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Olivier Sillig 

Pourquoi Aziz devint premier épicier du roi du Portugal


Paru en 2009, dans
Récits sur assiette, recueil collectif chez Bernard Campiche (ISBN 2-88241-227-0 )

 

 

Illustration: Olivier Sillig: L'Aurochs et son abécédaire, acrylique, 1992Acrylique, 1992

 

 

Lors du second voyage de Vasco de Gama, la progression de l’escadrille tout entière à travers l’océan Indien fut terriblement ralentie par une absence de vent persistante. Pourtant, une nuit, la caravelle du capitaine Fernando disparut mystérieusement. Sur les autres navires prévalut l’hypothèse que l’ambitieux capitaine avait, Dieu sait comment, pris le large pour obtenir, seul, gloire et richesse. Ceux qui le connaissaient bien ajoutaient : et plaisir.

Le capitaine Fernando était un colosse, une masse de graisse et de muscles que même les privations des voyages aux longs cours n’arrivaient pas à entamer. Sans être beau, il plaisait. Aux femmes d’abord, mais aux hommes en général aussi. Il aimait la vie, il aimait la mer — pour les espaces qu’elle ouvrait à ses appétits dévorants —, il aimait son métier de marin, tout en pestant contre des embarcations jamais conçues à son échelle. Dans sa soif de vie, il visait toujours le meilleur, meilleures nourritures, meilleures femmes, meilleure gloire, dans une cupidité positive, entreprenante et contagieuse. Alors que les capitaines sont en général craints, son équipage était à sa dévotion.

Avec ou sans Vasco de Gama, ce que Fernando venait chercher si loin au bout du monde, c’était, bien avant l’or et les pierres précieuses, mais aussi précieuses et bien plus délicieuses, les épices, celles qu’en connaisseur il connaissait déjà, et celles qu’en découvreur il se promettait de trouver et de ramener, triomphant, au Portugal, là-bas, là-bas, si loin derrière eux maintenant.

Peu à peu, dans cette interminable traversée, le plus douloureux fut l’abstinence. Sur le pont du navire, malgré la chaleur, malgré la nourriture de plus en plus déplorable, malgré l’angoisse d’une dérive molle vers des mondes inconnus, malgré l’affaiblissement général et les anathèmes lancés par le prêtre, du plus jeune mousse au vieux chirurgien hargneux, tout le monde se trouvait en rut, un rut terrible, désespéré, douloureux, et vain. La seule présence féminine à bord était celle de la Vierge Marie dans la chapelle, une figurine sculptée dans du bois noir, mais, même en rêve, la piété interdisait d’en faire l’objet des désirs obsédants.

Bernardo, un marin qui avait sillonné toutes les mers connues d’alors, aimait à raconter, et racontait bien, ou à chanter, et chantait bien, toutes sortes d’histoires fabuleuses, vécues ou ouïes, récoltées ou inventées. Las ! On ne lui autorisait plus que les récits de ses descentes dans les bordels du monde, on lui interdisait d’autres chansons que celles glorifiant la débauche. Bernardo se voyait contraint d’imaginer des lupanars invraisemblables, à la mesure du rut immense qui s’était emparé de la caravelle.

Peut-être faut-il mettre la disparition du navire sur le compte de ce rut plutôt que sur celui d’ambitions personnelles, aussi réelles fussent-elle. Ce rut faisait perdre de vue le pilotage du navire et la lecture incessante des appareils rudimentaires. Désormais, tous n’étaient guidés que par un unique instrument, pointé comme l’axe du globe dans une seule et même direction qui maintenait chacun sous sa contrainte de fer. Les palliatifs s’avéraient plus exacerbants qu’efficaces. Le rut était tombé sur le navire comme une épidémie ou un vent de folie. Mais, contrairement à la maladie ou aux paniques mystiques, le rut porte en lui l’espérance d’un terme délicieux, un terme qui ne fait qu’accroître ce rut. Et ce rut, l’espérance. Ainsi de suite.

Et quand, après avoir vagué plus d’un mois sans autre horizon que l’eau salée et bleue, on vit surgir, annoncée, la terre et, sur cette terre, une ville blanche, il y eut, dressés sur le pont de la caravelle, beaucoup plus que les trois mats. Et, malgré le vent retrouvé, des choses bien plus tendues que les cordages des agrès.

