vers les autres textes >>>

Olivier Sillig 

Zaza Tritatutto



— Allez, Garçon ! Ce qu’on t’a dit est bien vrai, il n’y a pas d’hôtel à Favara.
C’était un vieux qui m’interpellait ainsi. Seul à une table sous les arcades, il était soigné et digne, mal rasé mais portant chapeau. Devant lui, un café et un verre d’eau vide. Il m’invitait à m’asseoir, en s’efforçant à parler italien plutôt que sicilien :
— Mets-toi à l’aise. Je m’appelle Nino.
Je m’assis en continuant à maugréer :
— L’hôtel le plus proche est à 25 kilomètres, ça fait beaucoup !
J’esquissai un mouvement en direction de mes mollets sous ma tenue de cycliste.
Assez rapidement Nino proposa de me loger. Deux heures plus tard, lavé, mon assiette saucée et un verre de rouge plein, j’étais repu.
Nino n’attendait que cela pour commencer :
— Dans ma famille nous étions sept enfants. Mon père remplissait son devoir conjugal. Sur cette question des devoirs conjugaux, quelle que fût l’opinion de ma mère, elle assumait. Avant moi, il y avait un frère beaucoup plus âgé, une sœur, puis deux garçons plus proches. Ensuite, ce fut mon tour de naître. Et après, encore deux sœurs.
Sans s’y attarder, Nino me montra une des photos accrochées au mur.
— Arrivé en quatrième position des garçons, je savais déjà ce qui allait se passer, j'avais eu le temps de voir venir. À cause de son travail peut-être, mon père n'était pas quelqu'un avec qui on se risquait à discuter ; son boulot, rude, consistait à recouvrer les payements en retard dans les métairies. Il n'en parlait pas trop. Que son aîné choisisse une autre voie l'avait soulagé, d’autant qu’il avait désormais les moyens de lui offrir des études de médecine à Palerme.
« Ce qui était une tradition dans la région, sur l'île tout entière — peut-être même dans le reste du pays, à part la guerre, je n'ai pas beaucoup voyagé — était chez nous une règle bien établie, un passage obligé, comme la première communion et les cérémonies du genre. Quand il estimait le moment venu, mon père conduisait ses fils adolescents au bordel. Il y en avait un alors, joli et de bonne réputation, juste derrière la place, derrière le bistrot où nous nous sommes rencontrés toi et moi.
Nino me proposa encore un peu de vin, je refusai, il poursuivit :
— Ça ne se passait pas à un âge fixé, identique pour tous, mais seulement quand mon père le décidait. Une… comment dire… une intronisation. En fonction de ce qu'il observait dans notre maturation physique, hormonale, humaine et sentimentale, et des forces qu'il voyait poindre en nous. De sa part, c'était aussi une reconnaissance, sa façon de nous établir dans la société des hommes. Après, il racontait un peu, touchait un mot à ses amis, faisait sans doute une allusion auprès de certains de ses acolytes. Pas question pour nous de déroger ou de prendre de l'avance. Même à son insu. Je doute qu'aucun de mes frères ne s'y soit risqué avant moi. En attendant, nous ne jouissions que des possibilités de se faire la main, en solitaire ou entre copains, assez innocemment. Avec, pour les plus audacieux ou les moins regardants, des excursions clandestines dans les basses-cours périphériques, à ce qu’il paraît. Lors de ces jeux collectifs, je m'étais découvert un sexe plutôt petit. À sa vigueur et à sa morphologie, je pressentais que sa croissance, comme la mienne, était achevée.
Nino se perdit un instant dans des souvenirs soulignés par un petit rire et des commentaires :
— Mon zizi n’était pas aussi dramatiquement ridicule que celui d'un certain Giardini qui a été muté sur le continent suite à l'inspection militaire. Dans notre nudité collective, son sexe avait fait crouler de rire toute la compagnie alignée.
Mais il revint à son récit :
— À cause de la taille du mien, j'étais un peu timide, au moment critique je craignais de ne pas oser faire face. Je développais une sorte de… une sorte de complexe…
En me fixant pour voir si je comprenais, Nino ajouta :
— Le complexe de Napoléon.
— Napoléon ?
— Napoléon oui, oui. Il était petit Napoléon. Comme Napoléon. Tu vas voir. En attendant d'être convié à la cérémonie du bordel, on parlait. Pas tant avec mes frères, un peu méprisant à l'égard de leur cadet, mais avec les jeunes du quartier, ceux dont le tour était à venir ou ceux, plus anciens ou favorisés, qui y étaient déjà passés et qui, au compte-gouttes, distillaient leurs impressions : c'était plutôt bien, les filles étaient gentilles, etc. Certains les disaient très belles, d'autres les avoir trouvées un peu vieilles, parce qu'ils n'avaient pas tiré les bons numéros ou parce que leur père avait marchandé les tarifs. En tous cas, quand il s'agissait d'une première fois, les putains étaient d'une gentillesse exquise, aussi attentionnées que de vraies mamma. De vraies mamma, c’est ce que je ne voulais à aucun prix ! Je savais bien qu'elles ne se moqueraient ni de la taille de mon outil — elles en avaient vu d'autres — ni de mes performances, mais je ne voulais pas y aller. Absolument pas !
Il insista :
— Et je n'y irais pas !
« Pendant cette période d’attente, notre groupe aiguisait ses rêves sur des images qui circulaient sous le manteau. On s'abreuvait de récits lointains, les bordels fabuleux de Catane et de Trapani, voir ceux de Naples, de Rome ou même du Vatican. Après s’être signé ou en croisant les doigts, après s’être assuré que personne ne nous espionnait, certains soirs, un étranger de passage, intégré pour l’occasion à la bande, évoquait, beaucoup plus proche et beaucoup plus troublante, enfin, Zaza Tritatutto. Zaza Tritatutto de Canicatti !
