© O.Sillig 1989 / acrylique et crayon                                                                                                 

  Olivier Sillig


Batistin      Création publique: Venoge sur Scène, spectacle du WWF, hiver 1987.


O.Sillig dans Batistin
O. Sillig dans Batistin


Devant un verre de rouge, attablé au Café du Commerce de La Sarraz, Lucien, ancien jardinier de l'Hôpital de Saint-Loup, raconte à qui veut bien l'entendre. À lui tout seul, il joue les voix des différents personnages d'un récit donné pour véridique.

— Cré vingt dieux ! Que non que j'avions point abusé du flacon ! Point plus que de coutume, Messire grand inquisiteur !
— On dit Monsieur le commissaire ! avait fait remarquer le sergent Chevalley.
Pour mon Batistin tout avait commencé le matin même, une de ces matinées glacées de fin octobre, quand le jour se lève gelé par la bise qui descend du plateau et dépose déjà sur les bords de la rivière ses premiers festons de glace.
C'était un matin d'automne mille quatre cent septante-trois.
Mon Batistin s'était levé avant le jour. Comme d'habitude, pour se donner un peu de coeur au ventre, il avait bu un pichet de piquette allongé d'un peu d'eau de vie et il était parti dans la nuit encore.
Maintenant il était dans son champ, à côté de la rivière, où, tout en jurant, il essayait avec une triste binette en bois d'extraire du sol durci quelques navets pour nourrir sa femme et cinq de ses enfants, le sixième étant encore au sein et deux autres morts depuis longtemps, l'un du mal-oeil, l'autre de la peste.
Insensible à la beauté du paysage, le soleil qui se levait et déposait un filament d'or sur le sommet givré des hautes futaies de chênes (à cette époque, les bois du plateau étaient constitué essentiellement de chênes), mon Batistin binait, jurait et toussait. Si ses jurons peuvent maintenant nous sembler pittoresques, ils n'étaient alors qu'orduriers et blasphématoires.
Deux coups de binettes, deux jurons, une quinte de toux.
— Un instant, pour dire vrai, Monsieur le Grand Commissaire, je craignons, moi aussi, d'avoir trop bu, car j'entendions l'écho de ma propre quinte : comme si je m'entendais tousser derrière moi-même.
Puis Batistin s'était retourné.
Des chevaliers, Batistin il en avait déjà vu. Il en avait vu les rares fois où il avait quelque chose à vendre au marché de La Sarraz, quand le seigneur châtelain et ses gens passaient à fond de train, sans se soucier le moins du monde de la piétaille nombreuse qui grouillait dans les rues. Des chevaliers il en avait aussi vu à la grande foire de septembre, à Lausanne, quand il était allé assister au supplice de Yolande la belle sorcière de Gollion, quand ils l'avaient brûlée. Et puis des chevaliers, il en avait vu en bande, quelques années plutôt. Ils avaient saccagé son potager, pillé sa maison, bousculé sa femme. Neuf mois plus tard il s’était même retrouvé avec une bouche de plus à nourrir, une bouche qui ne lui ressemblait guère. Alors, vous pensez si Batistin, les chevaliers, ça, il connaissait ! Il les connaissait, il les craignait, mais il ne les aimait pas.
Mais un chevalier comme celui qui se dressait en face de lui, maintenant qu'il s'était retourné, ça, il n'avait jamais vu !
Dans les premiers rayons du soleil, son armure étincelait comme parée de tous les feux de la Saint-Jean. C'était une armure d'or, eh ! oui ! d'or. De l'or comme celui des ciboires quand l'évêque en personne servait la grand-messe, à Noël, quelquefois. Tout était d'or. Même le heaume. Même la visière, sans ouverture aucune, lisse et de même métal. Mais étrangement, translucide. À travers, Batistin découvrait, derrière deux gros cristaux supplémentaires, ronds et sertis sur des tiges de métal, deux yeux. Et étonnamment, ces yeux avaient une apparence humaine. C’était deux yeux presque humains, mobiles, vivants ! C’est justement ce qui fit naître les premiers soupçons horrifiés de Batistin. La voix, tout au contraire, était métallique. Audible certes, mais totalement insaisissable. Du moins sans les gestes du chevalier. Eux on ne peut plus explicites, leur signification immédiate. Le chevalier brandissait devant lui une sorte de hache, en or elle aussi, mais bizarrement tenue à l'envers, le manche en avant, la cognée contre lui, serrée dans sa main droite. Ce qui n'en demeurait pas moins menaçant. Et Batistin comprit tout de suite qu'il était invité à suivre ce chevalier. Ou, plus précisément, à le précéder.
