C'est
il y a très longtemps. J'ai 7 ans. Le docteur passe le matin, il
fait
un frottis. L'après-midi il nous transmet le résultat:
j'ai
la scarlatine. La politique sanitaire d'alors n'a rien à voir
avec
celle de maintenant, je dois être mis en quarantaine, trois
semaines,
à l'Hospice de l'Enfance, un établissement moderne dans
son
fonctionnement, sans doute précurseur. Les chambres sont
grandes,
individuelles, séparées par des parois latérales
entièrement
vitrées. Mais, à l'heure des visites, seules les
mères
ont le droit de venir, et ce, exclusivement sur le balcon, à
travers
les fenêtres extérieures qui resteront fermées. Une
fois,
très loin, de l'autre côté de la route, dans un
petit
square, maman amène mes petites sœurs. Nous nous faisons signe,
de
très loin, à travers la route.
Je fais la
connaissance
de mes voisins des chambres mitoyennes. Aussi, un peu, de ceux plus
éloignés.
Par le jeu du sémaphore arabe. Sur ma gauche, il y a une gamine
retardée,
probablement trisomique, qui gueule la nuit. Sur ma droite, un
garçon,
un grand garçon, bien plus que moi, bien plus vieux. Je porte un
de ces pyjamas en jersey informe dont la publicité vantait
déjà
la bonne protection lombaire. Mon voisin a, lui, un vrai pyjama
d'homme,
un coton un peu brillant à rayures, une veste avec col et
boutonnière
et un pantalon à braguette mais sans bouton. Quelquefois il me
semble
y distinguer des zones d'ombre, comme s'il y avait déjà
un
embryon de chevelure. Et un zizi bien plus long que le mien. J'ai 7 ans
et
je suis innocent: je ne sais rien, ou presque.
Une fois, mon
voisin,
fâché contre l'infirmière qui vient de sortir
après
l'avoir engueulé, se lève et fait un geste
obscène,
avec sa main sur son sexe qu'il pointe en avant vers la porte, mais de
dos.
Il crie aussi:
— Connasse!
Un mot
nouveau
mais dont je peux reconstituer le sens injurieux à partir de ce
que
je reconnais dans sa racine et dans sa terminaison. C'est tout.
Mon voisin
est
là depuis deux semaine déjà. Symptôme de fin
de
la maladie, il pèle. Sa peau part en grands lambeaux qu'il
décolle
et qu'il mange. L'aspect cannibale, autophage, me trouble;
bientôt
ça m'arrivera aussi, il ne sera plus là, je serai
peut-être
le grand de son remplaçant, à mon tour je me mangerai.
Ce
voisin,
je ne me souviens absolument pas de son nom, me raconte volontiers des
histoires.
Il les invente au fur et à mesure mais il les invente bien. Ce
sont
des histoires pour mon âge, fantastiques, des contes. À
cause
de la vitre il est obligé de les raconter en peu de mots et de
légèrement
crier. C'est du reste pour ça que l'infirmière
acariâtre
l'a grondé et qu'il l'a traitée de connasse.
Et c'est
grâce
à ça, grâce à ces contraintes et ces
restrictions,
que je progresse beaucoup en lecture. Surtout à partir du moment
où
mon voisin, qui n'a plus de nom dans ma mémoire, pressent vers
quoi
se dirige sa narration. On invente des histoires pour maîtriser
ses
inquiétudes et structurer ses avenirs.
Les mères n'ont pas le droit de nous passer quoi que ce soit par
les
fenêtres qui nous isolent. Tout, surtout les friandises, doit
transiter
par les infirmières. Mais tout ou partie nous revient,
pondéré
pour nous éviter le mal de ventre. J'y gagne mes
premières
briques Lego et les uniques modèles réduits de ma
collection.
