Olivier Sillig

Des carrés jaunes sur le bitume
Nouvelle publiée dans Romands noirs / collectif / Éditions La Baleine


            Ça avait fait sursauter Bonvin, plus très maître de ses moyens. Ça l’avait fait pisser sur son froc. D’effroi? Le beffroi, la cathédrale, le guet immuable qui crie: « Il a sonné l’heure ». Une concision qui n’aurait pu être plus précise, c’était l’heure, la première, 1 heure.
Ducret avait lâché un vent et dit, comme chaque année:
— La choucroute, c’est bon, mais ça fait péter.
Et comme chaque année, les trois autres, on avait ri. Poulain aussi, poliment. Et s’il avait rougi, si les pets du comité le faisaient encore rougir, personne n’avait pu le voir. Dans la lumière violemment violette des pissotières, il avait tout au plus verdi. Et Bonvin avait visé l’ampoule:
— Saloperie de toxicos!
Comme si l’ampoule, elle y pouvait quelque chose.
Poulain avait parlé. Trop bas à son habitude. Bonvin avait crié:
— Quoi?
Poulain avait répété:
— Et vous avez vu, le patron, il a fait percer toutes ses petites cuillères.
Et vous avez vu, le patron, il a fait percer toutes ses petites cuillères, c’est ce que Poulain avait dit. Bonvin avait répondu:
— Oui, j’ai vu. Pourquoi? Pour qu’on économise sur le sucre!
Il avait ri. A cette heure, cela pouvait passer pour une plaisanterie.
Ducret, qui a bien vécu, avait rigolé:
— On a vingt ans de retard sur Paris!
Bonvin, qui perd pas le nord même quand il semble avoir trop bu, et qui avait enfin compris, a conclu:
— Grâce à nous!
C’est selon, selon.
La pissotière violacée jouxte la pinte. On était retourné au Pied de Cochon. La choucroute annuelle tirait à sa fin. C’était la choucroute du parti, une tradition, la fameuse choucroute du parti. Certains ne prennent leur carte que pour elle.
Ducret était passé le premier. C’est le plus gros, il soigne ses entrées. Elles sont toujours à visée électorales. Et ça marche, il est élu. Même si ce soir il était parmi ses électeurs, il les soigne. Il a redit:
— Elle était trop raide, c’était mieux dehors!
Il a ri, on a ri, comme chaque année.
Il a désigné la rampe d’escalier, presque une échelle de meunier, et ajouté:
— Trop raide!
Et chacun s’est encore demandé pourquoi diable les chiottes et la cuisine étaient au premier. Et là, chacun était d’accord avec Ducret, c’était plus simple de pisser dans les publics. Pour une fois qu’on préfère le Public au Privé.
Donc, il était passé une heure. Et vous avez vu, le patron, il a fait percer toutes ses petites cuillères, c’aura été les dernières paroles de Poulain, du moins celles dont on se sera officiellement souvenu. Elles ne figureront jamais dans un dictionnaire. Mais Poulain aurait déjà rougi de les savoir dans un rapport de police. Méticuleux et intelligent comme il était, il aurait dit autre chose. S’il avait su. Donc, il ne savait pas. Parce que selon Bonvin qui l’a ramené, dans la voiture. Poulain, il était taiseux.
— L’avait peut-être les jetons.
Bonvin n’a pas aimé cette réflexion.
— Pourquoi tu dis ça!
— Eh bien, patron, tu avais plutôt bu!
Haussement d’épaule courroucé:
— Je tiens!
Ça voulait dire: je tiens l’alcool. Et l’ex-municipal de Police avait fermé les yeux pour toujours.

Le matin, Bonvin est arrivé tard. Si pour lui aussi la digestion avait été difficile, il cachait bien son jeu, c’est un vieux renard.
— Y a le commandant qui a appelé.
Le commandant, c’est le commandant de police. Bonvin n’a montré aucune réaction particulière. Il a dit:
— Qu’est ce qu’il me veut celui-là. Si tôt!
Ce n’était pas si tôt que cela.
Le Commandant a parlé un moment. Bonvin a dit:
— Merde! puis: Mon Dieu, mon Dieu!
Puis:
— Il a laissé une lettre?
Puis encore:
— Vous avez bien fait.
Et :
— Rien pour l’instant! Pas un mot! C’est ça, merci.
Il a raccroché et il a dit:
— Motus! Poulain est mort. Il s’est tiré une balle. Merde! Pour l’instant: motus! Arrive! J’appelle Ducret.
Dans la voiture il a expliqué:
— Avec son pistolet d’ordonnance. Là.
Il fait le signe de fou, avec son index contre sa tête.
 