Ainsi, l'un derrière l'autre, ils franchirent le rideau d'arbres qui séparait le champ de Batistin d'une clairière. Cette clairière, Batistin l'avait forcément traversée en venant, comme tous les matins que Dieu fait.
Batistin se signa une première fois. Au milieu de la clairière, vide ce matin, se dressait, aussi étincelante que l'armure mais d'argent, une tour, mince et élancée, perchée sur quatre surprenantes pattes de poules aux nombreuses articulations. Cette tour confirmait les soupçons de Batistin. Elle n'avait aucune porte, aucun pont, aucun accès visible, aucun accès possible.
Arrivé au pied de la tour, du coin de l'œil, Batistin vit le chevalier — que déjà il commençait à nommer d'un autre nom — porter sa main à une petite cheville qui ornait sa cuirasse. Aussitôt, comme par enchantement — par enchantement — une porte s'ouvrit et un escalier, une échelle métallique, apparut. D'un geste sec, le chevalier intima à Batistin d'y monter.
Batistin monta et vit. Il sut immédiatement qu'il entrait dans l'antre du Diable. Pour de bon. Sans l'ombre d'un doute, ce chevalier n’était autre que Lucifer, Lucifer en personne. Lucifer, celui qui porte la lumière. Voilà pourquoi son armure était si étincelante !
L'antre du diable était, elle, plongée dans une obscurité épaisse, pourtant parcourue de lumières étranges qui sinuaient à l'intérieur de pierres précieuses, carrées, énormes, serties les unes à côté des autres et traversées d'éclairs colorés accompagnés de bruits aux sonorités totalement inconnues. Batistin, discrètement pour éviter d'offenser son hôte redoutable, se signa une deuxième fois. Déjà la porte s'était refermée.
Aux gestes du démon, qui avait posé sa hache et tirait sur les misérables hardes de Batistin, celui-ci comprit qu'il devait se déshabiller. L'autre attendait qu'il soit entièrement nu.
La terreur de Batistin atteignit son comble quand il vit qu'à son tour — oh ! horreur ! — la créature retirait son armure. Batistin, frissonnant, essaya de protéger ses pudibondes avec ses mains. Et surtout son cul. Personne alors n'ignorait les moeurs étranges de Satan. Dans sa terreur, une pensée le réconforta un peu. Cette fois au moins il ne se retrouverait pas avec une bouche de plus à nourrir.
Nu, le démon avait étrangement l'apparence d'un humain presque ordinaire, plutôt chétif bien que d'assez grande taille, maigre et pâle. Seuls les yeux demeuraient particuliers, inquiétants, énormes derrières leurs étranges ronds de verres.
Rien de ce que Batistin redoutait ne se produisit, rien du tout.
Le chevalier s'empara des misérables braies et les enfila. Il enfila aussi le pauvre tricot tout troué, et les sabots de bois éculés. Même le béret. Son béret à lui, Batistin. Sur cette tête diabolique ! Puis il contraignit Batistin à s'introduire dans l'armure — elle était capitonnée, douce et chaude. Il lui enfonça le casque sur la tête et le verrouilla. Puis Batistin fut poussé sur un trône renversé et il y fut ligoté.
Tout de suite après, Batistin sentit derrière lui l'air frais du dehors. Il entendit la voix du démon qui lui criait quelque chose. Cette voix avait perdu toute sonorité métallique et Batistin y reconnut un intelligible :
— Adieu !
L'antre fut immédiatement replongé dans son obscurité quasi totale. Seules de sourdes sangsues aux lueurs rougeoyantes rampaient à travers les grosses pierres précieuses enfermées devant lui. Tout bas, Batistin murmura un Avé.
Soudain la tour se mit à vibrer, à vibrer et à vibrer encore. Batistin sentit le poids de son corps augmenter et augmenter encore, à croire qu'il finirait par s’écraser dans la soie du trône. Il entendit un sifflement. Et il perdit connaissance.
 
