Africarium
(texte publié dans le Persil
No 4, mai 2005)
Six heures évidemment. La
grosse boule de feu rouge et terne
apparaît dans la brume brune, épaisse, où tout
jusque-là se noyait, le ciel
brun, la terre brune, les sables bruns, les pousses sèches et
rares, les mains
monstrueuses des baobabs, les silhouettes en carton plat des femmes qui
semblent revenir des terres rares et glanées, abandonnées
par le fleuve.
S'élèvent le chant des veaux qui réclament le pi
maigre de leur mère, les
appels des avocettes dans les bras mourants, quelques cris d'hommes,
quelques
chants d'enfants, quelque fumée blanche autour d'un
narguilé, à quoi s'ajoute
le bourdonnement toujours proche et lointain, un peu mécanique,
omniprésent,
naissant, des insectes qui s'éveillent. Et un rire. Il est
fugace, quotidien,
il se répète en s'éloignant. Pour la jeune femme
il s'agit d'une hyène mâle
orpheline ; c'est ce qu'il faut croire.
La tente se voit de loin, une tache éblouissante. Sur la
table pliante, derrière la moustiquaire soigneusement
tirée, la lampe à
acétylène est éternellement allumée, avec
sa lumière trop vraie, trop fixe. La
femme sait déjà qu'un moustique l'attend, captif,
méticuleusement introduit par
Ibrahim lui-même. Il y prend plaisir, comme si c'était lui
qui avait inventé ce
jeu.
— Bonsoir, Madame.
Parfaitement dit, absence totale d'accent, Ibrahim
s'entraîne sur ces quelques phrases simples.
La jeune femme répond.
— Bonsoir Ibrahim.
Un frisson court sur sa peau. Comme une main qui l'effleure,
elle sent le regard du serviteur posé sur elle, impassible,
hautain et fier de
l’émoi suscité.
Elle écarte la toile vaporeuse et s'assied. Son whisky
l'attend, avec un misérable glaçon qui se noie et une
mouche noire qui surnage.
Le bruit du moustique. Elle sait qu'elle tapera trop fort sur sa cuisse
nue,
que dehors le grand Peule l'entendra et qu'à l'abri de la nuit,
il sourira à
loisir, savourant déjà les hurlements du grotesque Signor
Ploum.
— Matâme, ils nous coûtent une vortune ! Ché
vous ai déjà
dit, ne frapper pas trop fort! Saperlot !
Sur la petite étagère de camp astucieusement
attachée à
l'armature de la tente, à côté des livres, à
côté des emballages de quinine
méticuleusement vides et juxtaposés, il y a cette stupide
photographie dans son
carde de bambou verni. Monsieur son mari ! Censément en
train d'explorer
des contrées inconnues, ces zones érogènes
interdites aux femmes trop faibles
qu'on abandonne ici, langoureuses, esseulées, dans cette
atmosphère que l'on
veut étouffée.
La jeune femme aime de plus en plus ces instants passés
ici,
le soir, suspendue au coeur de nulle part, malgré les
spectateurs invisibles,
ces paires d'amandes nacrées qui l'observent, exposée,
dans la lumière crue,
sur cette scène vaguement filtrée par la moustiquaire.
C'est le rituel du repas. Ibrahim apporte les plats en
silence. Son sourire est placide, énigmatique, bien qu'à
l'évidence dépourvu de
signification.
Elle mange lentement, lentement. Il faut que le repas dure.
Pour retarder le moment où n'en pouvant plus de grignoter comme
un oiseau elle
reprendra un sempiternel Hemingway— les seuls livres
autorisés ici, et
même obligatoires. Ce n'est pas qu'il l'ennuie, elle le trouve
même amusant et
facile, mais elle les sait déjà par coeur et se laisse
aller à quelques
variations malicieuses.
C'est un étrange instant
suspendu de perfection. La femme se sent physiquement émue pour
son créateur, qui, en concevant le parc, a su
inventer cette perfection à laquelle elle participe.
Tout à coup un peu de vent ¾ du
sable qui vient chatouiller la toile ¾
amène une odeur, discrète mais persistante, un effluve,
hélas reconnaissable
entre tous. Saucisson. De Dardagny voisin. La voilà violemment
déconcentrée,
tirée hors de son jeu. Elle dit merde.
Quand dehors, une fois de plus ravit, Ibrahim refoule une
ombre :
— Madame mange.
***
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