Batistin
Création publique: Venoge sur Scène, spectacle du WWF,
hiver 1987.
Devant un verre de
rouge, attablé au Café du Commerce de La Sarraz, Lucien,
ancien jardinier de
l'Hôpital de Saint-Loup, raconte à qui veut bien
l'entendre. À lui tout seul,
il joue les voix des différents personnages d'un récit
donné pour véridique.
— Cré vingt dieux ! Que non que j'avions point abusé du
flacon ! Point plus que de coutume, Messire grand inquisiteur !
— On dit Monsieur le commissaire !
avait fait remarquer le sergent Chevalley.
Pour mon Batistin tout avait commencé le matin même, une de
ces matinées glacées de fin octobre, quand le jour se lève gelé par la bise qui
descend du plateau et dépose déjà sur les bords de la rivière ses premiers
festons de glace.
C'était un matin d'automne mille quatre cent septante-trois.
Mon Batistin s'était levé avant le
jour. Comme d'habitude, pour se donner un peu de coeur au ventre, il avait bu
un pichet de piquette allongé d'un peu d'eau de vie et il était parti dans la
nuit encore.
Maintenant il était dans son champ, à côté de la rivière,
où, tout en jurant, il essayait avec une triste binette en bois d'extraire du
sol durci quelques navets pour nourrir sa femme et cinq de ses enfants, le
sixième étant encore au sein et deux autres morts depuis longtemps, l'un du
mal-oeil, l'autre de la peste.
Insensible à la beauté du paysage, le soleil qui se levait
et déposait un filament d'or sur le sommet givré des hautes futaies de chênes
(à cette époque, les bois du plateau étaient constitué essentiellement de
chênes), mon Batistin binait, jurait et toussait. Si ses jurons peuvent maintenant
nous sembler pittoresques, ils n'étaient alors qu'orduriers et blasphématoires.
Deux coups de binettes, deux
jurons, une quinte de toux.
— Un instant, pour dire vrai,
Monsieur le Grand Commissaire, je craignons, moi aussi, d'avoir trop bu, car
j'entendions l'écho de ma propre quinte : comme si je m'entendais tousser
derrière moi-même.
Puis Batistin s'était retourné.
Des chevaliers, Batistin il en
avait déjà vu. Il en avait vu les rares fois où il avait quelque chose à vendre
au marché de La Sarraz, quand le seigneur châtelain et ses gens passaient à
fond de train, sans se soucier le moins du monde de la piétaille nombreuse qui
grouillait dans les rues. Des chevaliers il en avait aussi vu à la grande foire
de septembre, à Lausanne, quand il était allé assister au supplice de Yolande
la belle sorcière de Gollion, quand ils l'avaient brûlée. Et puis des
chevaliers, il en avait vu en bande, quelques années plutôt. Ils avaient
saccagé son potager, pillé sa maison, bousculé sa femme. Neuf mois plus tard il
s’était même retrouvé avec une bouche de plus à nourrir, une bouche qui ne lui
ressemblait guère. Alors, vous pensez si Batistin, les chevaliers, ça, il
connaissait ! Il les connaissait, il les craignait, mais il ne les aimait
pas.
Mais un chevalier comme celui qui se dressait en face de
lui, maintenant qu'il s'était retourné, ça, il n'avait jamais vu !
Dans les premiers rayons du soleil, son armure étincelait
comme parée de tous les feux de la Saint-Jean. C'était
une armure d'or, eh ! oui ! d'or. De l'or comme celui des ciboires
quand l'évêque en personne servait la grand-messe, à Noël, quelquefois. Tout
était d'or. Même le heaume. Même la visière, sans ouverture aucune, lisse et de
même métal. Mais étrangement, translucide. À travers, Batistin découvrait, derrière
deux gros cristaux supplémentaires, ronds et sertis sur des tiges de métal,
deux yeux. Et étonnamment, ces yeux avaient une apparence humaine. C’était deux
yeux presque humains, mobiles, vivants ! C’est justement ce qui fit naître
les premiers soupçons horrifiés de Batistin. La voix, tout au contraire, était
métallique. Audible certes, mais totalement insaisissable. Du moins sans les
gestes du chevalier. Eux on ne peut plus explicites, leur signification immédiate.
Le chevalier brandissait devant lui une sorte de hache, en or elle aussi, mais
bizarrement tenue à l'envers, le manche en avant, la cognée contre lui, serrée
dans sa main droite. Ce qui n'en demeurait pas moins menaçant. Et Batistin
comprit tout de suite qu'il était invité à suivre ce chevalier. Ou, plus
précisément, à le précéder.