Cette terre, on la savait depuis la veille. Une jonque était apparue, elle s’était dirigée, résolue et sans hostilité, sur le navire. À son bord, heureusement ou hélas, il n’y avait que des hommes, à qui Fernando fit une très forte impression — contrairement à celle que le pilote de la jonque laissa aux Portugais, même si ceux-ci se trompaient sur son compte, Fernando ne devait pas tarder à le comprendre. L’homme s’appelait Aziz, il ne payait pas de mine, il était petit et fripé. Son visage jauni dépassait à peine d’un burnous blanc. Ses yeux étaient deux fentes paralysées dans un rire perpétuel, rire qu’il devait toujours accompagner d’un ricanement pour indiquer qu’il riait vraiment — les clés pour lire les expressions des mystérieux visages des Indes manquaient encore aux Portugais.

Par échanges de gestes, Fernando avait compris qu’Aziz était le pilote du port important et proche qu’ils devaient atteindre le lendemain — Aziz avait désigné le soleil parcourant un cercle complet. Demain, mes hommes, ce sera la fin de notre rut ! Et quelle apothéose !

Avant tout, Aziz était le pilote particulier du sultan qui toujours l’envoyait en éclaireur pour se rendre au devant du visiteur rare — et presque inconnu en provenance de l’ouest — mais annoncé par des sentinelles côtières et un jeu de sémaphore à bras. L’objectif était de sonder les intentions du visiteur, belliqueuses ou non, comment acheter celui-ci et, surtout, quoi lui vendre. Le sultan avait choisi Aziz parce qu’il était le plus malin, le plus avisé, le plus prompt à s’enrichir, et donc, selon une économie bien comprise, le plus prompt à enrichir le sultan et la cité.

Aziz était rusé. Par prudence, ses hommes, sous leur burnous, étaient armés. À peine débarqué sur le pont de la caravelle, il avait senti l’étrange fièvre qui dévorait les Portugais. Aux tristes gousses desséchées que lui avait montrées Fernando, il avait compris que les visiteurs étaient en quête d’épices. Au pays d’Aziz, les épices ne manquent pas. Aziz était reparti rassuré, il n’aimait pas la guerre, un étranger mort non seulement n’achète rien mais coûte — il faut l’enterrer — et chaque concitoyen tué est une perte pour le commerce de la ville, comme pour sa propre fortune.

Sa jonque était si rapide qu’il eut tout le temps de préparer l’accueil.

Le navire arriva enfin. Toutes vergues dehors. Pour les recevoir, la corporation des putains de la ville avait été rassemblée sur le quai. Les marins disparurent avec elles. On ne les revit plus pendant quarante-huit heures, sauf le malheureux capitaine qui eut droit aux honneurs avisés d’un char tiré par un éléphant au harnachement coloré. Fernando, accablé, maudit la lenteur du pachyderme.

Enfin, il fut introduit dans un hammam où il se lava avec rage. On lui tendit une robe large, colorée et confortable. Une porte s’ouvrit, on l’invita à s’asseoir sur un divan fait d’une montagne de coussins couverts d’une multitude d’étoffes aux bleus les plus divers. La lumière tombait d’un moucharabieh dont l’ombre dessinait des arabesques compliquées sur la coupole en stuc blanc. On déposa un plateau de fruits, dont Fernando n’avait que faire, on lui servit du thé, dont Fernando n’avait pas soif, et un homme se mit à jouer une musique, dont les oreilles de Fernando se seraient bien passées. Il n’attendait qu’une chose. Elle vint par une tenture écartée un instant. Une femme, nue. Plutôt que la beauté, elle offrait, réunis en une seule, les attraits de toutes les femmes, tout ce qu’un homme peut désirer après une si longue privation : des seins à en revendre, que Fernando voyaient déjà déborder de ses mains énormes, des hanches dont rien qu’une fraction de courbe suffisait à dessiner la femme éternelle, un pubis bombé, une superbe motte de poils frisés, épais, délimitant un triangle parfait, au centre incurvé, qui laissait entrevoir de délicieuses cavernes. Un demi-tour de reins révélait des fesses somptueuses, aussi hautes que larges, aussi rondes que hautes, aussi fermes que souples, formant le plus merveilleux des culs, avec, malgré de tels volumes, cette découpe insolite et rare qui ouvre, sur le derrière, un aperçu du devant. Chancelant, Fernando arracha sa tunique. Nu, immense, il saisit la femme sous son bras et la lança sur les coussins. Les fruits roulèrent par terre dans le silence des tapis. La femme s’ouvrit, accueillante, et Fernando la sabra.

