© O.Sillig 1989 / Dessin de presse                                                                                           

Croquis O.Sillig Olivier Sillig

    Le Boulon    (texte publié dans le Persil No 4, mai 2005)

Mariés depuis vingt ans, sans enfant, les Gontrand étaient un couple de bons voisins et de bons citoyens ; des gens ordinaires et sans histoire.
Le soir, devant la télévision, Madame Gontrand tricotait. En fonction de l'intérêt des programmes, Monsieur Gontrand faisait des mots croisés. Un jour où rien d'attractif ne détournait leur attention de leur violon d'Ingres respectif, en voulant regrouper son tricot pour commencer une nouvelle aiguillée, sur le canapé entre elle et son mari, Madame Gontrand trouva un boulon.
— Qu'est-ce que c'est, ça ? C'est à toi ?
Entre son pouce et son index, l’objet en acier inoxydable montrait la patine d’un usage prolongé. Plongé dans une définition compliquée qu'il était sur le point de résoudre, Gontrand ne leva pas aussitôt la tête.
— C'est à toi ? répéta Madame Gontrand.
— Hein ! Quoi ? dit enfin le mari en émergeant de sa grille.
Dès qu'il vit le boulon, il porta la main à son coude et pâlit.
Sa femme s'en aperçut :
— Mais enfin, qu'est-ce que tu as ?
— Rien, rien. Et il le confirma avec autorité : Je n'ai rien !
Il attrapa le boulon, le fourra dans sa poche et se réfugia dans ses mots croisés comme s'il ne s'était rien passé. Il ne quitta la pièce qu’après un laps de temps assez long pour que sa femme n'établisse pas de relation entre le boulon et son départ. Elle fut tout surprise de l’entendre s’enfermer dans la salle de bain, mais ce qui venait de se passer semblait trop insignifiant pour qu'elle y attachât de l’importance. L'éclairage de la chambre à coucher était suffisamment faible et chaud pour qu'elle ne remarquât pas la pâleur persistante de son mari.
Toute la nuit, il se retourna sans trouver le sommeil. Plusieurs fois sa femme demanda ce qui n'allait pas.
— Rien, rien, répondait-il en continuant à s'agiter.
Au matin, il fut incapable de se lever. Fait tout à fait exceptionnel, il annonça qu'il était malade et qu'il n'irait pas à son travail. Il refusa qu’on fasse venir le médecin. Il transpirait, mais n'avait pas de fièvre.
— Tu as mal quelque part ?
Aucune douleur spécifique.
Il s’enfermait dans un silence peu ordinaire.
— Mais, André, qu'as-tu ?
— Rien. Je suis malade.
Monsieur Gontrand n'avait rien, il était malade.
Plusieurs fois sur le point d'appeler son épouse, il ne se résolut à lui parler que le soir, au moment où elle lui apportait une tisane.
Très gêné, il ne savait comment commencer :
— Solange...
— Oui.
— C'est… à cause du boulon, commença-t-il.
— À cause du boulon ?
— Oui, celui que tu as trouvé hier soir, précisa-t-il.
— À cause du boulon que j'ai trouvé hier soir ? Qu'est-ce qui est à cause du boulon que j'ai trouvé hier soir ?
— Eh bien, ce boulon... c'est... C'est mon boulon.
— Bien sûr que c'est ton boulon. Je te l'ai rendu, dit Madame Gontrand ahurie.
— Oui. Puis, en baissant la voix pour un aveu très pénible : Je veux dire, ce boulon, c'est un de mes boulons.
Il était très rouge. Il tira son coude de sous les couvertures :
— Il faut que je t'explique. C'est… le boulon de mon coude.
— Ah ! Je vois. Suite à l'accident de motocyclette que tu as eu, jeune homme ? Je me souviens, tu m'as raconté. On t'a mis une vis et on ne te l'a jamais ôtée. Dans le temps, on les laissait.
— Non, il ne s'agit pas de cela. C'est...
Madame Gontrand était toute surprise de la gêne excessive de son mari. Elle s'était toujours montrée très compréhensive. De surcroît, elle n'avait jamais eu l'impression que son mari ait grand-chose à cacher.
— J'en ai aussi un ici.
Monsieur Gontrand désigna son autre coude.