Ainsi, l'un derrière l'autre, ils franchirent le rideau
d'arbres qui séparait le champ de Batistin d'une clairière. Cette clairière,
Batistin l'avait forcément traversée en venant, comme tous les matins que Dieu
fait.
Batistin se signa une première fois. Au milieu de la
clairière, vide ce matin, se dressait, aussi étincelante que l'armure mais
d'argent, une tour, mince et élancée, perchée sur quatre surprenantes pattes de
poules aux nombreuses articulations. Cette tour confirmait les soupçons de
Batistin. Elle n'avait aucune porte, aucun pont, aucun accès visible, aucun
accès possible.
Arrivé au pied de la tour, du coin de l'œil, Batistin vit le
chevalier — que déjà il commençait à nommer d'un autre nom — porter
sa main à une petite cheville qui ornait sa cuirasse. Aussitôt, comme par enchantement
— par enchantement — une porte s'ouvrit et un escalier, une échelle métallique,
apparut. D'un geste sec, le chevalier intima à Batistin d'y monter.
Batistin monta et vit. Il sut immédiatement qu'il entrait
dans l'antre du Diable. Pour de bon. Sans l'ombre d'un doute, ce chevalier
n’était autre que Lucifer, Lucifer en personne. Lucifer, celui qui porte la lumière.
Voilà pourquoi son armure était si étincelante !
L'antre du diable était, elle, plongée dans une obscurité
épaisse, pourtant parcourue de lumières étranges qui sinuaient à l'intérieur de
pierres précieuses, carrées, énormes, serties les unes à côté des autres et
traversées d'éclairs colorés accompagnés de bruits aux sonorités totalement
inconnues. Batistin, discrètement pour éviter d'offenser son hôte redoutable,
se signa une deuxième fois. Déjà la porte s'était refermée.
Aux gestes du démon, qui avait posé sa hache et tirait sur
les misérables hardes de Batistin, celui-ci comprit qu'il devait se déshabiller.
L'autre attendait qu'il soit entièrement nu.
La terreur de Batistin atteignit son comble quand il vit
qu'à son tour — oh ! horreur ! — la créature retirait son armure. Batistin,
frissonnant, essaya de protéger ses pudibondes avec ses mains. Et surtout son
cul. Personne alors n'ignorait les moeurs étranges de Satan. Dans sa terreur,
une pensée le réconforta un peu. Cette fois au moins il ne se retrouverait pas
avec une bouche de plus à nourrir.
Nu, le démon avait étrangement l'apparence d'un humain
presque ordinaire, plutôt chétif bien que d'assez grande taille, maigre et
pâle. Seuls les yeux demeuraient particuliers, inquiétants, énormes derrières
leurs étranges ronds de verres.
Rien de ce que Batistin redoutait ne se produisit, rien du
tout.
Le chevalier s'empara des misérables braies et les enfila.
Il enfila aussi le pauvre tricot tout troué, et les sabots de bois éculés. Même
le béret. Son béret à lui, Batistin. Sur cette tête diabolique ! Puis il
contraignit Batistin à s'introduire dans l'armure — elle était capitonnée,
douce et chaude. Il lui enfonça le casque sur la tête et le verrouilla. Puis
Batistin fut poussé sur un trône renversé et il y fut ligoté.
Tout de suite après, Batistin sentit derrière lui l'air
frais du dehors. Il entendit la voix du démon qui lui criait quelque chose.
Cette voix avait perdu toute sonorité métallique et Batistin y reconnut un
intelligible :
— Adieu !
L'antre fut immédiatement replongé dans son obscurité quasi
totale. Seules de sourdes sangsues aux lueurs rougeoyantes rampaient à travers
les grosses pierres précieuses enfermées devant lui. Tout bas, Batistin murmura
un Avé.
Soudain la tour se mit à vibrer, à
vibrer et à vibrer encore. Batistin sentit le poids de son corps augmenter et
augmenter encore, à croire qu'il finirait par s’écraser dans la soie du trône.
Il entendit un sifflement. Et il perdit connaissance.
Et c'est ainsi, en armure, que Batistin avait été retrouvé
par le sergent Chevalley. Il errait hagard dans les rues de La Sarraz. Le
sergent avait immédiatement pris sur lui de réveiller le commissaire.
Au poste, il lui avait tout de suite fait retirer sa
ridicule combinaison.
— Tu as l'air d'un vrai bibendum !
