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Olivier Sillig 

La Lumière bleue
Texte publié dans Homographies, Revue Archipel numéro 23, juin 2003

Illustration: Olivier Sillig: Homme lourd, craie grasse, académie, 1986                    .
Homme lourd, craie grasse, académie, 1986
Jean se sent vieux, moche; la peau du corps qui se vide, d'abord dans le dos, comme la poche du pélican. Ou comme un ange dont les ailes se seraient dissoutes. Un ange chauve-souris plutôt que chérubin. Dans les bars que fréquente Jean, les miroirs et les clients lui reflètent une même image: les autres ont son âge, comme les rideaux en velours rouge et le skaï des tabourets; les gonflettes à coup de fitness ou d'anabolisant s'épuisent, seul le cuir des pantalons résiste.

Il pleut depuis des semaines sur des jours tout petits, eux aussi rabougris. Les regards se perdent, capturés pas la fluorescence des SMS. Quadrillant des rues trop propres, en horde, les flics défilent: on dirait les parachutistes recyclés d'un Afghanistan éculé. Les dealers noirs, la nacre de leurs yeux, l'éclat de leurs sourires tranquilles, la luisance de leur peau, sont l'unique source de lumière dans cet automne qui n'en finit pas d'en finir.

Jean se sent vieux. Et moche. Et triste. Et seul. Il déteste les sauna. Mais ce soir un sauna sera son ultime étable; une étoile en néon arc-en-ciel la signale. Le lieu l'accueille. Pas d'âne et de bœuf, mais des beaufs, comme lui. Jean n'apprécie pas la saleté, mais l'excès d'hygiène le tue encore plus. Certaines boulangères de la ville enfilent des gants de cellophane avant de toucher le moindre pain; heureusement elles n'appartiennent pas à son univers érotique. Le sauna est clean et fonctionnel comme une vaste salle de bain de clinique privée, huppée et cheap: carrelage, toile cirée, moquette imprégnée de fongicide, cellules d'hôtel japonaises, boites de kleenex, puits à préservatifs usagés etc. Au bar, en boucle, des vidéos diffusent des "fist fucking" performants où des agents SM s'activent avec ici des gants de cuisine en latex couleur chair, mais chair de barby dont le cadavre aurait été récupérée après un long séjour dans un fleuve atteint par une marée noire laiteuse. Jean revoit des images télé de forceps, fers, accouchements par le siège, événements médicaux présupposés heureux mais qui ne le font pas bander.

Après plusieurs tours, plusieurs passage, il se réfugie dans le bain turc, caverne platonique contemporaine, chaleur, humidité, nuit, et une lumière bleue diffusée par un Atlas en plâtre hydrophobe masquant la bouche de vapeur. Intermittent, un bruit de douche, des ahanements d'hommes appréciant la soudaine fraîcheur de l'eau, ou que l'on branle, ou que l'on suce, ou peut-être, plus profondément dans la grotte, que l'on pénètre rudement.

Jean s'isole dans le plus noir du noir. Il est moite, humide. En ce lieu la sueur sourd et sature naturellement. Des gouttes tombent du plafond, des gouttes glissent sur son corps, des gouttes courent sur son visage. Sans en avoir conscience, d'abord croyant seulement transpirer, il pleure. En silence.

Soudain une silhouette. Noire sur noir, noire d'obscurité avec juste le fil scintillant de son reflet bleu. Elle s'arrête à sa hauteur. Frêle, gracile et légère  — mais une silhouette peut-elle peser moins que  le poids de l'être qui l'habite? Une main — est-ce hasard ou accident? le passage et étroit, la lumière bleue l'assombrit encore — frôle son sexe, s'arrête, revient, s'arrête encore, prend, soupèse, caresse. Jean est émotif. Et réceptif. Son sexe s'élance, se tend vers ce ciel noir de bain turc. La main semble surprise, heureuse, consentante. Jean a un sursaut gêné quand la larme qui lui pend au bout de nez tombe, s'écrasant possiblement sur la main qui s'active. Il ne faut pas que l'autre devine. Or cette main s'interrompt. Une autre — l'autre main du même homme — prend le relais. Et la main libérée, la silhouette frêle l'élève à sa bouche. Plus tard, chez lui, dans son lit, y repensant, Jean en aura l'absolue certitude.     

La silhouette le caresse encore. Jean commence à bouger. Sa main grimpe sur le poitrail de l'autre, glabre, ferme, des muscles minces, légers mais solides. Puis elle redescend. Le sexe est là, érigé, très long, bien plus que celui de Jean mais apparemment très fin, presque pointu, chaud, doux, offert, aimable, souple et attentif. La silhouette s'approche, s'éloigne, quelquefois le frôle. Jean en oublie ses seins vides et son ventre mou.  Un instant la main lâche le sexe de Jean et se pose sur la main de Jean en train de le caresser, la serre, l'immobilise, l'interrompt. Jean croit entendre un non murmuré comme un oui, comme un ordre aussi. Jean a le sentiment que l'autre chantonne, comme Keith Jarett derrière son piano, qu'il chantonne des mots très doux, criés, des ordres, des insultes, des refus, des invites comme des morsures, comme si la silhouette mordait le brouillard de la nuit, pour l'atteindre, lui, au cœur. Chaque fois que Jean se sent sur le point de venir, la main, attentive, s'arrête. Une fois même elle disparaît. La silhouette avec. Jean est perdu. Enfin elle revient. Jean sait aussitôt que c'est elle. Mais très vite elle lui interdit l'accès à son sexe. Et encore elle dit non, le chantonne, et le crie comme si elle disait oui. Alors Jean se promène le long des hanches de l'autre, ses épaules, le cou. Ses doigts trouvent une chaînette, et une petite croix compliquée et légère, cerclées d'arrondis mais qui ne renvoie pas d'éclats bleus. Jean est à bout, l'autre aussi. Jean est à bout, l'autre le sait, s'éloigne et disparaît. Jean attend. Pas trop longtemps par peur de tout perdre, alors il sort. Il erre dans la clinique hygiénique et ses coussins de toile cirée. Pas trace d'homme grêle à la croix tarabiscotée. Jean se rhabille, quitte le sauna. Quelque chose scintille dans sa tête, une petite lueur bleue. Le drap blanc de son duvet se montre moins discipliné que la silhouette, leurs mains, leur sexe. Et ses rêves. 