Mais la tenture du fond s’est à nouveau écartée. Déjà une autre femme s’avance, très grande, très mince, la peau très noire, luisante, très belle. Devant elle, dans ses mains presque jointes, elle tient une petite fiole en opale translucide. Elle s’assied sur le divan au pied du géant portugais qui s’affaire démesurément. Elle débouche le flacon qu’elle a bloqué entre ses genoux.

Fernando s’immobilise. Un instant on peut croire que c’est la violence du plaisir qui le terrasse déjà. Il est dressé sur les bras. On entend l’air s’engouffrer en sifflant dans ses narines immenses. Violence du plaisir ? Non, il respire, il renifle, il s’arrête et commence une inspiration très lente. Les ailes de son nez palpitent, les oreilles même semblent participer à cette inhalation. Cannelle! Il en connaît l’odeur, mais jamais de pareille, jamais sentie, ni imaginée, ni rêvée.

Il se soustrait violemment à l’étreinte de la femme totale, qui sourit, placide et soumise. Il s’assied brusquement et découvre la jeune Noire, nue et belle, alors que celle-ci se lève.

Il hurle :

— Donne !

Mais avant qu’il n’entreprenne quoi que ce soit, la courtisane se verse sur le corps le contenu du flacon. La chambre flamboie du parfum suave de la cannelle. Bien sûr, le rut de Fernando n’a pas cessé et maintenant cette femme se confond avec l’odeur de cette cannelle. Il l’attrape par la tête et, la cambrant en arrière sur le tapis, il la pénètre.

La première femme a disparu, une autre est entrée, toute jeune, presque une enfant, un bouton de femme à la peau de soie grège, avec des yeux immenses, deux noisettes très douces. Elle s’agenouille sur le tapis près du couple emporté par le coït insensé du capitaine. Elle entrouvre une minuscule boîte en laque rouge. Déjà Fernando s’interrompt, déjà Fernando tourne la tête. Il voit la jeune fille qui s’enduit de crème. Par-dessus l’odeur forte de la cannelle et de musc humain confondus, se répand un parfum discret mais qui concentre en lui seul tous les bonheurs connus et les bonheurs à venir, le poivre absolu !

Alors il délaisse Cannelle pour consommer Poivre. Mais voilà qu’entre Vanille et qu’aussitôt il abandonne Poivre pour Vanille. Vanille !

Alors la tenture s’écarte une fois de plus et une autre courtisane entre. C’est une très vieille femme avec des seins vides et maigres qui lui tombent sur un ventre creux et plissé, sans fesses, sans poils, le sexe comme un rictus entre les joues d’un vieillard édenté. Cette vieille femme tient une planchette sur laquelle il y a quatre petits récipients, la cannelle dans la fiole d’opaline, le poivre dans le coffret de laque rouge, la vanille dans son flacon de verre bleu et un cylindre d’or blanc, une quatrième épice. Qu’est-ce ?

Elle s’agenouille à son tour près du couple déchaîné, avec la femme qui gémit et Fernando qui ahane bruyamment. Dans son idiome local, la vieille l’appelle, elle le secoue violemment à l’épaule, ses ongles s’incrustent comme des griffes dans sa chair, jusqu’à ce que, contraint, il tourne enfin la tête vers elle. Aussitôt elle se lève, avec une souplesse étonnante et un mouvement d’esquive légèrement provocante. D’un clin d’œil, elle l’invite à la suivre. Et, sans un regard pour Vanille délaissée, Fernando la suit. Ils passent sous la tenture, la vieille jette sur ses pauvres épaules une robe grossière à la toile fatiguée et tend au capitaine une superbe tunique.

Ils franchissent une autre ouverture. Ils sont chez Aziz. Et Aziz les attend. Et Aziz présente au Capitaine Fernando une variété infinie d’épices. Et Fernando bande, bande, et bande encore.

 

Depuis, Aziz est devenu le premier épicier de la cour royale du Portugal. Ses bateaux partent et reviennent en toute saison.

Depuis, Fernando n’a plus connu de femmes. En vain. Seules les épices le mettent en rut. Mais chaque épice, toutes les épices, comme une réaction allergique, sans plus aucun discernement. Traverser le moindre marché, la moindre rue commerçante, devient un enfer, ses gardes du corps doivent le retenir par ses basques. Alors, quelquefois, quand il n’en peut vraiment plus de ce mal chronique, il se retire chez les moines réguliers, ceux qui restent cloîtrés dans une discipline stricte et silencieuse. Une retraite en cellule de plusieurs semaines.

À cause de l’encens et de son parfum, le père supérieur le dispense de la grand-messe, bien sûr.

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