Olivier Sillig
Le
Boulon (texte publié dans le Persil
No 4, mai 2005)
Mariés depuis vingt ans, sans enfant, les Gontrand
étaient
un couple de bons voisins et de bons citoyens ; des gens
ordinaires et
sans histoire.
Le soir, devant la télévision, Madame Gontrand tricotait.
En
fonction de l'intérêt des programmes, Monsieur Gontrand
faisait des mots
croisés. Un jour où rien d'attractif ne détournait
leur attention de leur
violon d'Ingres respectif, en voulant regrouper son tricot pour
commencer une
nouvelle aiguillée, sur le canapé entre elle et son mari,
Madame Gontrand
trouva un boulon.
— Qu'est-ce que c'est, ça ? C'est à toi ?
Entre son pouce et son index, l’objet en acier inoxydable
montrait la patine d’un usage prolongé. Plongé dans une
définition compliquée
qu'il était sur le point de résoudre, Gontrand ne leva
pas aussitôt la tête.
— C'est à toi ? répéta Madame Gontrand.
— Hein ! Quoi ? dit enfin le mari en émergeant de sa
grille.
Dès qu'il vit le boulon, il porta la main à son coude et
pâlit.
Sa femme s'en aperçut :
— Mais enfin, qu'est-ce que tu as ?
— Rien, rien. Et il le confirma avec autorité : Je n'ai
rien !
Il attrapa le boulon, le fourra dans sa poche et se réfugia
dans ses mots croisés comme s'il ne s'était rien
passé. Il ne quitta la pièce
qu’après un laps de temps assez long pour que sa femme
n'établisse pas de
relation entre le boulon et son départ. Elle fut tout surprise
de l’entendre
s’enfermer dans la salle de bain, mais ce qui venait de se passer
semblait trop
insignifiant pour qu'elle y attachât de l’importance.
L'éclairage de la chambre
à coucher était suffisamment faible et chaud pour qu'elle
ne remarquât pas la
pâleur persistante de son mari.
Toute la nuit, il se retourna sans trouver le sommeil.
Plusieurs fois sa femme demanda ce qui n'allait pas.
— Rien, rien, répondait-il en continuant à s'agiter.
Au matin, il fut incapable de se lever. Fait tout à fait
exceptionnel, il annonça qu'il était malade et qu'il
n'irait pas à son travail.
Il refusa qu’on fasse venir le médecin. Il transpirait, mais
n'avait pas de
fièvre.
— Tu as mal quelque part ?
Aucune douleur spécifique.
Il s’enfermait dans un silence peu ordinaire.
— Mais, André, qu'as-tu ?
— Rien. Je suis malade.
Monsieur Gontrand n'avait rien, il était malade.
Plusieurs fois sur le point d'appeler son épouse, il ne se
résolut à lui parler que le soir, au moment où
elle lui apportait une tisane.
Très gêné, il ne savait comment commencer :
— Solange...
— Oui.
— C'est… à cause du boulon, commença-t-il.
— À cause du boulon ?
— Oui, celui que tu as trouvé hier soir,
précisa-t-il.
— À cause du boulon que j'ai trouvé hier soir ?
Qu'est-ce
qui est à cause du boulon que j'ai trouvé hier soir ?
— Eh bien, ce boulon... c'est... C'est mon boulon.
— Bien sûr que c'est ton boulon. Je te l'ai rendu, dit
Madame Gontrand ahurie.
— Oui. Puis, en baissant la voix pour un aveu très
pénible
: Je veux dire, ce boulon, c'est un de mes boulons.
Il était très rouge. Il tira son coude de sous les
couvertures
:
— Il faut que je t'explique. C'est… le boulon de mon
coude.
— Ah ! Je vois. Suite à l'accident de motocyclette que
tu as eu, jeune homme ? Je me souviens, tu m'as raconté. On t'a
mis une vis et
on ne te l'a jamais ôtée. Dans le temps, on les laissait.
— Non, il ne s'agit pas de cela. C'est...
Madame Gontrand était toute surprise de la gêne excessive
de
son mari. Elle s'était toujours montrée très
compréhensive. De surcroît, elle
n'avait jamais eu l'impression que son mari ait grand-chose à
cacher.
— J'en ai aussi un ici.
Monsieur Gontrand désigna son autre coude.
— Un autre boulon ?
Madame Gontrand rit d'étonnement.