— Canicatti, la ville à 25 kilomètres ?
— Canicatti à 25 kilomètres, c’est ça.
— Zaza Tri…tatutto ?
Tritatutto, qui triture tout.
— Tritatutto, justement ! Tritatutto. La première fois que le nom a été lâché dans le groupe, il a été suivi d'un long silence, un silence déjà rien que pour le savourer, le déguster, le soupeser, entrevoir les perspectives qu'il annonçait. Tritatutto ! Des promesses. Avec un tel nom, du plus gros au plus petit, tout et tous pouvant y passer, seul ou, pourquoi pas, à plusieurs, à la chaîne, en groupe, en bande, en colonne, en ligne ou en cercle, en mêlée, dévorés, engloutis, surtout quand, après le silence, venaient des mots comme gigantesque. Tout. Tétins et tétons, seins et hanches, ses mains, sa tête, sa bouche, ses lèvres. Ses lèvres ! … Et sans fond, Aïe ! Aïe ! Aïe ! Sans fond ! Plus tard, ont été évoqué des accidents, les morts : les trop vieux du cœur, les trop jeunes de trop d'excès, et patati et patata. Tout cela mûrit.
« Et voilà qu’au terme d’une longue veillée de digressions, de discussion, de longs silences et d'images fortes, voilà que moi, aiguillonné par mon complexe de Napoléon, je lâche :
« — Eh bien, tope là, c'est elle qui me faut !
« Et j'ajoutai aussitôt, avec un air de défi avivé par les braises du feu autour duquel nous étions assis :
 « — Elle, et pas une autre !
« Tous m’ont regardé comme si j'étais fou puis se sont tus. Enfin, un des copains a délimité une aune très réduite entre son pouce et son index.
« Les autres ont ri et se sont écriés :
« — Toi ! Avec ton misérable machin !
« Alors je me suis entêté. Et j'ai commencé à économiser. À toutes mes bourses. Finis mes travaux manuels solitaires — aussi à ce niveau, je croyais qu'on pouvait thésauriser — et vive les petits boulots rémunérés que j'arrivais à glaner à gauche et à droite et qui garnissait peu à peu mon escarcelle.
« Je passais moins de temps avec la bande ; mon absence et ses raisons prouvaient le sérieux de ma résolution. Les copains ne m'appelaient plus p'tit bite ou petit poids mais seulement, avec un air grave : le fou. Par chance, ou grâce au sens spontané de l'omerta de mes frères, mon père n’eut jamais vent de mon projet…
— Napoléonesque !
— Napoléonesque, c'est bien ça !
« Mes amis s'impatientaient. Quand allais-je mettre mon projet à exécution ? Plus j'attendais plus je risquais de me faire pincer, emmené, dépucelé. Ma résolution renforcée les rassurait et les faisait taire. Ce serait Zaza Tritatutto ou rien. Au risque d'en mourir. Ou de finir curé.
— Aïe !
— Aïe ! Un dimanche, un beau dimanche d'automne — les dimanches étaient les jours de risque maximum — mon père m'a levé de bon heure. Messe et communion. Puis retour à la maison. Ma mère avait préparé la vasque, sorti mon meilleur habit, chemise blanche et cravate. Elle s'était assurée qu'aucun de mes sous-vêtements n'était rapiécé. Nous sommes partis. Mon père m'a conduit dans un bon restaurant de la ville — je connaissais heureusement par cœur le protocole pour en avoir suivi trois fois les débuts, puis la suite par ouï-dire, ragots et recoupements. D'autorité, mon père m'a commandé un premier plat d'agnoloti au vin rouge, puis du rôti ; manger pour prendre de force sans entraver les autres fonctions. Ensuite nous sommes remontés la rue qui mène à la place. C’était conforme à mon plan. Personne n'avait remarqué la poche que je dissimulais sous ma chemise et qui contenait mes économies, des dizaines de lires.
Nino s’interrompit pour m’expliquer :
— Je ne sais pas combien cela représenterait de millions maintenant, encore moins d'euros.
« Le cœur me battait dans les tempes, j'étais blanc, je transpirais. Mettant ça sur le compte de mon émoi sexuel anticipé, mon père, fier, cherchait à me calmer :
« — Ne te presse pas trop, Nino, du calme, Nino, Nino calme-toi !
Au moment où j'allai m'éclipser, il m'a donné une bourrade affectueuse. Je détournai son attention sur les hirondelles en train de se regrouper sur les fils le long des toits. Le temps qu’il y jette un œil, son fils avait disparu. Volatilisé. Une ruelle, une rue parallèle, et en route pour Zaza Tritatutto. Hop ! Le défi était lancé.
— Chapeau !
— Simple, non ?
Nino me regarda, feint la lassitude, me proposa d’aller me coucher :
— Je vais faire la vaisselle.
— Comment ça, la vaisselle ? Vous…
— Comment quoi ? Qu'est ce que tu veux encore ?
— Eh bien… la suite.
— La suite ? J’ai terminé !
Il me fixa du coin de l’œil et me laissa mariner :
— Bon, d'accord. C’est bien parce que c'est toi. Mais que cela reste entre nous.
« La chance…
Nino se signa rapidement et me sourit :
— À cette époque, le trafic était rare, bien plus de carrioles et d’animaux bâtés que de voitures automobiles. Or là, presque aussitôt, un beau camion noir, extrêmement silencieux, s’est arrêté à ma hauteur et m’a fait grimper. Le chauffeur n’était pas bavard. Moi guère plus, tout projeté à vingt-cinq kilomètres de là que j’étais. Une seule fois l’homme a tourné la tête vers moi. Il m’a souri, il avait des dents très blanches et le regard noir, des sourcils fournis et des cils très longs, presque féminins.