Il lui avait passé des habits et avait regardé, amusé,
Batistin s'en revêtir. Il lui avait aussi donné du thé. Quelques questions
avaient suffi à asseoir sa conviction.
— Gaga ! il est complètement gaga.
Le commissaire, lui, l'avait
interrogé plusieurs heures. Pour en arriver à la même conclusion. Il avait
appelé l'hôpital psychiatrique de Cery, l'auto jaune était venue chercher
Batistin.
À Cery il avait tout d'abord passionné les psychiatres au
point qu'ils le montrèrent dans un congrès à Genève. Il présentait, d'après ces
spécialistes, un cas très rare de schizophrénie avec un délire idiomatique qui
semblait inspiré du parler du quatorzième siècle. Un professeur de français
ancien, consulté, confirma les étonnantes similitudes.
L’attraction qu’était Batistin, quelque chose de neuf dans
ce vieil hôpital, passa assez vite. Comme il était plutôt doux, gentil et peu
encombrant, on l'aurait définitivement oublié s’il ne faisait régulièrement des
fugues. Il finissait immanquablement par aboutir vers La Sarraz, dans les près
et les bois qui entourent le lieu-dit Milieu du Monde, cet endroit où
s'effectue le partage des eaux.
Une infirmière qui le trouvait tout de même sympathique sous
ses allures bourrues et renfermées, finit par le prendre en pitié.
— Il est certes fou, mais il est ni dangereux ni bête.
Et elle trouva la solution, une place d'aide jardinier à
l'hôpital de Saint-Loup, juste au-dessus de ce Milieu du Monde qui semblait
tant l'attirer. Je fis alors bien évidemment sa rencontre, car je suis le jardinier
de l'hôpital. Voilà pourquoi je connais l'histoire de Batistin.
Pour la connaître, je la connais plutôt bien.
Les premiers temps, il y eut quelques petits problèmes avec
Batistin car c’était vraiment difficile de le faire dormir dans les bâtiments
hospitaliers. Il disparaissait très souvent dans les bois, sur la colline. On
le trouvait toujours à un endroit d’où il pouvait voir la Venoge et les près,
en face, sur l'autre rive. Pour finir, et enfin tout arranger, il s'attribua
une sorte de masure délabrée qui avait justement l'avantage de se trouver au
sommet de cette colline et de faire face à la rivière.
Dès cet instant il s'adapta
parfaitement à notre petit monde. Il était taciturne et docile, tout en restant
peu sociable. Mais plus d'une fois il m'étonna en me montrant des manières de
faire totalement nouvelles et imprévues mais diablement efficaces. Il avait sa
façon à lui de traiter les légumes, confectionnant au besoin ses propres
outils, des instruments jamais vus mais pour lui évidents.
Le grand changement chez Batistin commença en 1956. D'abord
sans qu’on s’en rende compte. Sa métamorphose coïncida avec l'acquisition d'un
poste de télévision pour les malades et le personnel, que l'on installa au
réfectoire. Au début pourtant, Batistin ne manifesta aucun intérêt pour cette
nouveauté. Il traversait le réfectoire sans s'arrêter, presque sans un regard
pour cette petite lucarne qui fascinait tous les autres.
Et voilà qu'un soir, au lieu de passer, il s'arrête soudain,
vient tout devant et se colle à l'écran. On doit le rappeler plusieurs fois
pour qu'on puisse voir nous aussi et qu'il daigne enfin s'asseoir. C'était une
des toutes premières émissions sur le lancement d'un satellite, Spoutnik ou un
autre. On était en 57. Batistin était hypnotisé, les yeux écarquillés. Sourd,
il ne répondait plus à nos remarques étonnées.
Les jours qui suivirent, il n'a plus quitté le poste. Ceci
jusqu'à ce que je lui explique que dans le journal on trouvait tout le programme.
Ensuite, chaque semaine, je devais le lui lire en entier.
C'est à partir de ce moment qu'il a commencé à changer complètement.
Il m'a demandé de lui apprendre à lire. Je ne pensais pas y arriver, moi-même
je ne me débrouillais pas vraiment bien, mais il y a mis une telle volonté !
Très vite, l'élève a dépassé le maître et s’est mis à m'expliquer les choses.
Il a demandé un jour de congé pour descendre à Lausanne. Il
a fallu que je l'accompagne, il avait plutôt peur.
— Tu comprends, j'n’y suis allé qu'une fois. Il y a si
longtemps. C’était quand Yolande...
Mais il s'est interrompu, gêné.
