’étranger venu de l’est. On voulut l’appeler Dast parce qu’ici « est » se dit « ast », mais Dostson expliqua alors qu’il s’appelait Dostson. Après d’infructueux efforts, on finit par l’appeler Dastson.
Avec la croissance des poussins et leur démultiplication grandirent l’autorité et la prestance de celui qui s’était assez facilement résigné à son nouveau nom. Il trouva une compagne qui partageait ses goûts, ensemble ils eurent de beaux enfants. Tout naturellement et en toute simplicité, les gens appelèrent le fils aîné, Dastsonsan, parce qu’ici « fils » se dit « san ».


III.
Déjà enfants, Dastsonsan se sentit des chatouilles dans les pieds et la tête. À peine adulte, il partit. Vers l’ouest, bien sûr. Le voyage fut long mais sans problème particulier, les volailles emportées comme présent arrivèrent adultes en pays Dé où les habitants furent heureux de manger les œufs de la pulé. Les kokotchs surnuméraires furent grillés avec plaisir et le premier fils de l’étranger fut appelé Distsonsansin, parce qu’en pays Dé, « est » se dit « ist » et « fils » se dit « sin ».
En pays d’Eux — nom tout choisi pour accueillir la volaille — il y eut une nouvelle inversion, accompagnée de légères déformations, la kokotchka pondait pendant que les poulets se faisaient rôtir. Dustsonsansinsun n’eut que des filles, mais la première ressentit très tôt les mêmes chatouilles. Ayant su faire preuve de persuasion et persévérance, elle partit vers l’ouest. Avec un manteau raccourcit et terriblement rapiécé, mais les poches pleines.
Ainsi, et avec le temps, connurent à leur tour les œufs fraîchement pondus au jour le jour, les pays Geai, Hache, Île-Bref, Gît, ceci sans problèmes, avec joie et bel appétit. Les enfants des arrivants finirent enfin par porter des diminutifs, du genre Dsonson, Dsinsun voire Sanson — un nom qui ne conserve plus aucun signe de provenance, seulement fils du fils.
Au pays Ka, il y eut une bizarrerie dont on ne sait plus les raisons exactes ; peut-être parce que, pour le dire juste, les lettres ou les sons manquaient. Les œufs y furent pondus par l’huné et on rôtit des kokodriles. Mais comme le pays Ka était une longue presqu’île, exceptionnellement son intrépide rejeton dû repartir vers l’est et tout rentra dans l’ordre. Suivirent les pays Elle, Aime, Haine, Haut, Paix, Cul, et ainsi de suite au hasard de la route de l’ouest.


IV.
Un jour, il y a longtemps, assez longtemps, au pays d’A, on vit arriver de l’est, de loin, de très loin, un homme immense, long et mince. Son visage était différent et l’on était effrayé parce que, ici comme ailleurs, jamais personne n’était venu de là ; on était persuadé qu’à l’est se situait l’origine du monde, le pays des limbes, le pays dont on n'arrive jamais.
On était inquiet mais curieux. Tout le village se regroupa, les femmes rappelèrent leurs enfants, les hommes ramassèrent leurs outils, les bêtes se serrèrent les unes contre les autres. Pendant ce temps, l’inconnu s’était encore avancé, il avait secoué la tête plusieurs fois, lentement, de bas en haut et de haut en bas, il s’était accroupi, relevé, approché encore. Il s’accroupit une dernière fois. Alors l’Ancien lui tendit à boire et l’homme bu. Puis — c’est ce que tous le monde attendait — il ouvrit son manteau. C’était un vieux manteau usé jusqu’à la trame et si court qu’on pouvait le prendre pour une veste. L’étranger tira de sous son bras gauche une boule de plumes blanches qu’il déposa sur le sol. L’animal émit un vague cocotch, l’assistance grogna un peu. Après avoir dit au visiteur quelque chose qui pouvait être compris comme un remerciement, l’Ancien fit signe à une femme ancienne à côté de lui. Celle-ci se leva et prit le volatile par les pattes. Le volatile protesta, alors la femme lui tint le bec avec autorité et expérience.
Un peu dérouté, l’étranger se dépêcha de soulever son bras droit, il en tira une boule de plume un peu plus volumineuse qu’il déposa aussitôt sur la terre battue. L’Ancienne jeta un coup d’œil à l’Ancien avant d’attraper le deuxième volatile à son tour par les pattes. Puis, sur un geste de l’Ancien, elle s’éloigna vers l’arrière, là où s’élevait la fumée d’un feu.
Le visiteur se sentit tout dépité. Désignant les deux bêtes qu’on éloignait, il dit :
— Cocotchka et poulet.
On lui répondit, rassurant et en chœur, mais très calmement :
— Da, da.
Ceci parce qu’en pays d’A « oui » se dit « da ».
Et l’on s’écarta pour lui montrer, entre les pattes des cochons, des chèvres et des moutons, de la volaille justement, qui picorait tranquillement. À quelques variations de couleur près, elle était exactement identique à celle que l’homme avait amenée. On lui dit leurs noms — des noms très différents, et qui ne sont pas arrivés jusqu’à nous.
L’étranger poussa un gros soupir. Ses présents n’ayant pas beaucoup de valeur, l’attrait de son apparition dans la communauté se trouvait grandement réduit. S’il comptait rester ici, il lui fallait rapidement trouver autre chose. Sans hésiter, avant que les autres ne repartent à leurs différentes occupations, il glissa encore une fois sa main sous son manteau, en sorti une pochette en tissu serré. Il y plongea délicatement les doigts, en tira entre le pouce et l’index une minuscule brindille jaune orangé et la renifla avec ostentation. Il la passa à l’Ancien pour qu’il la renifle à son tour et la fasse circuler.
L’Ancien renifla, émis un grognement satisfait que chacun repris au passage de la petite étamine — puisque c’est d’une étamine dont il s’agissait.
Après avoir fait tout le tour, l’étamine dorée se retrouva perchée sur l’index de l’étranger, qui l’éleva en l’air et dit :
— Ça, il montra la précieuse petite chose : Fran.
Tout le monde, à la suite de l’Ancien répéta :
— Safran, safran, safran.
L’homme venu de l’est — qu’on allait bientôt appeler Darts, parce qu’ici « est » se dit « arst » — ne se sentant pas en position de force, n’insista pas pour les corriger. De même qu’il allait facilement se faire à son nouveau nom, il était prêt à accepter qu’ici on baptise ainsi la nouveauté qu’il amenait avec lui. Il confirma même :
— Safran.
Cette fois, il puisa dans la pochette une vraie pincée, se leva et rejoignit l’Ancienne qui s’activait à côté des foyers.
Un peu après, on amenait à l’assemblée toujours groupée en cercle, les deux volailles plumées, superbement rôties dans un beau jus d’un jaune franc, à la saveur aussi nouvelle que délicieuse — les épices étant alors fort rares, les estomacs leur accordaient une grande valeur.
 
Cette histoire se passait dans un temps où la terre était déjà ronde mais où, apparemment, on l’ignorait encore.
La suite ? On vous la laisse deviner.


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