Olivier Sillig 

Regards sur l'homme assis dans le couloir

Illustration: Olivier Sillig, L'Aurochs et son abécédaire, 1992                                                                                                    .
O.Sillig / fer blanc et acryliqueÀ la Conserverie, on donne un Duras. Dans la salle immense et plongée dans le noir, seul un tapis rectangulaire gris est éclairé. Il s’agit plus d’une chorégraphie que de théâtre. Le texte est déclamé, scandé, par moment bégayé, par des comédiens et des comédiennes, cinq, six, en écho, en relais, qui se déboîtent, se déhanchent, se disloquent, quelquefois  se déchaussent, se séparent, par moments s’évanouissent.
Au premier rang du public est assise une femme plutôt âgée. À côté d’elle, l’homme encore relativement jeune qui l’accompagne pourrait bien être son fils. Leur degré d’attention est difficile à déchiffrer. Dans l’ensemble, les spectateurs restent impassibles, sauf une ou deux fois où s’ebauchent des rires brefs et nerveux. Au fur et à mesure du développement très lent, la narration —  il s’agit en fait du texte d’une nouvelle  — parle de façon de plus en plus crue et détaillée d’une relation sexuelle sado-masochiste entre un homme et une femme, avec force détails sur le foutre, les fellations et les pénétrations, ainsi que sur certains des sentiments qui les sous-tendent, le tout emballé dans une esthétique d’une précision glaciale. Puis la relation dérive vers la violence pure, les coups reçus, donnés, échangés. Par intermittence, s’octroyant une pause, l’auteur évoque la mer et la brume dans le lointain d’une fenêtre se découpant au bout d’un couloir. Puis les descriptions de sexe et de violence reprennent. Les rires, rares, restent nerveux. De gêne ou d’ennui quelques personnes se tortillent sur leur chaise.
Le moment de la fin du spectacle est ambigu, la lumière ne baissant pas complètement et certains des comédiens restant au centre du tapis, debout, tordus, figés. Le public hésite, applaudir ou non, ou, plus exactement, maintenant ou plus tard.
 Et là, l’homme relativement jeune dit à la femme plutôt âgée qui est peut-être sa mère, il le dit clairement, comme une remarque détachée :
— Au moins, cela a dû te rappeler des souvenirs.
Dans le noir de la salle, sa voix a porté. Le silence se contracte un instant, puis un fou rire, en vagues contagieuses, s’empare du public, se propage et dure.
La femme âgée se lève. Il lui faut traverser toute la scène pour sortir. De plus, elle contourne le tapis encore faiblement éclairé par les projecteurs en veilleuse. L’homme encore jeune, qui pourrait être son fils, la suit. La femme âgée pleure, l’homme encore jeune, qui pourrait être son fils, est rouge, de honte.
Le public, qui n’a rien vu sauf éventuellement la soudaine voussure des épaules des deux membres de ce couple — une mère et un fils sans doute —, se décide enfin à applaudir. Mais le cœur n’y est plus.

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Master: R04_Drapier            
V:08.11.7l ( 31.10.07 / C:13.09.2007)