LA CINQUIÈME SAISON N05, novembre 1018


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 Critiques

 

Gavroche 21.68 (Olivier Sillig) Pascal Schouwey

 

 

Le football, bien plus qu'un jeu

 

On peine à croire que ce roman a été écrit il y a plus de vingt ans tant l'acuité du regard de son auteur sur la société est justement critique. Pourtant, dans la mise en garde qui inaugure l'ouvrage, Olivier Sillig affirme avoir rédigé ces pages au moment où Jacques Chirac était maire de Paris, puis président débutant. Le manuscrit avait paru trop délirant à ceux qui l'avaient lu. Le 211' siècle aura donné raison à l'auteur et lui aura ainsi permis de trouver un éditeur.

Nous sommes en 2068. Le vélo est mort, le dernier Tour de France s'est bouclé trente-six ans plus tôt. Le cyclisme n'a pas eu la chance du football qui lui a fort bien survécu. D'ailleurs, la Coupe du monde est pour bientôt, et pour la première fois depuis longtemps, elle revient en Province française.

Quatre espèces « humaines » cohabitent plus ou moins pacifiquement. Une espèce naturelle, l'ancêtre, l'homme, et trois synthétiques : ordinateur, droïde et synsynaptique. Rumpelstilzchen appartient à la dernière catégorie. Et s'il a emprunté son nom aux frères Grimm, c'est parce que les autres espèces ne sont pas en mesure de prononcer son patronyme, un champ scalaire holographique complexe. Le 7 mai 2068, le synsynaptique chemine entre Gap et Briançon avec un humain, Leonardo, cireur de chaussures, son serviteur. Après la découverte du signe, quatre crottes de chiens blanches disposées en croix, Rumpelstilzchen a consulté Kidira, le vieux marabout africain. «La Coupe du monde de football va servir de prétexte à des événements très graves pour nous», prédit l'oracle. Enjeu, rien de moins que l'éradication des derniers humains grâce à un dispositif subtil mis en place au stade.

Commence alors la quête de Rumpelstilzchen et de Leo-nardo. Tels Don Quichotte et Sancho ils se rendent à Abriès, lieu désigné par le marabout clandestin. Mais les droïdes les ont repérés et c'est Gavroche, treize ans, qui leur permet d'échapper à ces poursuivants travestis en touristes américains et asiatiques. Contrairement au personnage des Misérables, ce Gavroche est une fille. C'est avec l'aide de Rémy, un rémouleur épargné par la purge effectuée lors de la Grande Bleue (la troisième guerre mondiale, en 2034-2035), que le trio effectue le chemin inverse après avoir consulté Micromegas, un vieux sage collectionneur de bandes dessinées. Le sacrifice de l'un des personnages permettra-t-il à Rumpelstilzchen et sa bande de sauver les humains ?

Entre conte, épopée et roman de science-fiction, Gavroche 21.68 porte un regard sans concession sur une société futuriste pas si éloignée de celle que nous connaissons. Les religions y ont été interdites, islam en tête, la Grande Bleue ayant permis aux ordinateurs et aux droïdes de rayer l'hémisphère sud de la carte. Le travail est une denrée plus que rare et la déambulation piétonnière est devenue essentiellement une occupation de loisir. Olivier Sillig déploie une langue riche, augmentée des mots de la nova langue technologique de cette deuxième moitié du 21e siècle. Mais il n'hésite pas non plus à user de tournures aujourd'hui oubliées, presque désuètes. La lecture en devient expérience, ce d'autant plus que l'auteur s'ingénie à entrouvrir des portes sur des univers parallèles. On croise en effet les frères Grimm, Victor Hugo (et à travers lui Eugène .Delacroix) et Voltaire comme on l'a vu (mais les micromegas sont aussi un type de détecteur de particules, ce qui, en l'occurrence, n'est pas anodin), tout comme Léo Ferré, Georges Brassens, les Nouvelles polyphonies corses, Platon et son Banquet, Antigone, Costa-Gavras, Saint-Exupéry et Wilhelm Reich. Des références qui portent le récit, le soulignent, lui donnent relief. Olivier Sillig ne perd jamais son lecteur, le tient par la main. Quelques semaines après la Coupe du monde de football et la célébration du cinquantième anniversaire de mai 68, ce mai 2068 donne aussi à s'interroger sur notre avenir, entre intelligence artificielle, uberisation de la société et repli identitaire. L'espoir n'est pas absent. Et si le mystère de l'Antitoile n'est pas levé au bout du suspens, existe la certitude que quelques-uns ne renonceront pas, ne plieront pas, résisteront quoi qu'il advienne.

Bref, il y a deux manières de lire cet ouvrage. En se laissant porter par l'histoire, fort plaisante. Ou en s'arrêtant sur les références, leurs significations et la réflexion suscitée par ce conte moderne.

 

 

Olivier Sillig, Gavroche 21.68, Hélice Hélas, 2018, 187 p.

 
 

 

 

 

 

 

         

 

 

      

V:06.02.23 (V0: 13.01-19)