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Olivier Sillig 

Le Moine
Illustration: Olivier Sillig / acrylique soufflé                                                           .
O.Sillig / 1996
— Mon père, j'ai péché. Non ! Je ne sais pas si j'ai péché. Cette nuit. Cette nuit, je me suis réveillé mouillé de ma semence. Oui, je le sais, c'est le lot à payer parce que je suis un homme. Mais cette nuit...
— La nuit est un moment difficile, mon fils. On se retrouve seul avec soi-même quand ce n'est plus l'heure de prier, on se retrouve seul avec ses rêves...
— Je le sais, mon père. Quand je n'étais encore qu'un tout jeune novice, vous m'avez expliqué. Je vous en avais parlé, dès que, surpris, il m'est arrivé de me réveiller avec mon sexe durci et quelquefois mon drap inondé. Vous avez su m'expliquer, trouver les mots, me guider. J'ai très bien compris qu'il ne s'agissait pas de ma vessie qui se vidait à nouveau, que je ne redevenais pas un petit enfant mais, bien plus, que je me transformais en homme et que ce liquide provenait de mes pudibondes, ces pudibondes qui avaient grossi peu à peu. Vous m'avez expliqué que c'est à cause de cela que quelquefois mon sexe devenait énorme et dur. Vous m'avez guidé.
— Oui, je t'ai aussi fait lire certains passages de la Bible.
— Oui, où l'on parlait de l'homme et de la femme et de ce qu'ils font ensemble depuis que Dieu leur a ordonné : « Croissez et multipliez ! ». Vous m'avez guidé, montré certaines images, sur les chapiteaux de l'église, sur les vitraux ainsi que sur des enluminures dans la salle des manuscrits.
— Et, certaines fois, ta naïveté était telle que je n'ai pas pu m'empêcher d'en sourire. Se pouvait-il que jusqu'à l'âge de seize ans tu n'aies jamais vu une femme, une fille ou une enfant nue, alors que le siècle, dehors, est si impudique et démuni ?
— J'ai dû vous rappeler, mon père, qu'à l'orphelinat les seules femmes que nous voyions étaient des soeurs.
— Oui, c'est vrai que les soeurs, c'est une école bien plus restreinte que nos chapiteaux ou que la bible.
— L'orphelinat n'est pas très différent du couvent. Nous ne sortions presque jamais. Pourtant, une fois, je me souviens, j'avais huit ans. Oui, j'avais bien huit ans, c'était Vendredi Saint, il faisait déjà très chaud, ce printemps-là. Nous allions rejoindre la procession. J'ai vu trois enfants qui jouaient dans une fontaine. Un de ces enfants m'est paru différent des deux autres. C'était une fille. Et c'est son corps qui m'a semblé différent. J'ai d'abord cru que j'avais mal vu, ou peut-être, comme elle était encore très petite, qu'il n'avait pas encore poussé, ou peut-être que les soeurs, pour la punir, le lui avaient coupé, comme elles disaient souvent qu'elles nous le feraient si... Oui, je vous ai déjà raconté tout cela et vous m'avez expliqué.
— Oui, je t'ai tout expliqué. Il y a longtemps déjà.
— Il y a trois ans, vous m'avez expliqué cela il y a trois ans.
— Oui, je t'ai raconté que l'homme était homme et que la femme était femme. Que Dieu l'a décidé ainsi, et que c'est bien ainsi, puisqu'Il l'a voulu. Je t'ai expliqué que l'homme est fait pour s'accoupler avec la femme, et que la femme est faite pour s'accoupler avec l'homme, pour être fécondée par la semence de l'homme et, ensuite, enfanter et enfanter encore pour peupler la terre du peuple de Dieu.
— Oui, je sais, vous m'avez expliqué. Mais aussi que l'on pouvait choisir, et qu'il fallait choisir. Que certains choisissaient. Ceci tout en étant des hommes, et en restant des hommes. Pas comme ces gardiens des palais mauresques à qui l'on coupe les pudibondes pour contraindre leur choix — ce qui est un crime —, ni comme ce saint, dont je ne me souviens plus du nom, qui se les est coupées lui-même pour vaincre la tentation.