Mon voisin a reçu une ardoise magique. Elle a deux
épaisseurs d'un calque plastifié et une couche bitumeuse
derrière. À
volonté on peut effacer son contenu en faisant courir entre les
plastiques
une barrette latérale et coulissante. Évidemment
l'histoire
avance moins rapidement. D'abord mon voisin doit s'assurer que j'arrive
à
déchiffrer. Ce que je confirme avec mes lèvres qui
bougent,
puis en secouant la tête. J'apprends vite, c'est autrement plus
amusant
que sur les bancs de l'école. Le sport consiste à
attendre
le tout dernier instant pour effacer les mots. Juste avant que
l'infirmière
acariâtre mette la main dessus. S'assurer que je les ai lus,
effacer,
se partager le triomphe. Quelle pédagogie de la lecture!
Pourtant,
à mon avis peu expert d'enfant de 7 ans, rien de
répréhensible
ou d'obscène dans ces textes que mon voisin écrit et que
je lis. Ce n'est que la suite d'un conte commencé oralement et
qui se
poursuit sur l'ardoise magique.
Un monstre,
une
sorte de dragon, une vouivre, un serpent avec un diamant fiché
au
centre de sa tête, habite solitaire des forêts
désertes.
Un après-midi, avec les crayons de couleurs que j'ai à
disposition
je dessine la bête telle que je me l'imagine, puis je colle mon
œuvre
contre la vitre de séparation pour avoir le verdict du voisin.
D'abord
il me félicite, puis amorce une grimace, hésite, et
secoue
la tête pour exprimer ses réserves. Il écrit sur
l'ardoise:
"le serpent, je te le ferai voir". Puis, sur l'écran suivant:
"cette
nuit". Je crois bien que l'idée lui vient sur le moment, en
regardant
mon œuvre et en y répondant.
Ma
mère
m'amenant plus de trucs que la sienne, ou cédant plus facilement
à
mes caprices d'enfants, il me charge de nous procurer une petite lampe
de
poche.
Je l'ai le
lendemain
déjà. C'est une petite torche en métal
chromé,
du fer blanc ondulé, à l'extrémité
évasée.
On attend la nuit. On refuse de s'endormir. Je suis très curieux
et
impatient. Mon voisin reste mystérieux. Je suis excité.
Mon
voisin aussi, trop. Il regard sous son drap. Le serpent doit-il venir
de là?
Il rit nerveusement, secoue la tête, prend l'ardoise,
écrit
dessus: "Plus tard!". Au moment où il se lève reposer son
écritoire,
j'ai l'impression qu'il cache quelque chose dans son pyjama. Aurait-il
lui
aussi reçu de sa mère une petite torche
électrique?
Il refuse de me montrer, parce que, dit-il, il n'y a rien, que le
serpent
n'est pas disponible, ou disposé, je ne sais plus. Je constate
son état nerveux et je ne comprends pas pourquoi il veut que
nous dormions
maintenant. Il me rassure en me jurant qu'il m'appellera dès
qu'il
sera possible de voir la bête mystérieuse. Mais c'est
l'infirmière
sergent-chef qui nous réveille alors que le jour est
déjà
bien là.
— Ce soir!
articule
mon voisin à travers la vitre.
Je suis
inquiet,
je sais que son temps est compté, qu'il sera bientôt
guéri,
qu'il va bientôt partir.
Le soir, le
même
cirque se reproduit. Je suis trop petit pour oser me fâcher, lui
dire
qu'il se moque de moi, exiger des explications. Mais je suis bien
décidé
à ne pas m'endormir et veiller. Je m'imagine être un
explorateur
gardant un campement, à l'affût d'un lion africain ou d'un
tigre
de Bengale. Comme je n'ai que 7 ans, je m'endors pourtant. Mais d'un
œil.
En bougeant dans son sommeil mon voisin heurte la vitre avec sa montre,
cela
suffit à me ramener à ma mission. Je tiens toujours ma
torche,
la pile est encore bonne. Je l'allume et promène le faisceau
dans
la pièce d'à côté, et sur le lit. Mon voisin
dort,
mais découvert. Ses draps pendent vers le sol. Ma lumière
s'immobilise
sur une fissure mystérieuse dans la falaise horizontale et
rayée.