« Parlant de mon propre regard, il s’exclama :
« — Quels yeux, jeune hommes ! Des braises !
« Et comme s’il y voyait un rapport, ou s’il y lisait à livre ouvert :
« — Tu vas à Canicatti.
« Ce n’était pas une question. Interloqué, je balbutiai un oui très vague.
« Sans reporter son attention sur la route, il hocha la tête :
« — Ah ! ah ! Canicatti ! J’ai entendu parlé d’un jeune homme qui se serait juré d’aller à Canicatti.
« Diantre ! Où avait-il pu apprendre cela ? Il n’était ni de Favara ni des environs, et son véhicule était l’immatriculé à Palerme.
« Je ne dis rien, il poursuivit :
« — Tu sais pourquoi il descend à Canicatti ?
« Je secouai la tête négativement.
« — Pour se faire déniaiser. Et à Canicatti, tu sais pourquoi ?
« Je marquai une hésitation prudente :
« — N…on ?
« — Parce qu’à Canicatti, il y a la plus fameuse putain des putains de la terre !
« Et il partit d’un rire qui ressemblait à une toux sèche.
 « — Ah ? fis-je
 « Il ajouta juste :
« — Le jeune homme est ambitieux, paraît-il.
« Un dernier coup d’œil insolent, puis il se concentra définitivement sur la route. De la buée sortait de ses narines ; pourtant, même si les camions d’alors étaient peu chauffés, il y avait du soleil et il ne faisait plus froid. L’homme était habillé tout en noir. Dans la pénombre des pédales, j’ai discerné une chaussure étonnamment longue et fine, ainsi qu’un bout de mollet qui semblait très poilu.
— Cet homme, c’était ? …
Nino porta son index et son majeur croisés à ses lèvres :
— Peut-être, peut-être pas. Ici, petit, nous sommes loin du Vatican. Dans notre histoire, il a souvent été de notre côté. Si jamais c’était lui, c’était bon signe, c’était un heureux présage, une heureuse collaboration. Et mon jour de chance !
« Qui qu’il fût, il ne dit plus un mot jusqu’à la place de la gare de Canicatti où il s’arrêta mais sans éteindre le moteur. Sans doute allait-il à Gela, à Ragusa ou plus loin, vers Catane. À moins qu’il ne choisît de se dissoudre dans l’éther. D’un mouvement du menton, qu’il avait pointu et légèrement barbu, il désigna un établissement un peu plus loin, ne me salua que d’un sourire rieur, cavalier et content, et redémarra.
« C’était un grand café restaurant à l’enseigne étonnante de la Belle Ménagère. On ne m’avait pas vraiment expliqué où se trouvait l’écrin qui accueillait ma Zaza Tritatutto, mais je nageais en pleine confiance, porté par la rencontre avec mon mystérieux chauffeur et le sens historique de la journée.
« J’entrai. La salle était vaste. Les clients, des villageois et des bourgeois, lisaient le journal, buvaient, parlaient politique ou jouaient aux cartes. Il y avait aussi des familles endimanchées autour de ces pâtisseries colorées qui restent la spécialité de notre île. De chaque côté du bar, richement chargé, s’ouvraient des portes lourdes et larges à doubles battants. Après une brève hésitation, j’optais pour celle de gauche, peut-être suite au regard de connivence d’une des serveuses ; elle s’était arrêtée sur mon allure, mon âge et ma décision manifeste. Un couloir long et sombre, le son nasillard d’un gramophone, une autre porte, une autre salle. Une autre ambiance, celle d’un bordel ordinaire et familial un dimanche après-midi d’automne, un comme je l’imaginais, copie conforme de celui dans lequel j’aurais dû me trouver présentement avec mon père. Sous l’œil accueillant d’une maquerelle fraîchement reconvertie, les putes allaient et venaient, poseuses et exhibant leur marchandise. Les clients en attente avaient toute allure, et tout âge ; du mien accompagnés, à celui de vieillards venant brûler les dernières gouttes de suif vibrant au bout de leur chandelle épuisée. Mais pas trace de phénomène, aucune vibration, aucune parfum, aucun frémissement qui permit de déceler la présence de Zaza. Désemparé, mon élan s’en trouva un instant bloqué. Heureusement une double porte, semblable aux précédentes, annonçait d’autre couloir obscur. Mon instinct aiguisé m’y guidait.