— Un autre boulon ?
Madame Gontrand rit d'étonnement.
Gontrand se lança :
— Je... je ne suis pas un... je ne suis pas un homme. Il répéta, plus résolu : Je ne suis pas un homme. Pas un homme comme les autres. Comme entre parenthèses, il ajouta encore : C'est aussi pour cela que nous n'avons pas d'enfant.
Madame Gontrand rit, d’énervement cette fois-ci, et s’écria :
— Ne pas avoir d'enfant n'a rien à voir avec le fait d'être ou de ne pas être un homme ! Quant à ta virilité, tu sais très bien que je n'ai jamais rien trouvé à y redire.
— Je ne veux pas parler de virilité. Gontrand était terriblement sérieux : Solange, Solange, je t'aime, tu le sais. Et je continuerai à t'aimer. Et tu m'aimes, toi aussi. Mais il faut que tu le saches enfin. Je ne suis pas un homme. Je suis... Il repris son souffle : Je… je suis... Je suis un androïde, je suis un androïde, un androïde.
— Un andro quoi ?
La bizarrerie de la situation la portait à une confusion dans les termes que Gontrand rectifia :
— Un androïde, Solange. Pas un androgyne, un androïde ! Je suis… Et il lâcha le mot, plus effaré lui-même que son épouse : Un robot. Je suis un robot. Je ne suis qu'un robot. Un robot !
Ainsi Madame Gontrand stupéfaite apprit que depuis vingt ans elle vivait avec un robot, un androïde d'une perfection telle que rien ne l'avait jamais distingué de n'importe quel être humain ordinaire. Rien, jusqu'à la perte de ce misérable boulon.
Monsieur Gontrand s'expliqua avec franchise :
— Mais, comme une voiture, comme une vulgaire moulinette...
Précédant la pensée de son mari, Madame Gontrand protesta :
— Comme tout être humain aussi !
— Comme une vulgaire moulinette dont la mécanique s'use, je m’use, ma mécanique s'use. La perte de ce boulon n'en est qu’un premier symptôme. Solange, tu as toujours fait remarquer qu'après huitante ou cent mille kilomètres nos voitures présentent d’abord des pépins, petits mais annonciateurs des problèmes à venir tels que joints de culasse, cardans, bielles, rouille perforante, et cetera. C'est toi qui nous pousses alors au changement de voiture. Et après un silence effrayé : Tu nous as toujours présenté l'économie ainsi objectivement réalisée.
— Mais...
— Solange. Comme nous avons changé de voiture, il va te falloir... Changer de mari !
Le ton était ferme, mais il éclata en sanglots entrecoupés de soupires pathétiques.
En voyant les larmes dégouliner le long du visage aimé, Solange dut résister pour ne pas tendre le doigt afin de recueillir une larme et la porter à sa bouche pour en connaître le goût. Le goût des larmes d'un robot. Un goût qu’elle connaissait pourtant. Plus d’une fois André avait tendrement pleuré dans ses bras. Lors du décès de sa mère certes, mais aussi des larmes d'amours heureuses et repues. Vingt ans, envers et contre tout, ça compte !
En femme pratique et énergique, Madame Gontrand était bien décidée à ne pas laisser aller les choses. Il fallait agir pendant qu’il était encore temps. On ne change pas de mari comme on change de voiture. Et, puisqu'il ne saurait être question de médecin, eh bien oui, on ferait appel – mais oui ! pourquoi pas ! il faut regarder la réalité en face, quelle qu'elle soit – à un mécanicien.
— Je t'aime. Nous prendrons le meilleur mécanicien !
Un androïde ne relève pas des compétences d'un mécanicien sur autos. André avait besoin au moins d’un facteur d'automates. La presse avait fait état d’une petite bourgade du Jura ; la réputation d’un certain Monsieur Arnot lui avait valu des commandes du Japon.
Madame Gontrand lui téléphona. Un androïde à faire réviser. L'habile artisan accepta aussitôt. Pour lui c’était une nouveauté excitante, une pièce complexe et de grande taille, rare parmi les automates.
— Savez-vous de quand il date ?
— Il est du dix-huit, quatre, quarante-six. Se reprenant aussitôt, Madame Gontrand rectifia en gommant la précision : des années quarante.