« Il dort sous le soleil, la main sur la poitrine tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ».
Eh bien! Poulain, c’était pas du tout ça! D’abord, il avait qu’un trou. Dans la tempe. La droite (Poulain était droitier, ça se savait). Pour un trou, c’était un sacré trou, avec la peau brûlée — suicide à bout portant, dans les règles, c’est important — et du sang coagulé collé partout partout. Et s’il était sur son lit (mais fort mal installé), il avait plus du tout l’air de dormir, plus du tout. Mort, mort et bien mort. Immobile mais pas tranquille. S’il l’avait cherchée, la camarde lui aurait-elle flanqué une telle frousse? Quelque chose ne collait pas. Pourtant, à part le mort, et le sang, le sang, tout était comme à l’ordinaire. Il n’avait touché à rien. Dans l’apparente urgence de s’en aller, il n’avait pas pris le temps de faire la poussière. Ni même — le légiste le confirmera — de faire une dernière toilette. Étonnant. La poussière restera. Un rectangle dessiné sur une pile de dossier. Sur son bureau. A côté du PC. Ça ne collait pas tout à fait, quelque chose ne collait pas. Et une angoisse. Sourde. Comme si quelque chose était compté.
— Le légiste?
— Je... il n’est pas encore venu, répond le Commandant.
— Bien. Bonvin hésite un instant puis suggère: Faites venir Rapin!
— Rapin!... Pourquoi pas.
Rapin c’est le médecin de Bonvin, il n’est pas plus légiste que vous et moi.
— Mais c’est un bon médecin. C’était aussi un ami de Poulain. Ça lui fera plaisir de lui rendre ce dernier devoir.
— Plaisir!
Bonvin se reprend:
— Je ne voulais pas dire ça. Puis: Pas laissé le moindre mot?
— Rien.
— Rien!
De nouveau il exige le silence complet. Au bureau il téléphone a Ducret. La mort sera accidentelle. Défaillance cardiaque. Les élections approchent, on ne peut rien se permettre.
Alors Quoi? Pourquoi ça ne passe pas. Quelque chose qui cloche. Trop. Bon, déjà un suicidé n’aime pas passer pour simple perte et profit, aussi timide soit-il. Il faut faire quelque chose. Et vite. Toujours ce sentiment, quelque chose de compté.
— Allo? Mabille? Oui, c’est moi. Voilà: Poulain, le trésorier, on l’a retrouvé une balle dans la tempe. Se serait suicidé. ...  Chez lui. ... Dépêche-toi, ils veulent faire passer ça pour une attaque ... Non, le coeur. Je ne sais pas. Il faut faire vite. ... Pourquoi? je ne sais pas. ... 4’906. Hein? ... Non, rien. Salut.
Rien: 4’906. Pourquoi ce nombre. Pourquoi ce nombre absurde s’imposait-il ainsi. Pourquoi ce nombre absurde s’imposait-il ainsi. Poulain jouait quelquefois.
— La Loterie Romande? Excusez, j’ai raté le tirage. Mon numéro c’est le 4’906. ... Ah bon! impossible? Tout des numéros à 6 chiffres. J’ai dû me tromper, excusez.

