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Olivier Sillig 

Scaraltine

Illustration: Olivier Sillig: La Marche du Loup, crayon et acrylique, 1996           .
La Marche du Loup, crayon et acrylique, 1996
C'est il y a très longtemps. J'ai 7 ans. Le docteur passe le matin, il fait un frottis. L'après-midi il nous transmet le résultat: j'ai la scarlatine. La politique sanitaire d'alors n'a rien à voir avec celle de maintenant, je dois être mis en quarantaine, trois semaines, à l'Hospice de l'Enfance, un établissement moderne dans son fonctionnement, sans doute précurseur. Les chambres sont grandes, individuelles, séparées par des parois latérales entièrement vitrées. Mais, à l'heure des visites, seules les mères ont le droit de venir, et ce, exclusivement sur le balcon, à travers les fenêtres extérieures qui resteront fermées. Une fois, très loin, de l'autre côté de la route, dans un petit square, maman amène mes petites sœurs. Nous nous faisons signe, de très loin, à travers la route.
Je fais la connaissance de mes voisins des chambres mitoyennes. Aussi, un peu, de ceux plus éloignés. Par le jeu du sémaphore arabe. Sur ma gauche, il y a une gamine retardée, probablement trisomique, qui gueule la nuit. Sur ma droite, un garçon, un grand garçon, bien plus que moi, bien plus vieux. Je porte un de ces pyjamas en jersey informe dont la publicité vantait déjà la bonne protection lombaire. Mon voisin a, lui, un vrai pyjama d'homme, un coton un peu brillant à rayures, une veste avec col et boutonnière et un pantalon à braguette mais sans bouton. Quelquefois il me semble y distinguer des zones d'ombre, comme s'il y avait déjà un embryon de chevelure. Et un zizi bien plus long que le mien. J'ai 7 ans et je suis innocent: je ne sais rien, ou presque.
Une fois, mon voisin, fâché contre l'infirmière qui vient de sortir après l'avoir engueulé, se lève et fait un geste obscène, avec sa main sur son sexe qu'il pointe en avant vers la porte, mais de dos. Il crie aussi:
— Connasse!
Un mot nouveau mais dont je peux reconstituer le sens injurieux à partir de ce que je reconnais dans sa racine et dans sa terminaison. C'est tout.
Mon voisin est là depuis deux semaine déjà. Symptôme de fin de la maladie, il pèle. Sa peau part en grands lambeaux qu'il décolle et qu'il mange. L'aspect cannibale, autophage, me trouble; bientôt ça m'arrivera aussi, il ne sera plus là, je serai peut-être le grand de son remplaçant, à mon tour je me mangerai.
 Ce voisin, je ne me souviens absolument pas de son nom, me raconte volontiers des histoires. Il les invente au fur et à mesure mais il les invente bien. Ce sont des histoires pour mon âge, fantastiques, des contes. À cause de la vitre il est obligé de les raconter en peu de mots et de légèrement crier. C'est du reste pour ça que l'infirmière acariâtre l'a grondé et qu'il l'a traitée de connasse.
Et c'est grâce à ça, grâce à ces contraintes et ces restrictions, que je progresse beaucoup en lecture. Surtout à partir du moment où mon voisin, qui n'a plus de nom dans ma mémoire, pressent vers quoi se dirige sa narration. On invente des histoires pour maîtriser ses inquiétudes et structurer ses avenirs.
Les mères n'ont pas le droit de nous passer quoi que ce soit par les fenêtres qui nous isolent. Tout, surtout les friandises, doit transiter par les infirmières. Mais tout ou partie nous revient, pondéré pour nous éviter le mal de ventre. J'y gagne mes premières briques Lego et les uniques modèles réduits de ma collection. Mon voisin a reçu une ardoise magique. Elle a deux épaisseurs d'un calque plastifié et une couche bitumeuse derrière. À volonté on peut effacer son contenu en faisant courir entre les plastiques une barrette latérale et coulissante. Évidemment l'histoire avance moins rapidement. D'abord mon voisin doit s'assurer que j'arrive à déchiffrer. Ce que je confirme avec mes lèvres qui bougent, puis en secouant la tête. J'apprends vite, c'est autrement plus amusant que sur les bancs de l'école. Le sport consiste à attendre le tout dernier instant pour effacer les mots. Juste avant que l'infirmière acariâtre mette la main dessus. S'assurer que je les ai lus, effacer, se partager le triomphe. Quelle pédagogie de la lecture! Pourtant, à mon avis peu expert d'enfant de 7 ans, rien de répréhensible ou d'obscène dans ces textes que mon voisin écrit et que je lis. Ce n'est que la suite d'un conte commencé oralement et qui se poursuit sur l'ardoise magique.