— Ce qui, je te l'avais dit, me semble être très discutable. Ce n'est pas à moi de juger, mais Dieu, à l'heure du jugement, nous donnera son avis sur ce cas particulier.
— Oui, vous m'avez dit que l'on pouvait, tout en restant un homme entier, choisir de ne pas prendre femme. Tel notre Seigneur Jésus Christ. Oui, choisir comme Jésus de se consacrer entièrement à notre père céleste. Et, pour Lui, de renoncer à l'appel et au plaisir qu'exerce la femme sur notre sexe. À renoncer, comme nous renonçons au siècle, à user de notre sexe, ceci pour nous consacrer entièrement, et mieux, à Dieu. Vous aviez ajouté : « Et payer cette consécration par ce sacrifice, ce difficile sacrifice. »
— Oui, c'est bien ce que je t'avais dit.
— Et vous aviez ajouté : « Il te faut réfléchir. Tu as seize ans mainteant. » J'avais effectivement seize ans. « Tu peux et tu dois encore attendre avant de prononcer les voeux. Alors réfléchis, réfléchis bien et choisis. Tu sais que si tu le demandes, les portes de notre maison restent ouvertes devant toi. Tu peux partir, et revenir plus tard. Nous t'avons donné un métier, tu sais lire. Si tu veux t'en aller, tu as même droit à un petit pécule. Alors, si tu penses une fois vouloir fonder une famille, va, mon fils, tu fais bien. C'est aussi honorer Dieu. Tu fais bien, tu as ma bénédiction. » C'est ce que vous m'avez dit.
— Oui. C'est toujours comme ça que je parle. Aussi aux autres novices.
— Alors ensuite j'ai réfléchi.
— Oui.
— Oui, longtemps, j'ai réfléchi longtemps. Et ça été difficile. Presque chaque nuit, mon sexe se détendait pour devenir énorme. Il m'appelait, je l'entendais qui m'appelait. Il s'infiltrait dans mes rêves et y glissait des images obscures. Et vous m'enjoigniez de lutter, de ne pas céder à la tentation. Pour décider librement. Ce fut un combat difficile.
— C'est un combat difficile.
— Vous m'aviez mis en garde contre le pécher d'Onân et vous m’avez rappelé que Dieu avait fait périr Onân.
— Oui, je t'ai montré les versets dans la Genèse.
— Ça a été un combat difficile. J'ai hésité. Pour me permettre de mieux faire mon choix, vous m'avez chargé de travaux dans le siècle. Pendant un an, j'ai accompagné le frère portier au marché. Vous m'avez dit que j'y verrais des filles, qu'il ne fallait pas que je les évite, mais au contraire que je les regarde bien. Et je les ai regardées. Et je les ai trouvées belles. Et, certaines fois, j'ai été heureux que la largeur de ma robe puisse masquer ce sexe à qui plus encore elles plaisaient. Vous m'aviez dit d’observer aussi les hommes et le commerce qu’ils entretiennent avec les femmes. Ça aussi je l'ai vu. J'ai vu les garçons de mon âge, des garçons de seize ans qui parlaient avec les filles. J'en ai même remarqué qui ajoutaient certains actes à leur parole. Et d'autres encore qui disparaissent avec ces filles. J'y ai même repéré des femmes qui font métier de cela. Je les ai vues monter dans des maisons, avec des hommes qui avaient d'abord dû délier leur bourse...
— Pour ensuite, délier d'autres bourses.
— Arrêtez, vous me faites rire ! Puis j'ai vu ressortir ces hommes d’abord, puis les femmes. Et celles-ci, je les ai ensuite vues remonter avec d'autres hommes. J'ai même vu un moine — pas un moine de notre congrégation, rassurez-vous, mais un moine tout de même — monter avec l'une d'entre elles. Ça vous fait rire à votre tour ? Moi aussi, ça m'a d’abord fait rire, et le frère portier aussi. Ensuite j'ai eu honte. Pour l’autre moine.
— Mais, après tout ça, tout ce que tu as vu, toutes ces expériences, tu t'es tout de même décidé.
— Oui, pendant les pénitences. Quand je devais rester seul, à genoux, toute la nuit, dans la chapelle. D'abord, j'avais peur...