— Pouvez-vous le déplacer ou voulez-vous que je vienne chez vous ?
— Non non, il peut très bien venir avec moi.
Rendez-vous fut pris pour le mercredi suivant.
Pendant toute la semaine Gontrand se plaignit de chuintements et de grincements nouveaux. Plus d’une fois il demanda à sa femme d'appliquer l’oreille sur son épaule, son genou ou sa hanche. Pour écouter la mécanique en bout de course. Mais Madame Gontrand n'y distinguait que des sons très proches de ceux générés par ses propres articulations, celles d'une femme ayant dépassé la quarantaine. La mécanique de son robot de mari devait être si parfaite qu'elle arrivait à produire même des bruits viscéraux.
Le mercredi, ils partirent pour le Jura. Monsieur Gontrand préféra laisser le volant à son épouse. Ils trouvèrent facilement la maison du facteur d’automates.
— Monsieur et Madame Gontrand, n'est-ce pas ? Votre automate est dans la voiture, je me réjouis de le voir.
D'un discret mouvement des yeux, Madame Gontrand désigna son mari qui, fixant la pointe de ses chaussures, dit, le plus neutre possible :
— Je suis cet automate, l'androïde, c'est moi. L’autre jour, j'ai perdu un boulon. Dans un murmure accablé et honteux il ajouta : Je suis en bout de course.
Avant que le mécanicien ne réagisse, Madame Gontrand rectifia :
— André exagère, il se fait des idées. Une révision, voilà ce qu'il lui faut, une bonne révision. Par un spécialiste. Après, il n'en paraîtra plus rien, tout reprendra comme avant. Imaginez, je vis avec lui depuis plus de 20 ans ! Quelle perfection ! Prise d'une admiration nouvelle pour son mari, elle ne put s’empêcher de compléter : Sans ce petit boulon de rien du tout, je n'en aurais jamais rien su !
Face à cette situation très embarrassante, Monsieur Arnot, s'inspirant des réflexes du médecin qu'il n'était pas, dit :
— Je vais l'examiner. Si Monsieur Gontrand veut bien me suivre…
Avec tact Madame Gontrand proposa :
— Je vais faire un tour. Le temps est beau et votre ville m'a semblé tout à fait charmante.
Monsieur Arnot libéra une chaise dans son atelier encombré.
— Si vous voulez bien vous déshabiller.
En attendant, et pour se donner une contenance, le mécanicien fit de la place sur son établi, rangeant quelques outils et repoussant diverses pièces de mécanique, rouages, roulements, courroies et visserie en laiton ou en acier inoxydable, nylon ou téflon. Il était gêné par cette présence insolite dans laquelle il voyait plus un homme nu qu’un mannequin de latex semblable à ceux sur qui il avait eu l’occasion de travailler.
— Tournez-vous s'il vous plaît. Le facteur d'automates se racla la gorge : Euh, euh, excusez-moi, je ne trouve pas l’accès aux mécanismes. Une charnière à glissière habilement dissimulée, une couture peut-être ?
— Non, il n'y a rien. Rien n'a été prévu.
— Ah !
Cette imprévoyance démontrait l'assurance du concepteur, ou sa présomption !
— Donnez-moi votre bras, je vous prie.
Monsieur Gontrand tendit son bras gauche, celui d’où provenait la pièce trouvée par sa femme.
— Le boulon est dans la poche de ma veste.
Monsieur Arnot imprima une flexion à l'avant-bras. A son tour il colla une oreille sur l'articulation.
— Vous entendez ? demanda anxieusement Monsieur Gontrand.
— Euh… si. Oui, oui... Excusez- moi. En fait, vu l'absence de voie d'accès, pour vérifier l'état général de votre mécanique, le mieux serait de procéder à une radiographie. Le généraliste du village est équipé du matériel nécessaire. Je vais voir s’il peut nous recevoir ce matin. Je l’appelle, rhabillez-vous en attendant.
Monsieur Gontrand s'était à nouveau déshabillé chez le vieux praticien qui l'avait radiographié, d'abord de face, puis latéralement, avec un détail du bras gauche.