Et c'est ainsi, en armure, que Batistin avait été retrouvé par le sergent Chevalley. Il errait hagard dans les rues de La Sarraz. Le sergent avait immédiatement pris sur lui de réveiller le commissaire.
Au poste, il lui avait tout de suite fait retirer sa ridicule combinaison.
— Tu as l'air d'un vrai bibendum !
Il lui avait passé des habits et avait regardé, amusé, Batistin s'en revêtir. Il lui avait aussi donné du thé. Quelques questions avaient suffi à asseoir sa conviction.
— Gaga ! il est complètement gaga.
Le commissaire, lui, l'avait interrogé plusieurs heures. Pour en arriver à la même conclusion. Il avait appelé l'hôpital psychiatrique de Cery, l'auto jaune était venue chercher Batistin.
À Cery il avait tout d'abord passionné les psychiatres au point qu'ils le montrèrent dans un congrès à Genève. Il présentait, d'après ces spécialistes, un cas très rare de schizophrénie avec un délire idiomatique qui semblait inspiré du parler du quatorzième siècle. Un professeur de français ancien, consulté, confirma les étonnantes similitudes.
L’attraction qu’était Batistin, quelque chose de neuf dans ce vieil hôpital, passa assez vite. Comme il était plutôt doux, gentil et peu encombrant, on l'aurait définitivement oublié s’il ne faisait régulièrement des fugues. Il finissait immanquablement par aboutir vers La Sarraz, dans les près et les bois qui entourent le lieu-dit Milieu du Monde, cet endroit où s'effectue le partage des eaux.
Une infirmière qui le trouvait tout de même sympathique sous ses allures bourrues et renfermées, finit par le prendre en pitié.
— Il est certes fou, mais il est ni dangereux ni bête.
Et elle trouva la solution, une place d'aide jardinier à l'hôpital de Saint-Loup, juste au-dessus de ce Milieu du Monde qui semblait tant l'attirer. Je fis alors bien évidemment sa rencontre, car je suis le jardinier de l'hôpital. Voilà pourquoi je connais l'histoire de Batistin.
Pour la connaître, je la connais plutôt bien.
Les premiers temps, il y eut quelques petits problèmes avec Batistin car c’était vraiment difficile de le faire dormir dans les bâtiments hospitaliers. Il disparaissait très souvent dans les bois, sur la colline. On le trouvait toujours à un endroit d’où il pouvait voir la Venoge et les près, en face, sur l'autre rive. Pour finir, et enfin tout arranger, il s'attribua une sorte de masure délabrée qui avait justement l'avantage de se trouver au sommet de cette colline et de faire face à la rivière.
Dès cet instant il s'adapta parfaitement à notre petit monde. Il était taciturne et docile, tout en restant peu sociable. Mais plus d'une fois il m'étonna en me montrant des manières de faire totalement nouvelles et imprévues mais diablement efficaces. Il avait sa façon à lui de traiter les légumes, confectionnant au besoin ses propres outils, des instruments jamais vus mais pour lui évidents.
Le grand changement chez Batistin commença en 1956. D'abord sans qu’on s’en rende compte. Sa métamorphose coïncida avec l'acquisition d'un poste de télévision pour les malades et le personnel, que l'on installa au réfectoire. Au début pourtant, Batistin ne manifesta aucun intérêt pour cette nouveauté. Il traversait le réfectoire sans s'arrêter, presque sans un regard pour cette petite lucarne qui fascinait tous les autres.
Et voilà qu'un soir, au lieu de passer, il s'arrête soudain, vient tout devant et se colle à l'écran. On doit le rappeler plusieurs fois pour qu'on puisse voir nous aussi et qu'il daigne enfin s'asseoir. C'était une des toutes premières émissions sur le lancement d'un satellite, Spoutnik ou un autre. On était en 57. Batistin était hypnotisé, les yeux écarquillés. Sourd, il ne répondait plus à nos remarques étonnées.
Les jours qui suivirent, il n'a plus quitté le poste. Ceci jusqu'à ce que je lui explique que dans le journal on trouvait tout le programme. Ensuite, chaque semaine, je devais le lui lire en entier.
C'est à partir de ce moment qu'il a commencé à changer complètement. Il m'a demandé de lui apprendre à lire. Je ne pensais pas y arriver, moi-même je ne me débrouillais pas vraiment bien, mais il y a mis une telle volonté ! Très vite, l'élève a dépassé le maître et s’est mis à m'expliquer les choses.
Il a demandé un jour de congé pour descendre à Lausanne. Il a fallu que je l'accompagne, il avait plutôt peur.
— Tu comprends, j'n’y suis allé qu'une fois. Il y a si longtemps. C’était quand Yolande...
Mais il s'est interrompu, gêné.
Lausanne, c'était pour la bibliothèque. Quelque temps après il a commencé à recevoir des livres. Et un jour je l'ai trouvé sur le banc devant sa baraque. Il pleurait, avec un petit livre ouvert dans sa main. Je me suis demandé quel roman pouvait bien l'émouvoir ainsi ? Eh ! bien, c'était :
Albert Einstein, Théorie de la relativité générale.
Batistin semblait illuminé.
 
