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Olivier Sillig 

Le Tableau

 

Illustration: Olivier Sillig: Village imaginaire, acrylique soufflé, 1990        .Village imaginaire, souffle-en.cul, 1990

Je suis né moins de vingt mois après un frère aîné. Quatre ans plus tard mes parents ont eu une fille. Elle a focalisé leur attention, obligeant mon frère et moi à nous débrouiller de notre côté, ce qui nous a convenu et a soudé notre entente.
À mes 9 ans, nous sommes allés tous ensemble en vacances à la mer dans une pension religieuse bon marché, un bâtiment en béton, cubique, au bord de la plage. Les baignades nous étaient interdites pendant deux heures et demie après les repas, et la sieste obligatoire. Dans les chambres, deux portes-fenêtres donnant sur un long balcon couvert séparaient des lits jumeaux en tube métallique verts. Un tableau était accroché dans l'espace entre ces fenêtres. Le nôtre représentait un paysage de montagne en été, ou au printemps à cause des points de couleurs vives qui figuraient les fleurs dans les pâturages. Au fond il y avait des montagnes enneigées. Ce n'étaient pas des sommets mythiques et universellement connus ; il ne s'agissait ni du Cervin, ni du Mont-Blanc, encore moins du Kilimandjaro ou du Fuji-Yama ; nous étions résolument en Europe, dans les Alpes, nous le savions, même si nos connaissances de la montagne étaient limitées. Un chemin de terre débouchait de cet horizon. Au premier plan, un vieux chalet bas au bois noir brûlé par des siècles de soleil, un raccard, était planté sous un bosquet de mélèzes au vert très tendre. Mélèzes, raccard, pâturage aussi, ces termes, mon père nous les a appris en venant nous chercher pour descendre à la plage. Grâce à la tendresse du vert des arbres, il nous a confirmé qu'il s'agissait du printemps ; animé d'un esprit scientifique et pédagogique, il nous a expliqué que les mélèzes étaient les seuls conifères à perdre leurs aiguilles en hiver.
La sieste était stricte, nous n'avions pas le droit de jouer, ni de lire. Nous devions rester étendus sur nos lits, et si possible dormir. La chaleur qui passait à travers les persiennes à jalousie orientable nous y aidait quelquefois, mais pas souvent.
Très rapidement, nous nous sommes inventé un jeu. Le jeu du tableau. Nous comptions en chœur jusqu'à trois. Et à trois, par quelques remarques sur le raccard, les traces d'un passage de vaches ou une odeur de champignons, nous savions que nous étions passés de l'autre côté du cadre, cheminant quelque part dans les Alpes. Nos intuitions, mais aussi nos capacités hypothético-déductives et notre sens logique, le tout étayé par notre observation, nous indiquaient que cette montagne basse n'était pas dangereuse en soi: pas d'avalanches en vue, des glaciers, et leurs crevasses, éloignés et trop froids pour nos esprits bridés par la canicule extérieure. Mais nous étions trop jeunes et trop fougueux pour nous contenter de simples promenades touristiques. Passé le tournant où disparaissait le chemin nous imaginions rapidement des géants ou des nains (les elfes n'étaient pas encore à la mode dans nos contrées) et quelques monstres des montagnes, crétins sanguinaires ou vouivres et leur fabuleux diamant. Vu notre parfaite cohésion, nous n'avions pas besoins de nous raconter mutuellement notre aventure commune. Pour évoluer dans un même imaginaire, quelques propos brefs suffisaient. Nous les enrichissions par des bruitages expressifs marquant les irruptions soudaines et les combats, singuliers ou multiples ; les héros ne sont pas bavards.
La fièvre nous a atteints en même temps. Trop inattendue, trop fulgurante et trop asymptomatique pour que des mesures sanitaires puissent intervenir à temps. Nous étions trop faibles pour communiquer, mais nous avons vécu la même chose, c'est certain. Sous l'action de notre température très élevée, la taille, l'épaisseur et le réalisme du tableau se sont développés démesurément, devant aussi obnubilant que les écrans de télévision utilisés actuellement pour les retransmissions sportives. Sauf lors des moments où nous sombrions dans un sommeil comateux.
À un de mes réveils, j'ai trouvé le lit jumeau vide. Puis j'ai vu maman et papa qui pleuraient. Des infirmiers m'ont évacué sur un brancard.
Je n'ai pas assisté à l'enterrement, j'étais encore à l'hôpital, mais je n'étais pas inquiet, je savais où était mon frère. Je le savais avec une absolue certitude. Juste un peu vexé qu'il ne m'ait pas attendu, déçu qu'il soit allé beaucoup plus loin dans le tableau, bien au-delà de ce que nous avions exploré, trop loin pour pouvoir revenir, trop loin pour que je puisse encore le rejoindre. Dans nos scénarios nous avions toujours fini par être les plus forts: j'avais confiance, je ne me faisais pas de soucis pour lui, je savais qu'il se débrouillerait. Je l'enviais. Mais je le considérais aussi comme notre délégué permanent dans l'imaginaire. L'attribution de cette fonction a facilité mon deuil et mon ancrage ultérieur dans le réel. Tout le monde a été surpris de voir comme je résistais bien au choc. Personne ne me l'a dit, mais on en a déduit que j'avais le cœur dur. Ils m'en ont voulu. Pourtant je crois que cela les a aidés. La famille a survécu. De temps en temps ma sœur m'interrogeait sur notre frère disparu. Sinon, la vie continuait.