Pour modéliser l’homme, un facteur d'automates doit connaître l’âme humaine. Arnot avait eu la sagesse de ne rien expliquer au médecin, si ce n'est que Gontrand était d'accord pour qu'il assiste à l'examen.
Quand le docteur revint avec les clichés développés, Arnot ne fit aucune remarque et laissa le radiologue poser son diagnostic.
— Vous êtes en parfaite santé. On voit bien que vous n'avez jamais fumé, Monsieur...
— Gontrand.
— Rien à signaler, à part une insignifiante déviation latérale de la colonne. Absolument rien de préoccupant. Je parie que vous n'avez jamais mal au dos. Vous avez de la chance, à notre époque c’est plutôt rare.
Ils remercièrent le médecin et retournèrent à la villa du mécanicien. En présence de l'épouse ce dernier confirma l'excellent diagnostic du praticien. Assez satisfait de son rôle, il laissa repartir les Gontrand, convaincu que tout allait rentrer dans l'ordre. Il n'eut du reste jamais à revenir sur le plus curieux épisode de sa carrière de facteur d'automates.
Madame Gontrand partit rassurée, soulagée et contente. Son mari ne fit aucun commentaire et reprit son travail. Pendant quelques semaines tout semblait oublié.
Puis les premiers grincements commencèrent. Particulièrement le soir quand Gontrand s'extrayait du canapé pour éteindre le téléviseur et gagner la chambre à coucher. Au début, comme ils étaient à peine audibles, Solange s'abstint de toute remarque.
Gontrand en parla le premier. Il le fit subitement, sans introduction, comme si les choses s'enchaînaient dans une chronologie obligatoire.
— Voilà, ça recommence ! Et tu entends maintenant ?
Solange dut l’admettre.
André surenchérit :
— Et tu sais de quoi il s'agit. Il fit jouer son coude : Ce sont mes articulations.
Solange opina mais sans pousser plus loin.
A partir de ce jour-là, chaque matin, avant le petit déjeuner, Gontrand prit une pleine cuillère à soupe d'huile. Les grincements diminuèrent quelque temps. Puis reprirent de plus belle. Maintenant, dans la rue, on se retournait sur son passage. Au travail, la discrétion le contraignit à des gestes d’une lenteur extrême qui camouflait les bruits mais lui attira par contre les remarques de son supérieur hiérarchique.
Hormis l'affection patiente mais impuissante de sa chère épouse, Gontrand comprit qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Il décida de s’automédiquer. Il acheta un traité de médecine générale, un autre de mécanique et plusieurs ouvrages de science-fiction. Il se fit des injections sous-cutanées d'huile de paraffine. En vain, les grincements augmentèrent. Il dut quitter son travail et vécut désormais en reclus.
Les sons qu'il produisait devenaient extrêmement désagréables. Même dans son sommeil, à chaque inspiration, à chaque expiration, Gontrand générait les bruits caverneux de gonds mal graissés. Solange en perdit le sommeil. Quand son mari proposa qu’ils fassent chambre séparée, elle accepta à contrecœur.
Cette femme aimante lutta longtemps et de toutes ses forces contre la dérive du couple. Elle dut enfin se rendre à l'évidence. Les grincements, non tant par le bruit désagréable qu'ils produisaient mais par l'influence néfaste et morbide qu'ils avaient sur lui, isolaient toujours plus son époux. Il s’enfermait sur lui-même au point de la fuir. Elle finit par s'avouer vaincue.
Face à la détresse et la solitude dans laquelle sa maladie confinait sa femme, c’est Gontrand qui proposa son propre internement. Avec un certain cynisme, il avait d’abord suggéré une décharge publique ou une démolition. Sa femme lui trouva un hôpital spécialisé à la campagne. Il fut installé dans un pavillon isolé.
Jusqu'à ce qu'elle mourût, Solange vint le voir avec une régularité exemplaire. Entre eux subsistait des liens indéfectibles.
Gontrand lui survécut de nombreuses années, dans un tintamarre interne guère atténué par les rhumatismes et l'ankylose croissante.
Quand il mourut, il fut incinéré. Dans les cendres que l'on mit dans l'urne, excepté quelques plombages dentaires, il n'y avait aucune trace de métal.


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Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 23.10.2007  (Persil 2005 - 9.5.2007)