Dix ans on passé comme ça. Oh ! Il était évident que quelque chose tourmentait Batistin. Dans ça tête — ça se voyait bien — il cherchait tout le temps. Quelques fois il ruminait :
— C'est trop tôt. C'est encore trop tôt !
Vers 65, il s'est mis à réparer les postes de radio et de télévision. D'abord celui de l'hôpital, puis les radios des malades. Comme il travaillait très bien et ne demandait pas grand chose, il s'acquît une petite réputation dans la région. Il s'était aménagé un atelier dans sa baraque.
C'est peu après qu'on a vu apparaître sur son toit une sorte d’ombrelle décharnée — le squelette de cette étrange machine provenait d'un de mes vieux parapluies de jardinier. Peu à peu, le long de ses baleines, poussèrent toutes sortes de trucs, des fils électriques, des tubes, des lampes, les premiers transistors, les tout premiers circuits imprimés. Cette étrange sculpture prenait des proportions de plus en plus importante, en même temps que Batistin était gagné, peu à peu, d'une frénésie jubilatoire, entrecoupée quelquefois de périodes d'abattement.
Il attendait quelque chose. Il attendait un événement.
Enfin, un soir, il daigna s'expliquer. C'était une belle soirée d'été, je m’en rappelle comme si c’était hier, tant ce fut étonnant. Pourtant depuis longtemps déjà, je soupçonnais quelque chose de très spécial, et Batistin savait que je le croirais.
Nous étions assis sur le banc devant sa maison, face à la rivière. Batistin, qui ne buvait plus que très rarement, avait débouché une bouteille. Était-ce pour cela qu'il parla ? Il s'est mis à s'expliquer, il m'a tout raconté. Il a dû s'y prendre à plusieurs fois, tant ce qu'il disait était difficilement croyable et difficile à comprendre. Mais je savais qu'il n'était pas fou. Et de loin !
Il m'a dit d'où il venait. Il a pointé plusieurs fois son doigt sur l'autre rive.
— Là, ma maison, elle était là !
Son parapluie du reste, comme une grande oreille, était orienté justement sur ce point.
— Tu vois, Lucien (Lucien c'est mon nom), ce n'était pas une tour enchantée, c'était une fusée. Et ce n'était ni le diable, ni un chevalier. C'était un cosmonaute, m'avait-il dit en détachant bien les syllabes : un cos-mo-naute.
Là, on avait tous les deux gardé le silence pendant un grand moment, moi pour essayer de bien comprendre, lui parce que le plus incroyable était encore à dire.
— J'ai beaucoup réfléchi, j'ai eu le temps. J'ai beaucoup lu, grâce à toi. J'ai beaucoup lu et beaucoup réfléchi depuis ce fameux soir de 57 où j'ai vu le lancement de ce satellite à la télé, ce satellite avec sa fusée.
Là, il s'est tu encore un instant.
— Ça a dû se passer comme ça, maintenant j'en suis sûr. Le type, le chevalier, le diable... enfin le type, il venait... il venait, et bien, il venait du futur. Du futur, tout simplement : deux mille cinquante, ou, peut-être, deux mille cents ou deux mille deux cents. Et tu sais ce qu'il faisait ? Quel était son métier ?
Subjugué, j'ai secoué la tête négativement.
— Il était spationaute. Plus exactement spationneur : camionneur de l'espace. Tous les jours, il recevait un ordre de marche et hop ! il partait avec une cargaison pour telle ou telle étoile, telle ou telle planète. Et pour que le temps paraisse moins long, il bloquait son horloge spatio-temporelle à fond. À fond, tu te rends compte ?
Non, je ne me rendais pas très bien compte.