Un monstre, une sorte de dragon, une vouivre, un serpent avec un diamant fiché au centre de sa tête, habite solitaire des forêts désertes. Un après-midi, avec les crayons de couleurs que j'ai à disposition je dessine la bête telle que je me l'imagine, puis je colle mon œuvre contre la vitre de séparation pour avoir le verdict du voisin. D'abord il me félicite, puis amorce une grimace, hésite, et secoue la tête pour exprimer ses réserves. Il écrit sur l'ardoise: "le serpent, je te le ferai voir". Puis, sur l'écran suivant: "cette nuit". Je crois bien que l'idée lui vient sur le moment, en regardant mon œuvre et en y répondant.
Ma mère m'amenant plus de trucs que la sienne, ou cédant plus facilement à mes caprices d'enfants, il me charge de nous procurer une petite lampe de poche.
Je l'ai le lendemain déjà. C'est une petite torche en métal chromé, du fer blanc ondulé, à l'extrémité évasée. On attend la nuit. On refuse de s'endormir. Je suis très curieux et impatient. Mon voisin reste mystérieux. Je suis excité. Mon voisin aussi, trop. Il regard sous son drap. Le serpent doit-il venir de là? Il rit nerveusement, secoue la tête, prend l'ardoise, écrit dessus: "Plus tard!". Au moment où il se lève reposer son écritoire, j'ai l'impression qu'il cache quelque chose dans son pyjama. Aurait-il lui aussi reçu de sa mère une petite torche électrique? Il refuse de me montrer, parce que, dit-il, il n'y a rien, que le serpent n'est pas disponible, ou disposé, je ne sais plus. Je constate son état nerveux et je ne comprends pas pourquoi il veut que nous dormions maintenant. Il me rassure en me jurant qu'il m'appellera dès qu'il sera possible de voir la bête mystérieuse. Mais c'est l'infirmière sergent-chef qui nous réveille alors que le jour est déjà bien là.
— Ce soir! articule mon voisin à travers la vitre.
Je suis inquiet, je sais que son temps est compté, qu'il sera bientôt guéri, qu'il va bientôt partir.
Le soir, le même cirque se reproduit. Je suis trop petit pour oser me fâcher, lui dire qu'il se moque de moi, exiger des explications. Mais je suis bien décidé à ne pas m'endormir et veiller. Je m'imagine être un explorateur gardant un campement, à l'affût d'un lion africain ou d'un tigre de Bengale. Comme je n'ai que 7 ans, je m'endors pourtant. Mais d'un œil. En bougeant dans son sommeil mon voisin heurte la vitre avec sa montre, cela suffit à me ramener à ma mission. Je tiens toujours ma torche, la pile est encore bonne. Je l'allume et promène le faisceau dans la pièce d'à côté, et sur le lit. Mon voisin dort, mais découvert. Ses draps pendent vers le sol. Ma lumière s'immobilise sur une fissure mystérieuse dans la falaise horizontale et rayée. Quelque chose dans l'obscurité de cette caverne étroite semble se mouvoir légèrement sur un fond d'algues noires. Serait-ce la vouivre attendue? En tous cas, ça bouge. Ça a une tête et ça avance la tête. C'est peut-être un serpent mais cela procède du mouvement de la tortue, une torture dont la falaise rayée serait la carapace. La patience apprivoise les tortues: la bête sort la tête, bientôt résolument, bientôt avec audace. Le corps est même tendu, arqué hors de la grotte. La créature est peut-être aveugle. Elle n'a pas l'air méchant mais elle me réserve une grosse déception. Je pointe ma lampe et me penche pour mieux voir. Il y a bien l'emplacement de la pierre précieuse, celle que toute vouivre a fichée au sommet de la tête, une petite cuvette allongée où le bijou devait être enchâssé, mais plus trace de diamant. Un glorieux chevalier rival s'en serait-il déjà emparé?
Quelque chose d'autre s'est mis en mouvement, sur le côté, et vient par-là. Ce sont les doigts de mon voisin, ils approchent. Va-t-il exterminer la bête à main nue? Sans m'avertir, sans me réveiller et sans m'inviter à assister au combat! Je n'ai que 7 ans mais je suis capable de colère, surtout d'une colère solitaire dans la nuit. Je toque la vitre avec la pointe de ma torche. Mon voisin se réveille aussitôt, suit le faisceau lumineux que je redirige sur la bête. Il voit la bête, il sourit, il a l'air au courant de ce qui vient de se passer ou, en tout cas, il comprend. Rapidement il passe à l'action. Il s'agenouille sur son lit. La bête accompagne son mouvement et se balance devant son pyjama. Quelques mois plus tôt avec mes parents nous avons visité une exposition anniversaire de la Croix-Rouge; il y avait une fosse aux serpents dans laquelle un homme en blouse blanche descendait pour prélever du venin; les reptiles énervés se déployaient dans un plan vertical et dodelinaient de la tête dans une valse lente, terrible et pleine de menace. Ici malgré ma fascination je veux savoir: je me lève et vais écrire à ma table — difficilement parce que, si je travaille beaucoup la lecture depuis que je suis à l'hôpital, je néglige l'écriture: "Où est la pierre?" Mon voisin sourit, d'un air entendu et patient. La bête vient appuyer sa petite tête chaude contre la vitre. Mon voisin frappe le verre: par signe il invite mon index à rejoindre le sien. Puis il amorce un mouvement descendant jusqu'à ce que l'extrémité de mon doigt se trouve exactement au-dessus de la cavité oblongue où logeait la pierre précieuse. Mon voisin n'est pas effrayé par le monstre, il est même familier. Il lui caresse tendrement la tête. Je les regarde étonné. Mon voisin est mon héros, un héros courageux, et magnanime: plutôt que de terrasser le dragon, il l'a apprivoisé. Voilà qui explique pourquoi il m'a fait attendre jusque là. Il ne voulait pas exposer son petit camarade de 7 ans à un monstre dangereux. D'abord il a voulu le dompter. Je suis fier de lui. Un peu frustré aussi de ne pas avoir participé aux premières expéditions.