— Peur ?
— Peur que, malgré l'inconfort et les prières, que malgré ça, mon sexe se refasse entendre, qu'il ait même l'audace de lever sa tête vers celle, penchée sur nous, de notre pauvre Seigneur. Alors, par moments, au lieu de parler à Dieu, je parlais à mon sexe, je lui criais : « Tais-toi ! Dors ! Laisse-moi prier ! » Et j'y suis parvenu. Alors, au matin, avec les premiers rayons du soleil qui, à travers les vitraux, venaient frapper la couronne d'épines dorées du Seigneur, avec aussi la fatigue qui me brisait les reins, venait une grande douceur, et la paix s'installait en moi. Au bout de quelques fois, je me suis mis à attendre ce moment avec une impatience croissante. Il m'apportait plus de plaisir encore que le gonflement de mon sexe. Ce moment me donnait une joie, une joie très grande. Alors, enfin, j'ai compris le sacrifice que l'on me demandait, et ce qu'il allait m'apporter. Je suis venu vous trouver, je vous ai raconté ça, tout ça et je vous ai dit : « Mon père, je veux prononcer les voeux. »
— Alors je t'ai dit : « C'est bien mon fils. » Mais je t'ai prévenu, il faut des années et des années pour que ce petit bâton cesse de nous tourmenter. Et quand enfin il cesse, on ne sait si c'est parce qu'on est devenu plus sage,  ou parce que la bête est morte en nous, tué non par la sainteté, mais par l'âge tout simplement.
— Oui, c'est vrai, je vous ai bien entendu. Et vous aviez raison. Souvent, la nuit, la nuit surtout, mon bâton me tourmente encore et encore. Je me réveille. Mais il est déjà trop tard, mon bâton a déjà craché sa semence, et ma tête est pleine d'images très douces à mes sens mais qui tourmentent mon âme, des images si précises que je n'ose presque pas vous les dire en confession. Oui c'est vrai, vous me l'avez raconté, vous l'avez vous-même vécu, vous me l'avez expliqué. Mais...
— Oui ?
— Cette nuit, c'était différent !
— Qu'est-ce qui s'est donc passé, cette nuit ?
— Cette nuit, c'était autre chose.
— Tu...
— Non ! Je me suis débattu. Pourtant je me suis réveillé, mouillé. Et je me suis débattu encore pour chasser les images trop douces. En général j'ouvre les yeux, et le calme vient. Mais cette nuit, c'était...
— Oui ?
— La lune était pleine. Elle arrivait juste dans la fenêtre et se répandait sur la chaux blanche des murs de ma cellule, c'était comme en plein jour, mais il y avait...
— Il y avait ? Excuse mon impatience, parle tranquillement.
— Je... Je n'étais pas seul.
— Ne me dis pas qu'un autre frère était dans ta cellule !
— Non ! Non, mon père.
— Alors, qui ?
— Une... Une femme, une femme que je n'avais encore jamais vue et qui me souriait. Ses dents brillaient dans la nuit. Et, en me regardant, elle...
— Elle ?
— Je ne la connais pas, je vous le promets ! Je ne l'ai jamais vue ! Pourtant ? Et pourtant oui, je la connais... Non ! Non, je ne l'ai jamais vue, mais son visage, oui, je le connais, c'est celui de...
— Tu sais le tentateur prend toutes sortes de formes. Surtout la nuit quand on dort, quand notre vigilance est en sommeil, quand notre conscience dort, quand nos prières se sont tues, quand on est seul enfin, seul avec nos propres rêves. Les rêves sont quelquefois des messagers du Seigneur mais bien plus souvent des créatures du Démon, je te l'ai déjà dit.
— Vous me l'avez déjà dit.
— Et tu avais compris.
— Oui, j'avais compris... Oui, j'ai compris. Mais... Mais cette nuit, c'était différent. Et cette femme, c'était...
— Tu crois que c'était différent, mais ce n'était pas différent !