— Mais à la longue, il en a eu marre. C'était pas une vie de courir toute la sainte journée à travers les galaxies dans sa satanée fusée pour passer d'une ville de tube et de verre à une ville sous cloche à fromage. Tout seul dans son camion, il a crié : « Maintenant, ça suffit comme ça ! » et il a réglé son horloge — spatio-temporelle, rappelle-toi ! sur Pompaples, 1473. Pompaples ! Pompaples ! comme ça ! au hasard ! Ce qu'il voulait certainement, c'était retrouver de l'herbe, de l'herbe verte et puis des arbres, des arbres ! Pas un, plusieurs ! des forêts d'arbres ! Et des forêts, c'est pas ça qui manquait de mon temps, cré vingt dieux ! — voilà que je me remets à parler comme alors ! — des charogneries de forêts. Il fallait tout le temps se battre contre elles. À peine le dos tourné, crac ! elles te bouffent ton champ ! Il a repéré la clairière et wouff ! il a atterri, bien décidé à prendre la place du premier bienheureux — bienheureux, tu parles ! — qu'il rencontrerait. Et le premier bienheureux en question, il a fallu que ce soit moi ! Oui, moi, Batistin, moi qui te parle !
Il y a eu un moment de silence, Batistin fulminait.
— Et le saligaud, il m'a expédié à sa place. J'ai du toucher par mégarde le bouton de l'horloge — le temporel, pas le spacio — et j'ai atterri ici, au même endroit, mais en 1953. En 1953 !
J'étais abasourdi.
— Mais... ?
— Mais oui ! Il m'avait pris ma défroque, je te l'avais dit. Il est rentré à la maison, avec la binette sur l'épaule, les mains dans mes vagues poches, en sifflotant, tout content. Ma femme, elle n'a pas dû demander grand chose, que ce soit moi ou un autre... de toute façon elle allait se retrouver enceinte. Il a juste dû dire : « À partir de maintenant, c'est moi Batistin, voilà tout. » Il a dû trouver ma femme très nature. Elle l'était, ça a dû le changer des femmes presque cent pour cent synthétiques qu'il avait connues en 2100. Au début, il devait être content. Le pays était si beau... je regrette de ne pas l'avoir plus regardé...
Batistin était en train de partir dans des rêves lointains. J'ai toussoté, il a continué :
— Mais avec tout le boulot, il n’avait plus le temps de faire le difficile. Simplement fatigué. Tu parles si c'est beau la nature. Je le vois : un coup de gnôle en partant pour se donner du coeur et au boulot. Je le vois sarcler, biner, tousser, jurer, biner. La belle vie !... Tu parles ! Alors, écoute-moi bien, Lucien, j'en suis sûr. Pas tout de suite, mais au bout d'un moment. Petit à petit, il s'est mis à regretter, à regretter son époque. Cette époque soudain bénie....
Et Batistin a baissé la voix :
— Même à moi, ça m'arrive quelquefois, la forêt, la rivière, ma f... Dieu sait quoi ! Alors, fais bien attention Lucien, fais bien attention, c'est là que les choses deviennent importantes ! Ce monsieur Batistin, l'autre, il doit certainement vouloir communiquer !
Batistin détachait chaque syllabe, il s'était mis à crier :
— Communiquer ! Communiquer ! Mais c'est difficile. Il n'a pas ce qu'il faut, le matériel manque... Mais de la galène, ça il peut trouver. Du cuivre aussi. Même de l'or. Simplement c'est long, difficile, il lui faut du temps. Et puis il n'y a pas de week-ends. Mais il finira bien par trouver. Crois-moi, Lucien, il va trouver ! Il va réussir !
Pourtant quelques années ont encore passé.
Un jour, j'étais en train de travailler au jardin potager. J'ai vu une soeur qui courrait vers moi en m'appelant :
— Monsieur Lucien, vite ! Batistin !
Dans un souffle — nous courions vers l'hôpital — elle m'a expliqué qu'il avait eu un gros malaise et qu'il m'avait demandé. Qu'il fallait faire vite.
Il avait plein de tuyaux et d'appareils partout, il ressemblait presque à son parapluie.
— Batistin. Batistin, tu m'entends ?
Il a ouvert un oeil, lentement.
— Lucien.
Il a fait un faible sourire.
— Lucien ! Batistin, Batistin, l'autre ! j'ai capté son signal !
Il a respiré une dernière fois, il a souri et il est mort. Il était mort, mais il était mort content.
 
Si vous allez une fois au petit musée communal de La Sarraz, dans une vitrine vous pourrez voir une drôle d'armure avec marqué dessous, sur un carton jauni :
Combinaison d'exercice ou combinaison anti-feu
origine inconnue
1953 ?
C'est un cadeau du commissaire. Il en a fait don au musée.
 
 
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