Quelque chose dans l'obscurité de cette caverne étroite
semble
se mouvoir légèrement sur un fond d'algues noires.
Serait-ce
la vouivre attendue? En tous cas, ça bouge. Ça a une
tête
et ça avance la tête. C'est peut-être un serpent
mais
cela procède du mouvement de la tortue, une torture dont la
falaise
rayée serait la carapace. La patience apprivoise les tortues: la
bête
sort la tête, bientôt résolument, bientôt avec
audace.
Le corps est même tendu, arqué hors de la grotte. La
créature
est peut-être aveugle. Elle n'a pas l'air méchant mais
elle
me réserve une grosse déception. Je pointe ma lampe et me
penche
pour mieux voir. Il y a bien l'emplacement de la pierre
précieuse,
celle que toute vouivre a fichée au sommet de la tête, une
petite
cuvette allongée où le bijou devait être
enchâssé,
mais plus trace de diamant. Un glorieux chevalier rival s'en serait-il
déjà emparé?
Quelque chose
d'autre
s'est mis en mouvement, sur le côté, et vient
par-là.
Ce sont les doigts de mon voisin, ils approchent. Va-t-il exterminer la
bête
à main nue? Sans m'avertir, sans me réveiller et sans
m'inviter
à assister au combat! Je n'ai que 7 ans mais je suis capable de
colère,
surtout d'une colère solitaire dans la nuit. Je toque la vitre
avec
la pointe de ma torche. Mon voisin se réveille aussitôt,
suit
le faisceau lumineux que je redirige sur la bête. Il voit la
bête,
il sourit, il a l'air au courant de ce qui vient de se passer ou, en
tout
cas, il comprend. Rapidement il passe à l'action. Il
s'agenouille
sur son lit. La bête accompagne son mouvement et se balance
devant
son pyjama. Quelques mois plus tôt avec mes parents nous avons
visité
une exposition anniversaire de la Croix-Rouge; il y avait une fosse aux
serpents
dans laquelle un homme en blouse blanche descendait pour
prélever
du venin; les reptiles énervés se déployaient dans
un
plan vertical et dodelinaient de la tête dans une valse lente,
terrible
et pleine de menace. Ici malgré ma fascination je veux savoir:
je
me lève et vais écrire à ma table — difficilement
parce
que, si je travaille beaucoup la lecture depuis que je suis à
l'hôpital,
je néglige l'écriture: "Où est la pierre?" Mon
voisin
sourit, d'un air entendu et patient. La bête vient appuyer sa
petite
tête chaude contre la vitre. Mon voisin frappe le verre: par
signe
il invite mon index à rejoindre le sien. Puis il amorce un
mouvement
descendant jusqu'à ce que l'extrémité de mon doigt
se
trouve exactement au-dessus de la cavité oblongue où
logeait
la pierre précieuse. Mon voisin n'est pas effrayé par le
monstre,
il est même familier. Il lui caresse tendrement la tête. Je
les
regarde étonné. Mon voisin est mon héros, un
héros
courageux, et magnanime: plutôt que de terrasser le dragon, il
l'a
apprivoisé. Voilà qui explique pourquoi il m'a fait
attendre
jusque là. Il ne voulait pas exposer son petit camarade de 7 ans
à
un monstre dangereux. D'abord il a voulu le dompter. Je suis fier de
lui.
Un peu frustré aussi de ne pas avoir participé aux
premières
expéditions.
La bête
apprécie
les caresses, elle minaude, j'ai de la peine à maintenir mon
doigt
exactement au-dessus de l'enchâssement. Soudain je crois qu'elle
se
fâche, car la voilà qui se secoue rudement. Mais ce n'est
pas
de colère, c'est pour nous faire un cadeau. On ne lui avait pas
volé
sa pierre, elle la gardait cachée en elle. Maintenant elle est
là,
joliment sertie au sommet de la tête ronde. Ce n'est pas un
diamant,
mais une perle opaline, elle brille dans la lumière de ma torche
électrique
comme si elle était encore humide de quelque eau de mer
salée.
