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Olivier Sillig 

Les Chiens
Illustration: Olivier Sillig / acrylique soufflé                                                           .
O.Sillig 1996
Sur le chemin, le seul problème, la seule aventure, ce sont les chiens. D'abord il faut apprendre, apprendre à les connaître. J'ai lu ou entendu deux ou trois trucs sur eux. Chaque fois, c'est différent. Certains disent qu'il faut, d'autres disent qu'il ne faut surtout pas, qu’il faut faire ceci, qu’il faut faire cela, allez savoir ! Pourtant, il le faudrait bien. Il ne reste donc qu’à apprendre sur le tas. L'aventure, la grande aventure, c'est peut-être ça, apprendre sur le tas, chose qui s’acquiert assez vite. Très vite même. À l'approche du plus petit hameau, l’appréhension s'installe. Si certains chiens aboient de loin, un grand silence ne veut rien dire. Il est des chiens sournois et d'autres simplement endormis, qui se réveilleront ou ne se réveilleront pas.
Faciles à identifier, il y a les chiens de chasse. Ils sont toujours plusieurs et aboient déjà alors qu'on est encore à cinq cents mètres du village. Leurs aboiements restent immobiles, car ils sont en cages. Dix mois par année, ils n'ont rien d'autre à faire qu'à aboyer et aboyer désespérément. Eux, plutôt que de leur en vouloir ou de les injurier, j'ai tendance à les plaindre. Ensuite viennent les chiens enchaînés, on le saisi rapidement. Et puis il y a les autres. Le plus souvent, c'est hélas à ces autres qu'il faut faire front — ou faire mollet, selon l’option choisie.
Là, on apprend très vite. Pour un randonneur, un seul échec et c'est la sortie. On apprend vite et bien. Parler, poliment, quitte à dire, mais sur un ton très aimable, d'horribles grossièretés. Question d'honnêteté, je préfère garder mes injures pour cent mètres plus loin, quand tout danger semble écarté.
En général alors, crûment mais sobrement, je crie ou je murmure :
— Sale con !
On apprend très vite. Parler, poliment, et regarder la bête, mais pas dans les yeux, la regarder de manière générale, globale  — en fixant la bête, on éloigne d'autant les mollets. On surveille la bête et on continue sa route. À reculons si besoin est. Le tour est vite joué. Plus ou moins bien, plus ou moins rapidement, avec plus ou moins de classe, selon la bête et le rapport qui s'établit entre elle et nous. Peu à peu, de hameaux en villages et de villages en hameaux, on maîtrise la stratégie. Alors, quand le patelin traversé n'a pas le moindre chien, naît quelquefois comme une pointe de regret, l'homme est ainsi fait.
Il faut encore savoir que souvent, vers deux heures, quand la chaleur écrase le paysage, les chiens vautrés dans l'ombre sous les voitures dorment, soudain si paresseux — c'est tout juste s'ils ouvrent un œil — qu'ils en perdent tout sens du devoir, qu'ils en oublient leur vraie raison d'être, et l'on passe.
Il y a encore les faux chiens, ceux qu'on n'a même pas à nourrir et qui les remplacent à bon compte : les pièges à feu, ceux qu'on peut laisser sur place toute l'année, même quand les maîtres ont quitté leurs résidences secondaires. Ces chiens-là, ce sont les faux écriteaux. Du traditionnel : « Chien méchant, sonnez d'abord », en passant par : « Chien méchant. Vous êtes avertis. », à « Gardé par des chiens. Au de-là de cette limite, vous vous avancez à vos risques et périls. »  À part ça, il y a aussi les chiens en porcelaine.
Et une dernière catégorie, plutôt rare dans la région que je parcours, mais qui existe, j'en ai rencontré, les chiens de salon.
Les chiens de salon donc. Le soleil était chaud. J'avais parcouru, gentiment et sans guère de fatigue, une vingtaine de kilomètres. Les pieds marchaient tranquillement par eux-mêmes, le cerveau aussi, de son côté. Seuls les yeux restaient vaguement attentifs à repérer d'éventuelles marques de sentier ou de possibles curiosités. Soudain des aboiements furieux mais aigus, nombreux mais légers, sonnèrent le rassemblement. Je réunis mes troupes, pieds, cerveau, yeux, et surtout mollets qui sont les plus directement concernés. Pourtant cette fois c’étaient les chevilles qui visiblement étaient menacées  —  mais dans la marche, celles-ci sont aussi nécessaires que les mollets. J'étais attaqué de front par deux Chihuahuas, aidés par un troisième animal, encore plus entreprenant que je pris d'abord pour un Lhassa mais qui devait s'avérer être un Chidsu. Peu importe. Ils aboyaient au plus près. J'aurais  certainement pu en écraser un ou deux d'un bon coup de soulier de marche, la situation n'en demeurait pas moins inconfortable.
J'étais en train de leur parler, fort heureusement très poliment, quand j'aperçus soudain parmi eux, les dominant en quelque sorte —  j'avais les yeux rivés au ras des pâquerettes — deux jambes superbement gainées dans des bas de nylon noirs à la couture délicieusement montante. Pourtant, sur l’instant je me souciais de survie et non pas d'érotisme ! Mais allez donc savoir ce qui s'est passé  — n'oublions pas que depuis dix jours, dix fois par jour, soit plus de cent fois, j'avais été en prise à des problèmes similaires, la coupe était pleine !
Une voix, une voix féminine, indubitablement celle de la femme à qui appartenait la paire de jambes, la paire de jambes superbes — comme le reste que je découvrais au fur et à mesure que, rassuré, j'osais, quittant les pâquerettes, me laisser guider par le fil conducteur qu'était cette couture noire le long des ces jambes gainées —, la voix me dit, sur un ton d'indulgente réprimande :
— Ils veulent seulement jouer !
J'avais bien entendu. Ils voulaient seulement jouer. Mais avec moi, il n'en était plus question, chez moi aussi le cerveau postérieur venait de prendre un contrôle immédiat et exclusif de la situation. Je me jetai à quatre pattes. Ébahis, les chiots se reculèrent. l'n d’eux s'assit même sur son train arrière. Frétillant, je me mis à renifler à petits coups de nez, à lécher, à laper ces belles chevilles qui émergeaient des chaussures à talons noires, et mon lapement montait, montait, montait, montait toujours plus haut, jusqu'à disparaître dans l'ombre confortable d'une jupe courte et moulante. De dernier coin de l’œil je vis que les chiens à leur tour m'imitaient, s'intéressant maintenant plus à leur arrière-train mutuel qu'à mes mollets.
Dans l'obscurité triomphante, passée l'exquise barrière d'un élastique savamment ajusté, je sentis contre ma truffe, la truffe délicieusement poilue d’une petite bête inconnue, charmante, chaude et humide venant à ma rencontre.
À un moment, dans la douce quiétude parfumée où je me délectais, j'entendis dans le lointain une autre voix. Pas celle des chiens, non, celle d'un homme qui appelait.
Et, juste au-dessus de moi, la voix — à ce moment elle conservait son calme et sa distinction — qui répondrait :
— Ce n'est rien, chéri, il veut simplement jouer !
Un jeu que nous avons poursuivi longtemps, plus loin, beaucoup plus loin. Les chiens aussi, de leurs côté.
Sans doute, quelque part dans une maison, un mari patientait en buvant une bière et regardant peut-être, distraitement, la télévision.
Depuis, je traverse chaque hameau avec un grand, un très grand respect pour les chiens de salon. Et surtout pour leur maîtresse.

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Master: R04_Drapier
V:19.02.2007 (11.12.07-32.06.1990)