Jean qui n'aime pas les saunas y revient. Il cherche.

Au large de la Jument des Glénan il y a une bouée sifflante, les vagues la font hurler en  longs gémissements. Sur le plateau de l'Aubrac, sur le chemin de Saint Jacques, les couvents sonnaient une cloche dans le brouillard pour rameuter les pèlerins égarés. Même dans la vapeurs des bains turcs, une croix ne sonne jamais. Jean sourit de se retrouver lui, le mécréant, à la recherche, à la quête d'une croix.

Il parcourt les espaces éclairés, fixant les tours de cou. Son amant inconnu, il se l'est imaginé. Il lui a créé un visage à l'image du peu que ses mains ont exploré. Et une taille assez précise. Un âge auquel il croit. Entre 30 et 40, le bel âge. Il lui a imaginé une couleur d'yeux, noir. Une carnation foncée qu'il s'est subjectivement façonnée à ses goûts. La nuit turque est taiseuse et garde ses secrets. Las! Les couloirs ne révèlent personne. Et les vapeurs obscures non plus. Jean repousse les avances que sa main baladeuse suscite. Plusieurs fois, plusieurs jours. Jean hésite. Il se terre dans le plus noir. La première fois, c'est l'autre qui l'a pêché, il faut se laisser porter par le courant comme la carpe attend qu'on la cueille. Et quand Jean sent la main et le frémissement de son sexe, il sait: l'autre l'a trouvé, retrouvé. Il n'a pas besoin de se précipiter sur le cou, sur la croix.

Il se penche à l'oreille de l'autres, sans la mordiller:

— Un ami à moi pêchait les truites des torrents des Cévennes à la main. Pendant des heures il imitait la danse des algues, caressant les pièces qui l'effleuraient jusqu'à les apprivoiser à sa main et serrer un bon coup. Comme ça, oui!

L'autre se penche à son tour, la même voix qui disait non, oui, qui mordait comme Keith Jarret. Il lui semble qu'elle dit pêcheur, mais Jean complète:

—   Pêcheur d'homme…

Et il repense à la croix.

Le jeu est le même que la première fois, mais plus intense, plus émouvant, plus ludique, plus violent et plus doux. Jusqu'à ce que l'autre disparaisse et que Jean ne le retrouve pas, ni dans la nuit bleue, ni dehors dans les couloirs trop propres, ni dehors dans la nuit du dehors.

Jean se met à aimer les saunas. Du moins celui-ci. Il y revient. Il a acquis la sagesse zen de la carpe: la carpe est musulmane, elle attend, fataliste; le ciel la récompense. Souvent, l'autre est là. Jean s'ose même à l'imaginer impatient lui aussi; il est des pêcheurs en rivières qui sont aussi frétillants que le torrent, et la truite qui l'habite. Il est la truite, ils sont la bite, une couple de bites amoureuses, et jamais assouvis. Mais jamais hors du bain turc Jean ne retrouve son jeune et fougueux pêcheur.

Un après-midi de neige, la nuit est presque là, Jean s'arrête dans une grande brasserie; c'est encore l'heure des vieux, solitaires, à la dérive, échoués, ou en escale. Il se commande une bière et se plonge dans le journal du jour. De temps à autre il s'interrompt et promène un regard circulaire sur les tables. Mais un fait divers scientifique capte son attention: un cargo transportant des canards en bakélite jaune a fait naufrage, des savants étudiant la dérive des courants ont mobilisé les populations riveraines et leurs postes nationales respectives pour recenser les petits canards éparpillés. Par l'intermédiaire des lignes photocomposées du quotidien, ils ont aussi capturé Jean. Ceci même quand quelqu'un bouscule sa table et qu'un peu de bière mousseuse se répand sur le papier. Même ces débordements ne le distraient pas — a-t-il perdu tout sens du débordement?

Quand enfin il referme son journal, quand sa main s'avance vers sa bière, il découvre, là, sur la table, presque rejointe par le gros ménisque doré de la coulée de bière, une croix tarabiscotée, mate, au bout d'une chaînette très fine, dont ses doigts connaissent chacun des minuscules maillons.

Jean s'empare du bijou, le serre dans sa main, il paraît encore brûlant dans sa paume. Son regard circulaire dévore la brasserie. Il n'y a toujours que des vieux, mais il y en a un qui manque. Jean sait lequel. Un vieux qu'il avait repéré en entrant avec un air vaguement connu. Maintenant, il comprend où. Et nu. Et sans bijou ni collier — donc le malin retirait simplement son médaillon avant de sortir du bain turc. Pas de carnation foncée. Probablement sans yeux noirs. Et  30 ou 40 ans dépassés depuis longtemps.

Jean hésite. Pas longtemps. Il sait. Il retournera au sauna. Il a confiance. Ils pêcheront au filet. Ce sera le même filet, ils en seront les seules proies. Ensemble, ailleurs, ils iront.

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