Bien sûr mon frère, son souvenir, restait très présent. Pendant quelques années, j'ai suivi ses aventures par télépathie, comme un feuilleton à épisode dont la fréquence s'espaçait.
Je n'ai jamais beaucoup repensé au tableau, je ne l'ai pas recherché. C'était peut-être un modèle dont il existait de multiples copies. Dans les musées et les expositions de peintures je ressentais quelquefois une forme de malaise, une sorte de vertiges, comme face à une fenêtre béant sur le vide et le brouillard, alors que les autres y voyaient des tournesols ondoyant comme des soleils, des femmes nues aux mouvements décomposés dans l'escalier ou de troubles déjeuners de campagne. Ma formation puis ma pratique professionnelle et le milieu qui leur était rattaché, la mécanique de précision, méticuleuse, déterminée, rationnelle et pragmatique, m'éloignait des pinacothèques et du monde de l'imagination. Cela me convenait parfaitement.
De temps en temps, vacances, week-ends ou autres opportunités, j'ai fait de plus ou moins brefs séjours en montagne, un peu de randonnée, mais sans aucune recherche, sans but, sans quête mystérieuse. Je l'ai fait sans repenser ni à l'image du tableau ni à ce frère dont le souvenir n'était du reste nullement lié aux montagnes. Peut-être juste une fois ou l'autre, quelques bribes.
Mais voilà qu'un jour je me promène sur un chemin qui va à flanc de coteau, dans les Alpes déjà, mais à relativement faible altitude. Tout à coup, je m'arrête. Je suis à la porte du jeu, je suis là, le tableau. Il s'impose à moi, juste devant, exactement pareille, semblable, minutieusement fidèleà mon souvenir. La réalité copie parfaitement l'image. Le raccard, avec son bois foncé, sa patine depuis longtemps achevée n'avait pas bougé. Les mélèzes étaient adultes, ils le sont restés. Les montagnes millénaires n'ont pas changé d'un poil et leurs neiges sont toujours éternelles ; par miracle, les bétonneuses ne sont pas passées, le chemin reste de terre, avec ses ornières irrégulières. Je ne peux pas prouver que c'est ce même paysage, cette même montagne (c'est une scène anodine qui se répète sans doute des dizaines de fois le long de l'arc alpin), mais j'en ai l'absolue et euphorique certitude.
Je m'arrête. Je m'assieds. Plutôt, je me laisse tomber contre un arbre. Aussitôt je constate deux choses: mon regard a maintenant ma hauteur d'enfant ; et aussi: il correspond exactement à celui du peintre, qui peignait assis, assis sur le sol, très probablement adossé au même tronc que moi. Je jubile et j'attends.
Une famille passe, je la laisse disparaître dans le contour. Peu après, en émerge un couple d'un certain âge, parfaitement équipé, pantalon golf, sac à dos, bâton ; l'homme porte un chapeau avec un bouquet de courtes plumes. Ils me saluent au passage. Puis le paysage retrouve sa paix.
Un ami cinéaste commentait une fois des photos de forêt que je lui faisais voir. Il disait que dans la verdure, il faut toujours quelques chose de rouge pour accrocher l'œil et donner du relief au magma vert. La peinture, celle qui nous occupe, n'était pas une photographie. C'était du reste, même si nous ne nous étions jamais posé la question — une œuvre médiocre. Il lui manquait justement quelque chose, justement une tache rouge, justement celle qui vient d'entrer dans mon champ de vision. C'est un homme, une silhouette longue et jeune, avec un pull-over très rouge et un pantalon plus foncé. L'individu marche avec nonchalance, les mains dans les poches.
Je le laisse s'éloigner. Au moment où il va disparaître dans la courbe, je me lève et le rejoins rapidement. Je le salue et j'adapte mon rythme au sien ; il comprend que je vais imposer ma présence un moment. Je ne lui parle absolument pas du tableau, ni de la circonstance. J'aborde un thème plus général et neutre, celui de certaines légendes locales.
— Il paraît que dans le temps, la région était peuplée de nains, de géants et de vouivres.
— Vou-ivres? m'interroge-t-il avec un léger accent.
Je lui explique ce qu'est une vouivre, aussi un peu les nains, les géants et les crétins. Ensemble nous redescendons au village.
Quelque chose d'œdipien ou d'incestueux entre dans toute relation amoureuse, c'est même le moteur de nos conquêtes. L'homme en rouge et moi sommes ensemble depuis dix ans. Et tout va pour le mieux.

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V : V: 12.04.12 master -> texte édité /  (14.04.03) C :03.2003