La bête apprécie les caresses, elle minaude, j'ai de la peine à maintenir mon doigt exactement au-dessus de l'enchâssement. Soudain je crois qu'elle se fâche, car la voilà qui se secoue rudement. Mais ce n'est pas de colère, c'est pour nous faire un cadeau. On ne lui avait pas volé sa pierre, elle la gardait cachée en elle. Maintenant elle est là, joliment sertie au sommet de la tête ronde. Ce n'est pas un diamant, mais une perle opaline, elle brille dans la lumière de ma torche électrique comme si elle était encore humide de quelque eau de mer salée. Elle l'offre à mon voisin qui la garde au bout de son index. Ensuite, assez rapidement, la créature fabuleuse se retire dans les profondeurs de la grotte et l'obscurité de ses algues marines.
Le monstre à peine disparu, nous devenons des héros repus, euphoriques, fatigués. Et peut-être — est-ce d'avoir dérobé la pierre? — très vaguement coupables. Mon voisin évite mon regard, se tourne de l'autre côté, dort ou fait mine. Je rêve de faire des rêves chevaleresques et preux, je fais des rêves stupides: une histoire de sœurs et de vaisselle. Mais nous sommes arrivés à terme. Au bon moment. La coïncidence des événements m'étonne, je la trouve de bon présage. Il était écrit — dans le grand livre qui trône ouvert sur la table obscure de l'église sombre de mes dimanches pieux et forcés? — que cette nuit-là, et pas une autre, nous devions vaincre la vouivre. Car au matin — le savait-il? — l'infirmière lui apporte ses habits de ville: mon voisin est guéri, il rentre chez lui. Il ne m'en a rien dit, mais cette nuit il a fait le nécessaire (c'est vrai, c'est moi qui l'ai réveillé! La main de Dieu?). Il part, nous ne nous reverrons pas, j'oublierai son nom, mais pas notre rencontre, ni les traces positives qu'elle a laissées dans mon imaginaire et mon identité.
Je devint le vieux, le doyen. Un nouveau malade débarque. Il est plus jeune que moi, nous nous inventons des jeux plus infantiles. De cette fin de séjour hospitalier quelques événements émergent encore. Leur souvenir reste épars, moins limpide, d'une lecture plus difficile, moins positif. Avec notre quête, ils n'en constituent pas moins l'étrange pactole qu'en partant j'emmènerai dans mon sac intérieur. Le corps médical — une expression glanée sur place, désigne-t-elle le corps de l'infirmière sergent-chef ou le corps du docteur, ou leurs deux corps réunis, une hydre à deux têtes? — le corps médical décide que j'ai des vers. Comme nous avec la vouivre, ils veulent les traquer. Mais eux, c'est pour les éradiquer. Ils pratiquent en deux étapes, qu'ils répètent cinq jours de suite. Dans un premier temps on me fait ingurgiter un médicament brunâtre mélangé, pour le goût, à une confiture qu'ils appellent "Quatre fruits" — plus jamais je ne pourrai en manger! Quelques heures après, l'infirmière chef passe avec un bac à eau énorme, en métal émaillé, prolongé d'un tuyau souple, terminé par un embout, genre lance à incendie, qui me paraît bien gros pour mon petit cul, puisque c'est là qu'elle l'enfonce. Tout cet attirail c'est pour me déverser à l'intérieur les litres et les litres du liquide contenus dans le réservoir. Je gonfle, je gonfle, je gonfle, j'ai peur d'exploser dans mon lit (moi qui suis propre depuis des années!). Mais le sergent chef veille au grain:
— Je repasse dans une demi-heure. Serre les fesses!
Elle ricane et lance une claque autoritaire et glaciale sur mon popotin contracté. Pour elle c'est certainement une innocente fessée. Mais pour moi, c'est une action qui va doublement orienter mes choix futurs. Question femme — les assimilerai-je inconsciemment toutes à cette sergent-chef ? — et question cul. Dans ces prémices, la bête reste la contribution principale, fondamentale et première de mon voisin.
Cet ensemble de circonstances, je le dois à une maladie infantile dont le traitement est tombé en désuétude. Les voies du destin sont insondables, elles influent sur les nôtres, des voies dont les accès et les usages demeurent imprévisibles.

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