Mabille a fait du bon boulot. Le TJ était là, avec même une interview d’un Bonvin furieux et d’un Ducret cauteleux. Ils ont dû revenir sur le malaise cardiaque. Désormais le suicide était officiel. Le mobile? Pas de mobile. Pas vraiment. Incidemment Bonvin glisse que Poulain aurait été dépressif — se peut-il qu’il confonde timidité et dépression? Ducret surenchérit, sibyllin, sur les méandres cachés de l’âme humaine. Tous deux disent qu’ils ont perdu un ami. Ils sont touchant, ce sont des amis, des vrais amis.
Il arrive que l’on passe la nuit à calculer. Commencer son sommeil à 5’709, se réveiller plusieurs fois, se tourner, se retourner. Chercher, chercher. Il faut trouver. Le suicide ne sera élucidé que... Voyons! on élucide pas un suicide. Se tourner, se retourner. Et le matin, la sonnerie du réveil. On est à 5’907. L’impression de ne pas avancer. Et presque comme un vers de Vian: Pourvu qu’ils me laissent le temps. Juste le temps, le temps de quoi? Qui, ils?
Bonvin, syndic. Ducret, président du parti. Poulain trésorier. Poulain suicidé. Son appart vide, son corps à la morgue, sans famille. Bel enterrement. Même le pompier de service pleure. Le pasteur est sobre et chantant. Respect, Messieurs, Mesdames, la douleur secrète grandit. Poulain mort à sa guise, il est plus grand mort que vivant. Bonvin trouve des paroles douces, il ne cache plus avoir été le dernier à l’avoir vu en vie. Devant certains intimes il évoque les derniers mots de Poulain. Et vous avez vu, le patron, il a fait percer toutes ses petites cuillères. Il profite pour redire notre lutte contre les drogues, l’objectif électoral numéro un. Saint-Laurent ne doit jamais devenir la Spitzplatz! Et voilà. Une page sombre du parti est tournée, oubliée, enterrée. Mais la question demeure: pourquoi Poulain s’est-il suicidé? Pourquoi? Qui? Qui et pourquoi?

Samedi. Il fait beau. La route monte du lac au Signal de Lutry. La lumière est douce. Sur les vignes qui virent au jaune, il y a comme l’esprit de Poulain — l’esprit de Poulain, c’est pas de l’esprit de Bonvin! Drôle! — Drôle de type! Entré en politique pour rendre service, il est devenu ambitieux, gentiment, par seule conscience professionnelle. Envoyé au casse-pipe. Débarqué. Puis suicidé? La route est raide, la roue suit la ligne blanche, le rythme est régulier, le pou à peine accéléré. La ligne blanche devient traitillée. Un carré jaune, le cinquième peut-être. Poulain. Le sang partout, coagulé. Les vignes, les carrés jaunes sur la route. Le prochain. Halte! Halte, pied à terre, vélo contre le mur de vigne. Mesure du carré jaune, à l’aune de la main. Une voiture qui descend, son chauffeur doit s’interroger. Ce cycliste fou qui mesure des carrés jaunes sur la route, c’est quoi? Et ces carrés jaune? Ça sert à quoi!

Lundi. Bonjour, Commandant. C’est Voilier. Est-ce possible de passer chez Poulain. ... Petit mensonge: Oui, oui, c’est Bonvin qui m’a demandé. ... M’accompagner? Évidemment.
Consciencieux le Commandant!
Le Commandant attend dehors. Il ouvre l’appartement. Il n’a pas fait poser les scellés. Le rectangle sans poussière sur les dossiers, c’est un carré. Vingt-cinq sur vingt-quatre. C’était bien un carré jaune. Il était là depuis longtemps. Tout le monde l’a vu, tout le monde aurait dû s’en souvenir. Mais pourquoi se souvenir d’un vulgaire carré jaune abandonné sur une pile de dossiers? se souvenir de ce carré jaune disparu avec Poulain. L’a-t-il emmené au paradis? Y a-t-il aussi des routes cantonales à baliser là-haut? Le Commandant ne comprend rien au pourquoi de la visite. Mais il ne demande rien.
Bureau. Bonvin n’est pas là. Pour consulter les archives, c’est mieux. Les procès-verbaux. Ça y’est! Où l’on découvre que le système de balisage des routes n’a jamais été discuté au Grand Conseil! Tout c’est fait entre...! Tiens, tiens! Nous y voilà! Joli!