Elle l'offre à mon voisin qui la garde au bout de son index.
Ensuite,
assez rapidement, la créature fabuleuse se retire dans les
profondeurs
de la grotte et l'obscurité de ses algues marines.
Le monstre
à
peine disparu, nous devenons des héros repus, euphoriques,
fatigués.
Et peut-être — est-ce d'avoir dérobé la pierre? —
très
vaguement coupables. Mon voisin évite mon regard, se tourne de
l'autre
côté, dort ou fait mine. Je rêve de faire des
rêves chevaleresques et preux, je fais des rêves stupides:
une histoire de
sœurs et de vaisselle. Mais nous sommes arrivés à terme.
Au
bon moment. La coïncidence des événements
m'étonne,
je la trouve de bon présage. Il était écrit — dans
le
grand livre qui trône ouvert sur la table obscure de
l'église
sombre de mes dimanches pieux et forcés? — que cette
nuit-là,
et pas une autre, nous devions vaincre la vouivre. Car au matin — le
savait-il?
— l'infirmière lui apporte ses habits de ville: mon voisin est
guéri,
il rentre chez lui. Il ne m'en a rien dit, mais cette nuit il a fait le
nécessaire
(c'est vrai, c'est moi qui l'ai réveillé! La main de
Dieu?).
Il part, nous ne nous reverrons pas, j'oublierai son nom, mais pas
notre
rencontre, ni les traces positives qu'elle a laissées dans mon
imaginaire
et mon identité.
Je devint le
vieux,
le doyen. Un nouveau malade débarque. Il est plus jeune que moi,
nous
nous inventons des jeux plus infantiles. De cette fin de
séjour
hospitalier quelques événements émergent encore.
Leur
souvenir reste épars, moins limpide, d'une lecture plus
difficile,
moins positif. Avec notre quête, ils n'en constituent pas moins
l'étrange
pactole qu'en partant j'emmènerai dans mon sac intérieur.
Le corps médical — une expression glanée sur place,
désigne-t-elle
le corps de l'infirmière sergent-chef ou le corps du docteur, ou
leurs
deux corps réunis, une hydre à deux têtes? — le
corps
médical décide que j'ai des vers. Comme nous avec la
vouivre,
ils veulent les traquer. Mais eux, c'est pour les éradiquer. Ils
pratiquent
en deux étapes, qu'ils répètent cinq jours de
suite.
Dans un premier temps on me fait ingurgiter un médicament
brunâtre
mélangé, pour le goût, à une confiture
qu'ils
appellent "Quatre fruits" — plus jamais je ne pourrai en manger!
Quelques
heures après, l'infirmière chef passe avec un bac
à
eau énorme, en métal émaillé,
prolongé
d'un tuyau souple, terminé par un embout, genre lance à
incendie,
qui me paraît bien gros pour mon petit cul, puisque c'est
là qu'elle l'enfonce. Tout cet attirail c'est pour me
déverser à
l'intérieur les litres et les litres du liquide contenus dans le
réservoir.
Je gonfle, je gonfle, je gonfle, j'ai peur d'exploser dans mon lit (moi
qui
suis propre depuis des années!). Mais le sergent chef veille au
grain:
— Je repasse
dans
une demi-heure. Serre les fesses!
Elle ricane
et
lance une claque autoritaire et glaciale sur mon popotin
contracté.
Pour elle c'est certainement une innocente fessée. Mais pour
moi,
c'est une action qui va doublement orienter mes choix futurs. Question
femme
— les assimilerai-je inconsciemment toutes à cette sergent-chef
? —
et question cul. Dans ces prémices, la bête reste la
contribution principale, fondamentale et première de mon voisin.
Cet ensemble
de
circonstances, je le dois à une maladie infantile dont le
traitement
est tombé en désuétude. Les voies du destin sont
insondables,
elles influent sur les nôtres, des voies dont les accès et
les
usages demeurent imprévisibles.
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