« Soulagement immédiat. Seules quelques clients, d’âges plus en rapport au débours et l’allure et l’habillement au diapason du salon — petit, douillet, intime, murs vert tendre et gaufrés, fauteuils et liseuses de même teinte. Derrière la moitié d’un petit bar matelassé soutenant aux premières loges un registre relié cuir, une autre maquerelle. N’eût été la tenue et les glorieux restes affichés, elle aurait pu passer pour un clerc de notaire ou une préposée aux écritures publiques. C’était le cerbère du lieu, un passage obligé. Elle me sourit, aimable et patiente. Elle avait tout son temps. Je tirai mes économies hors de ma chemise.
« Elle fit l’inventaire de mes lires et conclut indulgente :
« — La rencontre sera brève.
« Puis elle examina son répertoire :
« — Mercredi soir, onze heures. Vous avez de quoi rester treize minutes !
« — Mercredi !
« Ma chance, demeurée à mes côtés, tira profit de ma faiblesse. Je devins blanc, chancelai et me retint aux murs.
 « — Asseyez-vous, asseyez-vous ! crie la maquerelle, s’adressant aux autres plutôt qu’à moi, afin qu’ils intercalent une chaise dans la trajectoire de ma chute.
« Et je restai là, assis, la nuque contre le velours de la tapisserie, les bras ballants, les jambes pendantes, le regard perdu. Mais un hasard, ou ma chance, encore elle, conduisit ce regard sur un portrait peint, une femme de la Renaissance, dont les yeux me semblaient alternativement vides ou pleins.
Nino se leva un instant et revient avec un album ouvert sur la photo qu’il voulait me faire voir :
— Les photos sont menteuses car on ne conserve que les meilleures. À quinze ans, je n’étais pas vilain garçon mais rien d’extraordinaire, rien qui n’ait auparavant ébloui les jeunes filles, et rien ensuite qui aurait ébloui les femmes, sans l’aura que j’allais ramener avec moi.
Se désignant de la tête aux pieds, il ajouta :
— Et de ce peu de choses, il ne subsiste rien !
Je protestai. Nino avait un reste de classe que rehaussait le miroitement de son récit.
— Je gisais donc comme le marbre d’une piéta quand un timbre, léger et mélodieux, retentit. La maquerelle s’éclipsa. Assez vite, elle revient avec un verre de cordial sur un plateau en vermeil. Se penchant à mon oreille elle murmura, assez fort pour réveiller ma vigilance et pour que tous l’entendent :
« — Madame Zaza vous recevra tout de suite, dès qu’elle en aura terminé avec son actuel client.
« Quelques oh ! indignés mais retenus et bien élevés résonnèrent chez mes comparses éclipsés alors que, tel la créature de Frankenstein sous la foudre, je recouvrais soudainement mes esprits. Je bus le remontant cul sec, les sens aussitôt en éveil et le cœur en chamade.
« Quelques instant plus tard un homme, satisfait et repu, retraversait le salon. L’hôtesse me prit par la main et m’introduit dans l’espace adjacent, derrière le portrait peint de femme aux yeux vides. Je ne sais quel miracle agit, ni sous l’action de quel saint protecteur, ou de quel chauffeur de camion noir et mystérieux j’étais placé, mais à peine arrivé et l’évanouissement frôlé je me retrouvais propulsé au terme de ma quête. Zaza Tritatutto !
Pose étudiée de mon hôte pour attiser mon attention :
— Les viennent-ensuite durent patienter trois jours et trois nuits…
— Trois jours !
— Et trois nuits !
Nino sortit la bouteille afin que nous trinquions un coup.
— Trois jours et trois nuits. Santé !
Dégustation, moment de silence, Nino attend que je le relance.
— Alors ? Vous ?...
— Vous ?
Bêtement, je demandai :
— Vous… avez fait quoi ?
Nino rit :
— Ce que nous avons fait ? Nous avons fait ce que l’on fait chez une putain, pardi ! L’amour. Et puis aussi mangé. Dormi, beaucoup dormi. Et bu, un peu, passablement mais jamais trop. Et nous nous sommes levés deux ou trois fois pour… Sourire candide de Nino : Pour nos petits besoins.
D’abord choqué, je réagis :
— Bien sûr ! Trois jours et trois nuits ! Et ?…
Nino se faisait prier :
— Et ?...
— Et ?… Euh… Eh bien… C’était comment ?
Nino me fixa d’un air sévère mais avec un fond goguenard et malicieux :
— Dis donc, Petit ! Est-ce que je te demande comment tu couches ?
Je rougis :
— Non, non, bien sûr…
Nino esquissa un geste impatient :