— C'était... Peut-être avez vous raison, mon père, je ne sais plus. Maintenant que c'est à nouveau le jour, je ne sais plus, je ne suis plus sûr. Je... Je la voyais. Il me semble que je la voyais aussi bien que je vous vois maintenant. Mais la lumière était bleue. La lune, au lieu d'être jaune comme celle du soleil que je peux voir d'ici, il est encore haut sur l'horizon. Je... J'ai rêvé. J'ai rêvé, mon père ?
— Oui, tu as rêvé. Va maintenant, je te bénis, tu peux aller en paix. Aie confiance, prie et aie confiance, mon fils.
 
***
— Il pleut aujourd'hui. Voilà que les jours de pluie reprennent. Assieds-toi, mon fils. Tu veux encore me parler ? Mon pardon de l'autre jour, c'était...
— Il y a un mois déjà.
— Déjà un mois ? Oui, c’est vrai.
— Moi aussi j'aime bien regarder par votre fenêtre. C'est le seul endroit du couvent d'où l'on peut voir le monde. Mais... Mais je crains qu'aujourd'hui même la campagne alentour me fasse peur.
— Parce qu'aujourd'hui ?
— Elle...
— Elle est revenue ?
— Cette nuit.
— Tu as encore rêvé !
— Non, mon père, je n'ai pas rêvé. Je... Je l'ai vue. Et dès que je l'ai vue, je me suis assis contre le mur et blotti sur moi-même, dans le coin, dans l’ombre à l'abri de la lune. Il y a de nouveau la lune.
— Oui, c'est la pleine lune.
— Elle était assise sur mon tabouret. La lune l'éclairait en plein visage, lui transmettant sa pâleur... Elle était... Elle était belle, j'avais peur... Dès que je me suis accroupi, elle s'est levée et s'est assise sur mon lit. Oui, assise sur mon lit ! J'ai voulu crier !
— Oui ?
— Mais elle a posé son doigt sur ses lèvres, elle avait une petite cicatrice sur la main, c'est...
— Arrête ! Elle aurait posé son doigt sur ses lèvres. Et puis ?
— Moi, je m'agrippais à ma paillasse. Elle devait bien remarquer mon sexe raide sous ma robe. Elle a regardé juste là et elle a souri. Un sourire très doux, très bon, très...
— Et ?
— Elle a avancé ses mains. Elle a soulevé ma robe. Je voulais me défendre mais... Mais je ne réussissais pas à bouger. Mon père, je n'ose pas continuer. Ce qui est arrivé ensuite est...
— Continue !
— Elle... Elle a pris mon sexe entre ses doigts et elle l'a caressé, très doucement, jusqu'à ce qu'il crache sa semence ! Ensuite elle l'a essuyé avec sa manche... Après elle s'est levée. Elle m'a encore souri, le même sourire, et elle a disparu.
— Par la porte ?
— Je... je crois. Il me semble.
— Tu vois...
— Mon père, je sais qui c'est, je l'ai reconnue !
— Tu as rêvé, tu entends !
— Mais, mon père, c'est...
— Tais-toi ! Et va ! Je vais te mettre en pénitence. Mais va, il faut que je réfléchisse ! Je te ferai transmettre quelle pénitence j'ai trouvé qui puisse t'aider. Va dans ta cellule et prie !
— Aujourd’hui vous êtes resté tout le temps à la fenêtre, mon père, tourné vers l'extérieur ! Vous ne voulez plus me regarder. Je vous fais honte ! J'ai honte.
— Non, vois, je te regarde et ton regard ne me fait pas peur ! Tu as rêvé, tu es encore si jeune. Tes rêves ne sont pas nouveaux. D'autres aussi les ont faits, ici, dans cette maison. Mais va maintenant. Je ne veux pas t'absoudre tout de suite, tu ne croirais pas assez en cette absolution. Mais tu l'auras. Laisse-moi maintenant.
 
***
— Je t'ai fait venir ce matin. Je veux savoir comment tu vas. Tu as fait, tous les jours, les pénitences que je t'avais fixées ?
— Oui, mon père.
— Tu avais rêvé !
— Mais...
— Tu as rêvé !
— J'ai rêvé.
— Vas, tu es pardonné.
 
***
— Mon père ?
— Ah, c'est encore toi ! Que me veux-tu encore ?
— Il fait jour...
