Regards sur l'homme
assis dans le couloir
À
la Conserverie, on donne un Duras. Dans la salle immense
et plongée dans le noir, seul un tapis rectangulaire gris est
éclairé. Il
s’agit plus d’une chorégraphie que de théâtre. Le
texte est déclamé, scandé,
par moment bégayé, par des comédiens et des
comédiennes, cinq, six, en écho, en
relais, qui se déboîtent, se déhanchent, se
disloquent, quelquefois se
déchaussent, se séparent, par moments
s’évanouissent.
Au premier rang du public est assise une femme plutôt
âgée.
À côté d’elle, l’homme encore relativement jeune
qui l’accompagne pourrait bien
être son fils. Leur degré d’attention est difficile
à déchiffrer. Dans
l’ensemble, les spectateurs restent impassibles, sauf une ou deux fois
où
s’ebauchent des rires brefs et nerveux. Au fur et à mesure du
développement
très lent, la narration — il s’agit en fait du texte d’une
nouvelle
— parle de façon de plus en plus crue et
détaillée d’une relation sexuelle
sado-masochiste entre un homme et une femme, avec force détails
sur le foutre,
les fellations et les pénétrations, ainsi que sur
certains des sentiments qui
les sous-tendent, le tout emballé dans une esthétique
d’une précision glaciale.
Puis la relation dérive vers la violence pure, les coups
reçus, donnés,
échangés. Par intermittence, s’octroyant une pause,
l’auteur évoque la mer et
la brume dans le lointain d’une fenêtre se découpant au
bout d’un couloir. Puis
les descriptions de sexe et de violence reprennent. Les rires, rares,
restent
nerveux. De gêne ou d’ennui quelques personnes se tortillent sur
leur chaise.
Le moment de la fin du spectacle est ambigu, la lumière ne
baissant pas complètement et certains des comédiens
restant au centre du tapis,
debout, tordus, figés. Le public hésite, applaudir ou
non, ou, plus exactement,
maintenant ou plus tard.
Et là, l’homme relativement
jeune dit à la femme plutôt âgée qui est
peut-être sa mère, il le dit clairement,
comme une remarque détachée :
— Au moins, cela a dû te rappeler des souvenirs.
Dans le noir de la salle, sa voix a porté. Le silence se
contracte un instant, puis un fou rire, en vagues contagieuses,
s’empare du
public, se propage et dure.
La femme âgée se lève. Il lui faut traverser toute
la scène
pour sortir. De plus, elle contourne le tapis encore faiblement
éclairé par les
projecteurs en veilleuse. L’homme encore jeune, qui pourrait être
son fils, la
suit. La femme âgée pleure, l’homme encore jeune, qui
pourrait être son fils,
est rouge, de honte.
Le public, qui n’a rien vu sauf éventuellement la soudaine
voussure des épaules des deux membres de ce couple — une
mère et un fils sans
doute —, se décide enfin à applaudir. Mais le cœur
n’y est plus.
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