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Olivier Sillig 

Le Goéland
Illustration: Olivier Sillig , 19843 / Technique mixte                                                                           .
O.Sillig, 1984
Si le goéland ne craint pas l'homme, c'est que ce dernier ne le chasse pas, car la chair du goéland est fade. Le goéland, lui, au contraire apprécie la chair humaine. Si la mer rejette un corps et si les goélands sont là, il est rapidement nettoyé. Et ces oiseaux criards ne se soucient jamais de savoir si leur proie est tout à fait morte.
Le bas du pantalon en charpie, le mollet olivâtre et mat, avec juste la patine du soleil le différenciant de la couleur du sable dans lequel le pied s'efface.
Le roulement d'un lent ressac et la dispute des oiseaux de mer.
Le jour du naufrage, la Sainte-Thérèse se traînait lourdement sur une eau grasse et sans ride plombée par le soleil. Crucifiés sur le pont, les hommes d'équipage somnolaient. Mais la torpeur des mers du sud, quand elle s'allie aux affleurements du corail, est plus dangereuse et soudaine que l'ouragan.
Le souffle léger laisse le sable impassible, mais sur ses mollets il agite un duvet décoloré.
Le lent ressac et les oiseaux de mers.
Je n'arrive pas à me concentrer, l'environnement marin est ici trop présent pour que je puisse me transporter à bord de la Sainte-Thérèse. Il fait chaud. Les oreilles sont pleines des cris des oiseaux et du ressac de la mer. Les yeux passent sans cesse par-dessus les pages trop blanches de mon livre. Mon regard se perd dans l'horizon bas et incertain, et le quitte pour tomber sur ses pieds qui eux se perdent dans le sable. Un peu de ce sable, ou un peu de sel, captif, perdu le long de sa colonne, coule vers la naissance de ses fesses, sous la ceinture de son jean. Le sel scintille en plages planches sur ce dos ocre. Avant de s'endormir, rien qu'en bougeant les épaules, elle a creusé deux puits frais pour y loger ses seins. Maintenant elle dort, les bras écartés. La touffe de ses aisselles et les cheveux fous de sa nuque sont agités çà et là par un souffle incertain.
C'est aux environs de trois heures qu'un craquement soudain déchira la coque, tirant tous les marins de leur sommeil pour en plonger beaucoup, déjà, dans la mort.
La mer est bleue. Et, sur sa peau bronzée, la lumière adhère. Les ondes lentes de sa respiration font s'ébouler autour d'elle le sable qui disparaît entre ses seins, dans l'ombre. Elle lève la tête, elle se réveille. Elle s'appuie sur ses coudes. Je vois qu'elle a perçu mon trouble. Nous qui nous étions pourtant, pendant tant d'années, côtoyés dans notre nudité domestique sans que jamais n'effleure la moindre sensualité ! Elle a perçu mon trouble et me regarde, curieuse. Pour une blanche elle a des seins très rares, en forme de cônes, avec de larges tétins posés dessus comme des couvercles, des seins superbes qui pointent sur le sable, tout près de moi. Je suis énervé. Mais, si je serre les jambes, cela en deviendra immédiatement indécent.
J’essaie de réagir :
— Allons nous baigner, l'eau est froide !
J'ai dit « nous », drôle de manière de se calmer !
Je cours dans l'eau. Quand je me retourne, elle a ôté son pantalon et elle avance, nue, et ses seins, à l'approche de l'eau froide, s'affermissent encore ! Alors, en faisant tournoyer mes bras, je me mets à gifler l'eau. Quand nous étions petits, je faisais souvent ainsi quand nous nous baignions ensemble sous la surveillance lointaine des parents, et, moitié pour rire, moitié de terreur réelle, elle hurlait alors. Mais aujourd'hui, elle n’hurle pas, elle avance.
Pour ne pas la heurter, je cesse de frapper l'eau, mais elle avance toujours.
Je proteste :
— Marine !
Elle passe ses bras autour de mon cou, ses seins drus contre mes flancs. L'eau dégouline sur ses cheveux. Nous sommes juste dans le ressac, ses pieds ne touchent plus terre, je sens ses jambes qui frôlent mes hanches, ses cuisses contre mes côtes, ses cuisses qui très lentement basculent. Et, très lentement, sans poids, elle me visse en elle.
Sur son visage, le soleil s'est morcelé en gouttelettes qui s'échappent. Sur ses lèvres le sel commence à apparaître.
La tête légèrement en arrière, ses yeux dans mes yeux, les oiseaux de mer qui crient là-bas, dans le ressac avec lequel nous bougeons, elle murmure :
— Petit frère ?
— Petite soeur ?
Le ressac devient plus fort. Viennent alors les cinq vagues que périodiquement la mer va chercher Dieu sait où. Ca gicle, ça éclabousse, ça s'éparpille en petits diamants, en écume blanche, et, sur cette écume blanche, glissent les goélands.
Entraînant enfin Marine avec moi, je disparais sous l'eau. Elle se débat alors et s'éloigne dans un crawl joyeusement furieux. Je me lance à sa poursuite, nos jeux d'enfants sont retrouvés.
Nous sortons de l'eau tout essoufflés.
— Frérot ! Tu sais, ce n'est peut-être pas la première fois ce qui nous arrive là. Peut-être baisions-nous déjà il y a vingt-cinq ans. Nous baisions déjà dans l'eau, sous l'eau, dans la mère.
Et Marine, ma soeur jumelle, s'en va en courant et riant sur le sable, heureuse.
 
***

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Master: R04_Drapier
V:12.12.07 (12.12.07-32.07.1984)