— Oui !
— Il fait beau, le soleil brille. Bientôt il passera de ce côté du couvent, il entrera même dans cette pièce. Mais cette nuit, ça sera la nuit, il n'y aura plus de soleil, il y aura la lune, la pleine lune. De nouveau. Et elle... Elle va revenir.
— Répète avec moi : j'ai rêvé !
— J'ai rêvé...
— Et Dieu m'a pardonné !
— Et Dieu m'a pardonné...
— Va !
— Mais...
— Va ! Prie, et Dieu sera à tes côtés.
— Ce n'est pas Dieu qui sera à côté de moi cette nuit !
— Tais-toi ! Ne blasphème pas, fils ! 
 
***
— Mon père, je vous avais prévenu, mais vous m'avez abandonné ! Elle est revenue ! Laissez-moi, laissez-moi parler, je dois parler, je dois tout vous dire ! J'ai péché, cette fois j'ai péché, terriblement péché ! Oui, nous avons péché, moi, et elle… Pourtant elle, c'est...
— Assieds-toi là et dis-moi !
— Elle est revenue, elle est revenue comme l'autre fois. Elle a attendu que je me réveille et, quand elle a vu que j'étais réveillé, elle s'est levée dans la lumière de la lune et elle a fait glisser sa robe blanche le long de son corps et, ensuite, elle était toute nue dans l’éclat de la lune. Son corps était blanc comme du lait dans cette lumière laiteuse et douce, douce comme sa peau, douce...
— Continue !
— C'est une femme, vraiment une femme. J'ai vu ses seins. Elle n'a pas, comme nous, ce bâton qui nous tourmente. Pourtant... Elle était exactement comme Eve sur les enluminures. Je ne voulais plus crier. Elle a fait, lentement, un tour sur elle-même, pour que je puisse bien la voir. Oui, c'était pour bien se monter ! Pourtant c'est... J'ai vu ses fesses, douces, ses hanches, des formes tellement plus rondes que les miennes. Alors... Alors je me suis levé, je me suis mis debout. Et moi, aussi, moi aussi, j'ai laissé tomber ma robe, j'étais nu, je n'avais pas honte. Maintenant j'ai honte, mais là, je n'avais pas honte ! Je voulais, je la voulais ! Je me suis approché d'elle. Malgré sa pâleur, malgré que ce soit...
— Tais-toi !
— Malgré sa pâleur, elle était chaude, très chaude. Je l'ai serrée dans mes bras. Elle m'a conduit sur ma paillasse et quand j'ai été couché sur le dos, elle est montée sur moi et s'est assise sur mon sexe. Chaude, elle était douce et chaude, aussi du dedans ! Maintenant j'ai honte, pourtant quand je vous raconte, c'était si... Elle a pris mes mains et les a posées sur ses seins et je les ai caressés. J'étais fou, c'était bon, elle ne disait rien mais ses lèvres étaient entrouvertes, elle ne gémissait pas mais on l'aurait dit. Cela aurait été un gémissement très doux. Sa respiration. J'entendais sa respiration, les rêves ne respirent pas ! Sa respiration devenait aussi courte que la mienne. Et quand mon plaisir est venu, il m'a semblé que je le lui transmettais, oui, mon plaisir, quand ma semence est montée en elle !
— Mon fils, arrête ! Ton âme est impure, maintenant. Elle est trop chargée de folie, trop chargée de tourment. Peut-être bien est-ce de ma faute, je t'ai laissé t'enfermer ici quand tu n'avais encore que si peu connu le siècle dehors. Mon fils, je t'aime ! Mais tes tourments sont terribles, je ne sais plus où ils te mèneront. Les voies que Dieu choisit pour nous mettre à l'épreuve sont quelquefois si terribles qu'on ne sait plus vraiment discerner si ce sont ses voies à lui, ou… Ou celle de l'autre...
— Vous vous signez, mon père !
— Dorénavant, tant que tu ne seras pas délivré de ces tourments, je ne veux plus que tu assistes aux offices. Tu passeras tes journées à prier dans la chapelle. Sinon tu resteras dans ta cellule. Quand tu auras vaincu ces tourments qui te tourmentent, tu viendras me trouver, ici. En attendant, je prierai pour toi tous les jours, et tu vaincras.