Lausanne, c'était pour la bibliothèque. Quelque temps après
il a commencé à recevoir des livres. Et un jour je l'ai trouvé sur le banc devant
sa baraque. Il pleurait, avec un petit livre ouvert dans sa main. Je me suis
demandé quel roman pouvait bien l'émouvoir ainsi ? Eh ! bien, c'était :
Albert Einstein,
Théorie de la relativité générale.
Batistin semblait illuminé.
Dix ans on passé comme ça. Oh ! Il était évident que
quelque chose tourmentait Batistin. Dans ça tête — ça se voyait bien — il
cherchait tout le temps. Quelques fois il ruminait :
— C'est trop tôt. C'est encore trop tôt !
Vers 65, il s'est mis à réparer les postes de radio et de
télévision. D'abord celui de l'hôpital, puis les radios des malades. Comme il
travaillait très bien et ne demandait pas grand chose, il s'acquît une petite réputation
dans la région. Il s'était aménagé un atelier dans sa baraque.
C'est peu après qu'on a vu apparaître sur son toit une sorte
d’ombrelle décharnée — le squelette de cette étrange machine provenait
d'un de mes vieux parapluies de jardinier. Peu à peu, le long de ses baleines,
poussèrent toutes sortes de trucs, des fils électriques, des tubes, des lampes,
les premiers transistors, les tout premiers circuits imprimés. Cette étrange
sculpture prenait des proportions de plus en plus importante, en même temps que
Batistin était gagné, peu à peu, d'une frénésie jubilatoire, entrecoupée quelquefois
de périodes d'abattement.
Il attendait quelque chose. Il
attendait un événement.
Enfin, un soir, il daigna s'expliquer. C'était une belle
soirée d'été, je m’en rappelle comme si c’était hier, tant ce fut étonnant.
Pourtant depuis longtemps déjà, je soupçonnais quelque chose de très spécial,
et Batistin savait que je le croirais.
Nous étions assis sur le banc devant sa maison, face à la
rivière. Batistin, qui ne buvait plus que très rarement, avait débouché une bouteille.
Était-ce pour cela qu'il parla ? Il s'est mis à s'expliquer, il m'a tout
raconté. Il a dû s'y prendre à plusieurs fois, tant ce qu'il disait était
difficilement croyable et difficile à comprendre. Mais je savais qu'il n'était
pas fou. Et de loin !
Il m'a dit d'où il venait. Il a pointé plusieurs fois son
doigt sur l'autre rive.
— Là, ma maison, elle était là !
Son parapluie du reste, comme une grande oreille, était
orienté justement sur ce point.
— Tu vois, Lucien (Lucien c'est mon nom), ce n'était pas une
tour enchantée, c'était une fusée. Et ce n'était ni le diable, ni un chevalier.
C'était un cosmonaute, m'avait-il dit en détachant bien les syllabes : un
cos-mo-naute.
Là, on avait tous les deux gardé le silence pendant un grand
moment, moi pour essayer de bien comprendre, lui parce que le plus incroyable
était encore à dire.
— J'ai beaucoup réfléchi, j'ai eu le temps. J'ai beaucoup
lu, grâce à toi. J'ai beaucoup lu et beaucoup réfléchi depuis ce fameux soir de
57 où j'ai vu le lancement de ce satellite à la télé, ce satellite avec sa
fusée.
Là, il s'est tu encore un instant.
— Ça a dû se passer comme ça, maintenant j'en suis sûr.
Le type, le chevalier, le diable... enfin le type, il venait... il venait, et
bien, il venait du futur. Du futur, tout simplement : deux mille
cinquante, ou, peut-être, deux mille cents ou deux mille deux cents. Et tu sais
ce qu'il faisait ? Quel était son métier ?
Subjugué, j'ai secoué la tête négativement.
— Il était spationaute. Plus exactement spationneur :
camionneur de l'espace. Tous les jours, il recevait un ordre de marche et hop !
il partait avec une cargaison pour telle ou telle étoile, telle ou telle planète.
Et pour que le temps paraisse moins long, il bloquait son horloge
spatio-temporelle à fond. À fond, tu te rends compte ?
Non, je ne me rendais pas très bien compte.