— L’important de l’histoire, ce n’est pas cela. Pour l’instant. Parce que l’histoire n’est pas terminée. Écoute ! Une grande inquiétude a rapidement gagné tout l’établissement, traversé le deuxième salon, puis le premier salon, puis le restaurant qui fait aussi pâtisserie, puis la rue et envahi la place, la ville, la région, même au-delà. Zaza Tritatutto ne sort plus, ne reçoit plus, ne veut plus voir personne ! Zaza Tritatutto a un amoureux ! Consternation, jalousie, curiosité. Qui ? Un gamin, parait-il ! Nino se désigna amusé : Moi ! En ce temps-là déjà, la presse, bien plus que maintenant même, il n’y avait pas la télévision, faisait son boulot. Un photographe attendait, avec son flash au magnésium… Nino me fixa pour voir si je savais toujours de quoi il s’agissait : Un flash avec une ampoule au magnésium, une ampoule plantée au cœur d’un réflecteur en forme de corolle argentée et qu’il fallait changer après chaque photo. Le photographe faisait le piquet jour et nuit — à l’époque on ne disait pas encore paparazzi. Nino marqua un instant de réflexion : Parce que le Maestro n’avait pas encore tourné son film.
— Quel maestro ?
— Le Maestro Fellini. Et son film, comment déjà ? La Dolce Vita.
— Ah ! La Dolce Vita, bien sûr, répétai-je en me souvenant vaguement que le mot paparazzi venait d’un personnage de film.
— Et cette photo, avec en arrière plan la foule qui guette ma sortie, aura été mon meilleur viatique. Plus les articles qui l’ont accompagnée, bien sûr !
Très attentif à mes réactions, mais en les précédant, Nino s’interrompit, en amorçant un gros soupir chargé de regrets :
— Hélas ! J’ai perdu tout ça dans l’incendie qui a détruit… Il marqua une hésitation, comme face à un choix : Le quartier. Tout, parti en fumée !
Avant que je pense à mentionner les possibles archives des journaux, il enchaîne sur les développements de l’événement :
— Même mon père ! Il était si fier de moi qu’il m’a aussitôt pardonné, j’étais le héros ! À mon retour, si l’abbé n’était pas intervenu, la fanfare m’aurait accueilli. Mais il l’a interdit, pour un gamin maquant une prostituée !
Nino secoue la tête avec satisfaction :
— Et après… Eh bien, après, de ce côté-là, je n’ai plus jamais manqué de rien. De rien. En aparté, il glissa, malicieux : même si mon petit zizi n’a pas beaucoup grandi depuis. Mais sa vigueur est longtemps restée la même, une belle vigueur ! L’amant de Zaza Tritatutto ! Ainsi on me montrait, ainsi on m’appelait — même si Zaza, je ne l’ai jamais revue, ni cherché à la revoir. Nino marqua un étonnement qui avait l’air sincère : Dieu sait pourquoi ! Puis il poursuit : Peu à peu je suis devenu l’Amant, l’Amant tout court. Mais jamais l’amant de ces dames, cela je ne l’aurais pas toléré. Et grâce à ce beau certificat, j’en ai connu de belles choses !...
Silence, pendant lequel j’imaginais le vieux plongé dans ses souvenirs. Je n'osai pas trop vite revenir sur les plaisirs spécifiques de ses trois nuits, savoir si l’enjeu valait la chandelle, il m’avait tout de même sèchement remballé.
Heureusement il y revient de lui-même, en baissant la voix :
— Bien sûr, avec la Zaza, j’ai trouvé ça magnifique. C’était ma première fois ! Et la première fois, on ne l’oublie pas, n’est-ce pas ? Regard en biais, un peu inquiet et scrutateur, avant de revenir au sujet : Et puis quel exploit. L’exploit surtout ! Quelle réussite ! J’aurais disposé d’une photographie du chauffeur de camion… Nino se signa en se croisant les doigts : J’aurais allumé un cierge dessous ! En tous cas, j’ai eu beaucoup de chance, je suis arrivé juste au bon moment, je suis tombé évanoui le bon jour et la bonne heure, Zaza étais un peu fatiguée, elle avait besoin de vacances, j’ai été ses vacances. Elle était même un peu triste, déprimée comme on dirait maintenant. Et tranquille, parce que c’est tout de même elle qui imposait nos rythmes. Alors, à la réflexion, Petit ?
— Oui ?
— Je ne crois pas, maintenant, maintenant que je peux regarder loin derrière moi. Il baissa encore la voix : À toi, je te l’avoue, je ne crois pas, techniquement s’entend, techniquement, que cela a été la meilleure fois. Il sourit : J’ai tellement eu d’occasion après !
 Et Nino se lissa une moustache que, s’il en avait jamais porté, il n’arborait en tous cas plus depuis des années.
Il soupira, remplit nos petits verres et leva le sien :
— Salut !
— Santé !
 