Gontrand se lança :
— Je... je ne suis pas un... je ne suis pas un homme.
Il répéta, plus résolu : Je ne suis pas un homme.
Pas un homme comme les
autres. Comme entre parenthèses, il ajouta encore : C'est aussi
pour cela que
nous n'avons pas d'enfant.
Madame Gontrand rit, d’énervement cette fois-ci, et
s’écria
:
— Ne pas avoir d'enfant n'a rien à voir avec le fait
d'être ou de ne pas être un homme ! Quant à ta
virilité, tu sais très bien que
je n'ai jamais rien trouvé à y redire.
— Je ne veux pas parler de virilité. Gontrand était
terriblement sérieux : Solange, Solange, je t'aime, tu le sais.
Et je
continuerai à t'aimer. Et tu m'aimes, toi aussi. Mais il faut
que tu le saches
enfin. Je ne suis pas un homme. Je suis... Il repris son souffle : Je…
je
suis... Je suis un androïde, je suis un androïde, un
androïde.
— Un andro quoi ?
La bizarrerie de la situation la portait à une confusion
dans les termes que Gontrand rectifia :
— Un androïde, Solange. Pas un androgyne, un androïde !
Je suis… Et il lâcha le mot, plus effaré lui-même
que son épouse : Un robot. Je
suis un robot. Je ne suis qu'un robot. Un robot !
Ainsi Madame Gontrand stupéfaite apprit que depuis vingt ans
elle vivait avec un robot, un androïde d'une perfection telle que
rien ne
l'avait jamais distingué de n'importe quel être humain
ordinaire. Rien, jusqu'à
la perte de ce misérable boulon.
Monsieur Gontrand s'expliqua avec franchise :
— Mais, comme une voiture, comme une vulgaire
moulinette...
Précédant la pensée de son mari, Madame Gontrand
protesta :
— Comme tout être humain aussi !
— Comme une vulgaire moulinette dont la
mécanique s'use, je m’use, ma mécanique s'use. La perte
de ce boulon n'en est
qu’un premier symptôme. Solange, tu as toujours fait remarquer
qu'après
huitante ou cent mille kilomètres nos voitures présentent
d’abord des pépins,
petits mais annonciateurs des problèmes à venir tels que
joints de culasse,
cardans, bielles, rouille perforante, et cetera. C'est toi qui nous
pousses
alors au changement de voiture. Et après un silence
effrayé : Tu nous as toujours
présenté l'économie ainsi objectivement
réalisée.
— Mais...
— Solange. Comme nous avons changé de voiture, il va te
falloir... Changer de mari !
Le ton était ferme, mais il éclata en sanglots
entrecoupés
de soupires pathétiques.
En voyant les larmes dégouliner le long du visage aimé,
Solange dut résister pour ne pas tendre le doigt afin de
recueillir une larme
et la porter à sa bouche pour en connaître le goût.
Le goût des larmes d'un
robot. Un goût qu’elle connaissait pourtant. Plus d’une fois
André avait
tendrement pleuré dans ses bras. Lors du décès de
sa mère certes, mais aussi
des larmes d'amours heureuses et repues. Vingt ans, envers et contre
tout, ça
compte !
En femme pratique et énergique, Madame Gontrand était
bien
décidée à ne pas laisser aller les choses. Il
fallait agir pendant qu’il était
encore temps. On ne change pas de mari comme on change de voiture. Et,
puisqu'il ne saurait être question de médecin, eh bien
oui, on ferait appel
– mais oui ! pourquoi pas ! il faut regarder la
réalité en face, quelle qu'elle
soit – à un mécanicien.
— Je t'aime. Nous prendrons le meilleur mécanicien !
Un androïde ne relève pas des compétences d'un
mécanicien
sur autos. André avait besoin au moins d’un facteur d'automates.
La presse
avait fait état d’une petite bourgade du Jura ; la
réputation d’un certain
Monsieur Arnot lui avait valu des commandes du Japon.
Madame Gontrand lui téléphona. Un androïde à
faire réviser.
L'habile artisan accepta aussitôt. Pour lui c’était une
nouveauté excitante,
une pièce complexe et de grande taille, rare parmi les automates.
— Savez-vous de quand il date ?
— Il est du dix-huit, quatre, quarante-six. Se
reprenant aussitôt, Madame Gontrand rectifia en gommant la
précision : des
années quarante.
— Pouvez-vous le déplacer ou voulez-vous que je vienne
chez vous ?