— Mais à la longue, il en a eu marre. C'était pas une
vie de courir toute la sainte journée à travers les galaxies dans sa satanée
fusée pour passer d'une ville de tube et de verre à une ville sous cloche à
fromage. Tout seul dans son camion, il a crié : « Maintenant, ça suffit
comme ça ! » et il a réglé son horloge — spatio-temporelle, rappelle-toi !
sur Pompaples, 1473. Pompaples ! Pompaples ! comme ça ! au
hasard ! Ce qu'il voulait certainement, c'était retrouver de l'herbe, de
l'herbe verte et puis des arbres, des arbres ! Pas un, plusieurs !
des forêts d'arbres ! Et des forêts, c'est pas ça qui manquait de mon
temps, cré vingt dieux ! — voilà que je me remets à parler comme alors !
— des charogneries de forêts. Il fallait tout le temps se battre contre elles. À
peine le dos tourné, crac ! elles te bouffent ton champ ! Il a repéré
la clairière et wouff ! il a atterri, bien décidé à prendre la place du
premier bienheureux — bienheureux, tu parles ! — qu'il rencontrerait. Et
le premier bienheureux en question, il a fallu que ce soit moi ! Oui, moi,
Batistin, moi qui te parle !
Il y a eu un moment de silence, Batistin fulminait.
— Et le saligaud, il m'a expédié à sa place. J'ai du
toucher par mégarde le bouton de l'horloge — le temporel, pas le spacio — et
j'ai atterri ici, au même endroit, mais en 1953. En 1953 !
J'étais abasourdi.
— Mais... ?
— Mais oui ! Il m'avait pris ma défroque, je te l'avais
dit. Il est rentré à la maison, avec la binette sur l'épaule, les mains dans
mes vagues poches, en sifflotant, tout content. Ma femme, elle n'a pas dû
demander grand chose, que ce soit moi ou un autre... de toute façon elle allait
se retrouver enceinte. Il a juste dû dire : « À partir de maintenant,
c'est moi Batistin, voilà tout. » Il a dû trouver ma femme très nature. Elle
l'était, ça a dû le changer des femmes presque cent pour cent synthétiques
qu'il avait connues en 2100. Au début, il devait être content. Le pays était si
beau... je regrette de ne pas l'avoir plus regardé...
Batistin était en train de partir dans des rêves lointains.
J'ai toussoté, il a continué :
— Mais avec tout le boulot, il n’avait plus le temps de
faire le difficile. Simplement fatigué. Tu parles si c'est beau la nature. Je
le vois : un coup de gnôle en partant pour se donner du coeur et au
boulot. Je le vois sarcler, biner, tousser, jurer, biner. La belle vie !...
Tu parles ! Alors, écoute-moi bien, Lucien, j'en suis sûr. Pas tout de
suite, mais au bout d'un moment. Petit à petit, il s'est mis à regretter, à
regretter son époque. Cette époque soudain bénie....
Et Batistin a baissé la voix :
— Même à moi, ça m'arrive quelquefois, la forêt, la
rivière, ma f... Dieu sait quoi ! Alors, fais bien attention Lucien, fais
bien attention, c'est là que les choses deviennent importantes ! Ce
monsieur Batistin, l'autre, il doit certainement vouloir communiquer !
Batistin détachait chaque syllabe, il s'était mis à crier :
— Communiquer ! Communiquer ! Mais c'est
difficile. Il n'a pas ce qu'il faut, le matériel manque... Mais de la galène,
ça il peut trouver. Du cuivre aussi. Même de l'or. Simplement c'est long,
difficile, il lui faut du temps. Et puis il n'y a pas de week-ends. Mais il
finira bien par trouver. Crois-moi, Lucien, il va trouver ! Il va réussir !
Pourtant quelques années ont encore
passé.
Un jour, j'étais en train de travailler au jardin potager.
J'ai vu une soeur qui courrait vers moi en m'appelant :
— Monsieur Lucien, vite ! Batistin !
Dans un souffle — nous courions vers l'hôpital — elle m'a
expliqué qu'il avait eu un gros malaise et qu'il m'avait demandé. Qu'il fallait
faire vite.
Il avait plein de tuyaux et d'appareils partout, il
ressemblait presque à son parapluie.
— Batistin. Batistin, tu m'entends ?
Il a ouvert un oeil, lentement.
— Lucien.
Il a fait un faible sourire.
— Lucien ! Batistin, Batistin, l'autre ! j'ai
capté son signal !
Il a respiré une dernière fois, il
a souri et il est mort. Il était mort, mais il était mort content.
Si vous allez une fois au petit
musée communal de La Sarraz, dans une vitrine vous pourrez voir une drôle
d'armure avec marqué dessous, sur un carton jauni :
Combinaison d'exercice ou combinaison anti-feu
origine inconnue
1953 ?
C'est un cadeau du commissaire. Il
en a fait don au musée.
***