Le matin suivant, assez tôt — depuis Favara, il n’y a que 25 kilomètres —, je passai par Canicatti, avec un passage et un arrêt obligé à la place de la gare. Plus aucune trace d’un établissement à l’enseigne de La Belle ménagère. À l’endroit que j’imaginais, juste un Albergo Belvedere délabré, peut-être pas même un bordel. Par contre, un petit marché aux puces, assez improvisé, offrant tout un bric-à-brac d’objets hétéroclites disposés à même le sol, parmi lesquels je repérai — il semblait me faire de l’œil — un hachoir à légumes, une sorte de petit passe-vite en fer blanc, dont la marque, bien visible, était estampillée sur la partie horizontale, en caractères gaufrés : Zaza Tritatutto. Un doute me saisit, en même temps que me revint l’expression d’un autre vieux qui, me voyant sortir de chez Nino ce même matin, m’avait demandé, en insistant bien, si j’avais logé chez Nino Mito, Nino Mito. J’avais pensé qu’il s’agissait là du nom de famille de mon hôte, alors que, somme toute, qu’il agissait peut-être d’un surnom, Mito, mythe, mythique, Nino le Mythomane. Allez savoir ?



***

 

vers les autres textes >>>


©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.

Courriel de l'auteur: info@oliviersillig.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.oliviersillig.ch


Master: R04_Drapier
V:11.10.08 (18.09.07)