— Non non, il peut très bien venir avec moi.
Rendez-vous fut pris pour le mercredi suivant.
Pendant toute la semaine Gontrand se plaignit de
chuintements et de grincements nouveaux. Plus d’une fois il demanda
à sa femme
d'appliquer l’oreille sur son épaule, son genou ou sa hanche.
Pour écouter la
mécanique en bout de course. Mais Madame Gontrand n'y
distinguait que des sons
très proches de ceux générés par ses
propres articulations, celles d'une femme
ayant dépassé la quarantaine. La mécanique de son
robot de mari devait être si
parfaite qu'elle arrivait à produire même des bruits
viscéraux.
Le mercredi, ils partirent pour le Jura. Monsieur Gontrand
préféra laisser le volant à son épouse. Ils
trouvèrent facilement la maison du
facteur d’automates.
— Monsieur et Madame Gontrand, n'est-ce pas ? Votre
automate est dans la voiture, je me réjouis de le voir.
D'un discret mouvement des yeux, Madame Gontrand désigna son
mari qui, fixant la pointe de ses chaussures, dit, le plus neutre
possible :
— Je suis cet automate, l'androïde, c'est moi. L’autre
jour, j'ai perdu un boulon. Dans un murmure accablé et honteux
il ajouta : Je
suis en bout de course.
Avant que le mécanicien ne réagisse, Madame Gontrand
rectifia :
— André exagère, il se fait des idées. Une
révision,
voilà ce qu'il lui faut, une bonne révision. Par un
spécialiste. Après, il n'en
paraîtra plus rien, tout reprendra comme avant. Imaginez, je vis
avec lui
depuis plus de 20 ans ! Quelle perfection ! Prise d'une admiration
nouvelle
pour son mari, elle ne put s’empêcher de compléter :
Sans ce petit boulon
de rien du tout, je n'en aurais jamais rien su !
Face à cette situation très embarrassante, Monsieur
Arnot,
s'inspirant des réflexes du médecin qu'il n'était
pas, dit :
— Je vais l'examiner. Si Monsieur Gontrand veut bien me
suivre…
Avec tact Madame Gontrand proposa :
— Je vais faire un tour. Le temps est beau et votre
ville m'a semblé tout à fait charmante.
Monsieur Arnot libéra une chaise dans son atelier
encombré.
— Si vous voulez bien vous déshabiller.
En attendant, et pour se donner une contenance, le
mécanicien fit de la place sur son établi, rangeant
quelques outils et
repoussant diverses pièces de mécanique, rouages,
roulements, courroies et
visserie en laiton ou en acier inoxydable, nylon ou téflon. Il
était gêné par
cette présence insolite dans laquelle il voyait plus un homme nu
qu’un
mannequin de latex semblable à ceux sur qui il avait eu
l’occasion de
travailler.
— Tournez-vous s'il vous plaît. Le facteur d'automates
se racla la gorge : Euh, euh, excusez-moi, je ne trouve pas
l’accès aux
mécanismes. Une charnière à glissière
habilement dissimulée, une couture
peut-être ?
— Non, il n'y a rien. Rien n'a été prévu.
— Ah !
Cette imprévoyance démontrait l'assurance du concepteur,
ou
sa présomption !
— Donnez-moi votre bras, je vous prie.
Monsieur Gontrand tendit son bras gauche, celui d’où
provenait la pièce trouvée par sa femme.
— Le boulon est dans la poche de ma veste.
Monsieur Arnot imprima une flexion à l'avant-bras. A son
tour il colla une oreille sur l'articulation.
— Vous entendez ? demanda anxieusement Monsieur
Gontrand.
— Euh… si. Oui, oui... Excusez- moi. En fait, vu l'absence
de voie d'accès, pour vérifier l'état
général de votre mécanique, le mieux
serait de procéder à une radiographie. Le
généraliste du village est équipé du
matériel nécessaire. Je vais voir s’il peut nous recevoir
ce matin. Je
l’appelle, rhabillez-vous en attendant.
Monsieur Gontrand s'était à nouveau
déshabillé chez le vieux
praticien qui l'avait radiographié, d'abord de face, puis
latéralement, avec un
détail du bras gauche.
Pour modéliser l’homme, un facteur d'automates doit
connaître l’âme humaine. Arnot avait eu la sagesse de ne
rien expliquer au
médecin, si ce n'est que Gontrand était d'accord pour
qu'il assiste à l'examen.