— Oui, mon père, priez pour moi. Et demandez aussi à mes frères de prier pour moi.
— Ils prieront.
— Je voudrais vous demander une faveur...
— Oui ?
— Les jours de pleine lune, faites garder ma porte. Comme ça, au moins, je saurai, moi aussi, que j’ai rêvé.
— Les jours de pleine lune, je ferai garder ta porte.
 
***
— Tu viens me trouver, pourtant tu n'as pas vaincu, tu n'as rien vaincu du tout, même après trois mois de pénitence ! Rien qu'à te dévisager, on le comprend tout de suite. Et je peux voir sur ton corps les marques de nouveaux ravages. Tu me fais peur, j'ai envie de me signer. Tu ne m'obéis pas, tu ne veux pas te soumettre, et tu continues à te vautrer dans tes tourments, dans tes rêves ! Je sais que tu rêves, tu entends !
— Et pourtant vous vous signez.
— J'ai fait monter la garde devant ta porte. Personne n'est jamais venu te trouver. Personne, tu entends !
— Mon père, cette nuit, quand elle était nue à nouveau, elle s'est approchée de la fenêtre, à genoux sur mon lit, en plein dans la lumière de la lune. Elle m'a pris la main et m'a fait caresser son ventre. Mon père... Son ventre !... Je hurle. Son ventre s'est arrondi, son ventre a grossi. Elle le porte maintenant devant elle ! Mon père !... Elle porte dans ce ventre, qu'elle porte devant elle, le fruit, l’objet de ma semence !
— Mon fils, retourne dans ta cellule et n'en sors plus. Prie ! Prie pour le salut de ton âme !
 
***
— Ici, c'est le pays de la nuit. Plus de lumière du jour, plus de lune non plus ! Mon fils, je frissonne de te voir dans ce caveau humide, je n'aime pas cet endroit sinistre. Mais c'est ta place maintenant. Tu es dans les mains de la justice de Dieu. Oui, maintenant, je sais qu'une créature vient te trouver. Je connais même son nom. Maintenant il faut que, toi aussi, tu reconnaisses ce nom.
— Mon père, je suis au moins content que vous me croyiez enfin. Vous me croyez. Et si vous me croyez, c'est peut-être que, vous aussi, vous l'avez vue. Peut-être quand elle partait par le couloir. Alors, vous aussi vous l'avez reconnue, vous savez son nom, vous avez peut-être aussi aperçu les deux petites cicatrices qu'elle a au milieu de chaque main ?
— Tais-toi ! Ne m'appelle plus Mon père ! Personne ! Je n'ai vu personne, même si j'ai veillé moi-même à ta porte. Par contre, quand je suis entré dans ta cellule, il n'y avait personne d'autre que toi, et ta fenêtre est bien trop petite pour laisser passer une femme ! Seule une créature...
— Je vois, vous me croyez maintenant !
— Sur le sol de ta cellule, j'ai ramassé une robe, une robe que la créature a abandonnée.
— Cette robe, c'est sa robe, vous l'avez reconnue !
— Non, ce n'est que le Diable ! Le Diable peut prendre toutes les formes. Il choisit celle avec laquelle il sait pouvoir le mieux prendre possession de ses victimes. Tu es maintenant lié au Diable. Tu es maintenant tout seul. Reconnais cette allégeance ! Tu ne peux plus prier. Tant que tu ne l'auras pas reconnue, Dieu ne peut, Dieu ne veut plus rien pour toi. La seule chose qui te reste à faire, c'est de le reconnaître. Et si tu veux t'éviter bien des souffrances, si tu veux éviter de voir ton corps être détruit, reconnais le spontanément, aujourd'hui.
— Cette femme, c'est pourtant...
— Aujourd'hui ! Demain je ne pourrais plus t'aider !