Mardi soir — en fait, il y a toujours eu une clé de chez Poulain au bureau. Rien a bougé. La table, le carré clair. Le PC fonctionne. Évidemment. Le traitement de texte. Expliquer. Expliquer, c’est faire la lettre d’adieu que Poulain n’a pas eu le temps d’écrire. Pourvu qu’ils me laissent le temps. 9’374. De nouveau, ce nombre qui revient. Toujours plus grand, comme un compteur. Ça y est. L’oppression disparaît. Plus de danger! Ils n’auront pas le temps! Sans doute, sauf erreur.
— Bonsoir Madame. Excusez d’appeler si tard. Votre mari est là?
Un temps, c’est lui, un peu rude.
— Bonsoir Bonvin. C’est Voilier. ... Où? Chez Poulain.
Il réagit vivement. Il faut le calmer et expliquer.
— Y a toujours la clé de chez lui dans ton bureau. Je m’en suis souvenu. Moi aussi. ... Comme ça. ... Oui, hier je suis allé avec le Commandant. Il t’a raconté. Je crois que Poulain a emmené quelque chose avec lui.
Petit rire puisqu’il faut tout lui préciser:
— Eh bien! au ciel!
Il n’a apprécie pas. Il crie, il veut s’entendre dire quoi, quelle chose.
— Tu ne me croiras pas: un carré jaune.
Long silence puis Bonvin qui répète: carré jaune, deux fois. Puis il ordonne de ne pas bouger, de l’attendre.
— D’accord, je t’attends. ... Non, non, promis! je ne bouge pas. Ducret viendra-t-il aussi, par hasard?
La question énerve Bonvin, encore plus. Il faut expliquer, ce n’est qu’une plaisanterie. Elle ne le fait pas non plus rire, les plaisanteries  de son employé ne sont dans ses habitudes. Ensuite, il insiste, il a trop peur de ne trouver personne.  Il faut encore le rassurer:
— Non, t’inquiète pas. J’ai le temps, je ne bouge pas, je t’attends, je t’attends. Et encore: j’ai le temps. Et en chantonnant: Tout-ou le temps. Et après qu’il ait raccroché: Du moins, je crois!
Sinon, ce sera un deuxième suicide dans le giron de la Municipalité. Et dans l’appartement du premier suicidé. Sensation! Belle manchette en perspective! Sinon? tant pis pour la Presse!
Dix minutes, vingt minutes, les phares d’une voiture qui tourne, ils donnent dans les petits rideaux de la fenêtre. En bas, c’est bien l’Opel. Elle s’arrête. Bruit de l’ascenseur qui descend. Calme, bien être, silence. Puis l’ascenseur qui monte. Sa porte qui grince. Sonnera-t-il? Non. Il entre. Il n’a qu’à venir ici. Le clapotis du clavier, la lueur bleuâtre de l’écran le guideront — 11’123 —, la porte de la chambre est restée entrouverte.
A-t-il déjà le pistolet d’ordonnance au poing — le sien? Non, pas de pistolet, mais une main fourrée dans la poche de son Loden.
— Gilles?
Tiens, par le prénom? Il est ému, le bonhomme!
— Salut patron!
— A quoi tu joues, Voilier?
— Tu vois, j’écris.
Avec animosité et la voix rauque, il s’exclame:
— Tu écris quoi!
— Attends un instant.
Pointer la souris sur Fichier. Puis sur Résumé. Puis Statistiques. 11’366. Un coin de l’oeil sur Bonvin. Pourvu qu’il me laisse le temps. Quelle jubilation, quelle vie intense! Qui aurait imaginé! Pour un simple secrétaire de syndic, vivre ça! Il reste? 394.
— Je rédige un rapport.
— Un rapport?!
— Sur le système de balisage des routes.
— Ne fais pas le con, petit merdeux!
Bonvin sort son arme. Il ne va pas tirer tout de suite. Il va encore s’approcher. Faire un pas. Dire quelque chose. Enfin, être à bout portant. Mais quelques mots vont suffire. Il ne le sait pas, juste quelques mots. Juste le temps... d’écrire. Juste un dernier mot et 12’000 est atteint. La limite du concours. Le règlement le stipule bien: 12’000 signes max. 11’729. Quelle distinction!
— Tu l’auras voulu!
Il croit son adversaire désarmé, à sa merci, il rit. Mais nouveau cliquettement du clavier. Il ricane toujours: 
— Tu as quelque chose à dire, une dernière volonté?
— 11’859.
— Pardon?
— Rien, à toi, le dernier mot.
Il croit à une capitulation. S’étonne d’entendre aucune supplication. 11’917. Il arme son arme.
— Gilles Voilier, c’est la fin pour toi, mon ami!
Il ne croit pas si bien dire: 12’000!





©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.

Courriel de l'auteur: info@oliviersillig.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.oliviersillig.ch


Master dans: 2_texte edité\R04_Nouvelles
"Romands noirsV:13.09.2005 13.09.05)