Quand le docteur revint avec les clichés
développés, Arnot
ne fit aucune remarque et laissa le radiologue poser son diagnostic.
— Vous êtes en parfaite santé. On voit bien que vous
n'avez jamais fumé, Monsieur...
— Gontrand.
— Rien à signaler, à part une insignifiante
déviation
latérale de la colonne. Absolument rien de préoccupant.
Je parie que vous
n'avez jamais mal au dos. Vous avez de la chance, à notre
époque c’est plutôt
rare.
Ils remercièrent le médecin et retournèrent
à la villa du
mécanicien. En présence de l'épouse ce dernier
confirma l'excellent diagnostic
du praticien. Assez satisfait de son rôle, il laissa repartir les
Gontrand,
convaincu que tout allait rentrer dans l'ordre. Il n'eut du reste
jamais à
revenir sur le plus curieux épisode de sa carrière de
facteur d'automates.
Madame Gontrand partit rassurée, soulagée et contente.
Son
mari ne fit aucun commentaire et reprit son travail. Pendant quelques
semaines
tout semblait oublié.
Puis les premiers grincements commencèrent.
Particulièrement
le soir quand Gontrand s'extrayait du canapé pour
éteindre le téléviseur et
gagner la chambre à coucher. Au début, comme ils
étaient à peine audibles, Solange
s'abstint de toute remarque.
Gontrand en parla le premier. Il le fit subitement, sans
introduction, comme si les choses s'enchaînaient dans une
chronologie
obligatoire.
— Voilà, ça recommence ! Et tu entends maintenant ?
Solange dut l’admettre.
André surenchérit :
— Et tu sais de quoi il s'agit. Il fit jouer son coude
: Ce sont mes articulations.
Solange opina mais sans pousser plus loin.
A partir de ce jour-là, chaque matin, avant le petit
déjeuner,
Gontrand prit une pleine cuillère à soupe d'huile. Les
grincements diminuèrent
quelque temps. Puis reprirent de plus belle. Maintenant, dans la rue,
on se
retournait sur son passage. Au travail, la discrétion le
contraignit à des
gestes d’une lenteur extrême qui camouflait les bruits mais lui
attira par
contre les remarques de son supérieur hiérarchique.
Hormis l'affection patiente mais impuissante de sa chère
épouse, Gontrand comprit qu’il ne pouvait compter que sur
lui-même. Il décida
de s’automédiquer. Il acheta un traité de médecine
générale, un autre de mécanique
et plusieurs ouvrages de science-fiction. Il se fit des injections
sous-cutanées
d'huile de paraffine. En vain, les grincements augmentèrent. Il
dut quitter son
travail et vécut désormais en reclus.
Les sons qu'il produisait devenaient extrêmement
désagréables. Même dans son sommeil, à
chaque inspiration, à chaque expiration,
Gontrand générait les bruits caverneux de gonds mal
graissés. Solange en perdit
le sommeil. Quand son mari proposa qu’ils fassent chambre
séparée, elle accepta
à contrecœur.
Cette femme aimante lutta longtemps et de toutes ses forces
contre la dérive du couple. Elle dut enfin se rendre à
l'évidence. Les
grincements, non tant par le bruit désagréable qu'ils
produisaient mais par
l'influence néfaste et morbide qu'ils avaient sur lui, isolaient
toujours plus
son époux. Il s’enfermait sur lui-même au point de la
fuir. Elle finit par
s'avouer vaincue.
Face à la détresse et la solitude dans laquelle sa
maladie
confinait sa femme, c’est Gontrand qui proposa son propre internement.
Avec un
certain cynisme, il avait d’abord suggéré une
décharge publique ou une
démolition. Sa femme lui trouva un hôpital
spécialisé à la campagne. Il fut
installé dans un pavillon isolé.
Jusqu'à ce qu'elle mourût, Solange vint le voir avec une
régularité exemplaire. Entre eux subsistait des liens
indéfectibles.
Gontrand lui survécut de nombreuses années, dans un
tintamarre interne guère atténué par les
rhumatismes et l'ankylose croissante.
Quand il mourut, il fut incinéré. Dans les cendres que
l'on
mit dans l'urne, excepté quelques plombages dentaires, il n'y
avait aucune
trace de métal.
***
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..\02_Nouvelles éparses —
V:
23.10.2007 (Persil 2005 - 9.5.2007)