 
***
— Mon père, vous êtes là. Je vous entends. J'ai repris connaissance. Je vous entends, derrière moi, en bas de la planche à laquelle je suis suspendu. Chaque fois que je retrouve ma connaissance, même peut-être quand je suis évanoui, mon sexe est dur, dur. Là est ma vraie torture. L'autre, à côté, n'est rien. Les poids qui sont attachés à mes pieds ne sont rien à côté de ce sexe qui me torture... Et qui jamais ne me laissera en paix. Elle ne peut pas venir ici, descendre dans ce cachot, et je ne pense qu'à elle, qu'à elle ! Vous m'entendez, mon père ? Qu'à elle. Mais avec mes mains enchaînées je ne peux pas me soulager. J'ai mal, je souffre ! Mon père, je vous en prie, je vous en supplie, venez, aidez-moi, venez faire cette caresse qu'elle m'a faite !
— Tais-toi !
— Non ! Venez, faites-le, je ne verrai qu'elle ! Je ne vois plus Dieu, je ne vois plus le Diable, je ne vois plus le bourreau, plus l'inquisiteur, je ne vous verrai pas, je ne vois plus qu'elle, et j'ai mal !
— Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi !
— Mon père...
— Tais-toi ! Je vois qu'on ne peut désormais plus rien obtenir de toi, que tu n'avoueras jamais le démon qui t'aveugle et obstrue ton esprit et qui te rend insensible, même à la question. Tu n'es plus qu'un sexe ! Tu n'es plus qu'un sexe habité par le Diable !
— Comme vous criez.
— Non, voilà, je ne crie plus. Il ne sert plus à rien de crier pour toi, tu es perdu, et je te perds aussi. Je vais dire au bourreau d'arrêter la torture, je vais inviter les juges à rendre leur sentence. Et leur sentence, tu la connais. Les flammes sauront, elles — car elles purifient toute chose — te purifier. Et moi... Oui, tu entends ma voix, comme elle s'est brisée. Je me sens vieux tout à coup, très vieux. Tu étais mon fils, nous avons perdu. Je continuerai à prier, comme j'ai prié pour toi tous les jours depuis que tu es là. Mais maintenant je ne prierai que pour le salut de ton âme, puisque nous ne pouvons plus rien pour ton corps. Adieu !
 
***
— Au lieu d'être comme à l'habitude, dirigé vers ta très sainte face, Seigneur, tu me vois assis sur le prie-dieu et te tournant le dos. C'est, Seigneur, que je n'ose plus prier. Depuis hier. Je n'ose plus prier, Mon Dieu. Mais laisse-moi au moins te parler. Je n'ai personne d'autre auprès de qui soulager ma conscience, cette conscience qui depuis hier est si troublée, si troublée que je crains qu'elle ne s'embrase. Je suis le père supérieur de notre couvent et jamais je n'oserai dire à qui que ce soit les images qui depuis deux jours m'assaillent. Alors laisse-moi te parler.
Il y a un an, un an et demi maintenant, a eu lieu l'exécution de frère Jean. Je n'ai pas voulu l'assister dans ses derniers moments, ce n'était pas ma place, et je ne suis pas sûr que j'en aurais eu la force. Mais j'étais présent à son supplice, avec l'évêque et les juges. C'était encore un soir de lune. Maudite lune ! Est-elle aussi fille du Diable ? Le bûcher qui avait été dressé devant la cathédrale n’accueillait ce jour-là qu'un seul supplicié, frère Jean. Frère Jean avait toujours le même regard, aucune miséricorde pour lui-même, aucun repentir, et je pouvais presque distinguer, sous sa robe, la saillie de son sexe dressé. Je n'ai pu m'empêcher de le maudire tout bas, malédiction qui se perdait dans les huées de la foule. J'étais alors certain qu'il était entièrement possédé par le Diable. Et il l'était, n'est-ce pas, Seigneur ? Et s'il l'était, alors je... Quand le feu a embrasé la robe de frère Jean, il m'a encore semblé voir son sexe dressé, toujours dressé. Peut-être au-delà de la mort, peut-être dressé en enfer. Jean râlait. Son râle, couvert par le feu, me semblait lui aussi obscène. Mais tout a été très vite et s’est terminé par un rougeoiement intense qui a illuminé un moment encore les faces égarées de la foule.
Juste devant la tribune, il y avait une femme, assistant elle aussi au supplice. Elle portait une robe blanche à l'ancienne, avec une capuche sur la tête. À un moment, elle s'est retournée, comme si elle me regardait, moi-même, en particulier. Cette femme était enceinte, et très proche du terme. Je n'ai aperçu son visage qu'un furtif instant, et encore dans l'ombre du feu. Ce visage paisible, j'ai eu le sentiment fugace de l'avoir vu quelque part, une impression familière, on aurait dit… Pardonne-moi Seigneur, je ne veux pas blasphémer ! On aurait déjà dit le visage d'une sainte. Ce visage, j’ai réussi à l’oublier rapidement. Jusqu'à avant-hier. Avant-hier, en sortant de chez l'évêque… C'était la fin de la journée, le soleil couchant plongeait encore dans l'axe même de la rue. En face de moi, nous allions nous croiser, venait une femme tenant un enfant par la main. Malgré la robe blanche, malgré la même capuche, je ne l'avais pas encore associée à la femme entrevue la nuit du supplice. Mais arrivée à ma hauteur, nos regards se sont croisés. Elle souriait, encore sans me voir, et, là, je l'ai reconnue... Enfin, je veux dire que, d’abord, je n'ai reconnu que la femme qui avait assisté au supplice de frère Jean. L'enfant... L'enfant qu'elle tenait par la main était un tout jeune garçon dont c'était les premiers pas. Il avait glissé sa main minuscule dans celle de cette femme et, au moment précis où nous nous croisions... Seigneur, aide-moi, j'ai peur, mais je veux continuer, Seigneur ! Au moment précis où nous nous sommes croisés, mes yeux ont suivi la courbe de ses épaules, la courbe de son bras et ils se sont posés sur ces deux mains qui se tenaient, sur cette main de femme qui tenait cette main d'enfant. Et alors j'ai vu. Et j'ai... Et j'ai... Et j'ai reconnu la main de cette femme. Elle avait une petite cicatrice rouge, sur le dos de la main, en son centre, et probablement aussi à l'intérieur de la paume. La cicatrice d'un trou que lui aurait laissé comme un objet perçant... comme celles qu'ont laissées, oui Seigneur, les clous dans les mains de ton fils. C'est alors que sont revenues certaines paroles de frère Jean, et que j'ai reconnu la femme, et que j'ai su qui était l'enfant.
Pourtant à ce moment, je pouvais encore croire que cette femme n'était que la femme de Jean, celle pourquoi on avait brûlé mon fils.  Mon esprit n'était que troublé, je pouvais m’imaginer avoir moi aussi croisé le Diable, sans pour autant que nos routes s'unissent... Je savais encore la force de ma foi.
Seigneur, il faut que je continue ! Hier, comme chaque jour, j'ai servi la messe. J'étais dans notre église, tourné vers les frères et je leur parlais, avec peut-être encore plus de fougue que d'ordinaire, de toi, Mon Dieu. Et mes yeux, que je voulais élever vers ta lumière, mes yeux sont tombés sur la fresque qui orne le pilier central de notre église, cette fresque que je vois chaque jour, chaque jour depuis tant et tant d'années maintenant. Notre sainte, avec ses bras légèrement écartés, ses mains ouvertes vers le ciel et… Et les stigmates de ton saint-esprit, qui descendent sur ses paumes. Mes yeux se sont arrêtés sur son visage, nos regards se sont comme croisés, à nouveau croisés. Elle semblait sourire, encore sans me voir, mais là, je l'ai reconnue, vraiment reconnue. Elle n'était plus seulement la femme de Jean, elle était aussi, et depuis plus de cent ans, notre Sainte, la sainte de notre église.
Oui, Seigneur, ma voix n'est plus qu'un murmure car je me rends bien compte que je blasphème, et je ne sais même plus si frère Jean et moi sommes la proie du Diable, ou si… Ou si nous n'avons toujours été que la proie de la sainte ou même… Mon Dieu pardonnez-moi ! Si par ma faute nous avons anéanti une très belle histoire d'amour, une histoire sainte, voulue par vous ? Seigneur, aidez-moi, car je sens que je déraisonne... Seigneur, ayez pitié.

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V:11.12.07 (11.12.07-32.06.1991)