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Olivier Sillig 

Le Drapier
Illustration: Olivier Sillig: crayons, 1991                      .Crayons, 1991
Au matin de cette journée ordinaire et pluvieuse de septembre sur Clermont-Ferrand, personne n'aurait imaginé que Maître André Durandin, notaire, choisirait ce jour-là pour mourir. Du reste, ce n’était en rien un choix, à moins de voir une volonté funeste et délibérée dans le simple fait de trop manger et d’être subséquemment porté à l'embonpoint.
Maître Durandin mourut donc, ce jour-là, d'une attaque foudroyante, sur le coup des sept heures du soir, alors qu'il buvait l’apéritif dans son cercle d'amis habituels. Le coeur, le coeur avait lâché, d'un seul coup, d'un seul.
Quelques instants après que l'ambulance l’avait évacué, un de ceux qui se trouvaient à sa table avait déclaré :
— Il ne l'a même pas vu venir.
Ce quelqu’un parlait de la mort, et il avait raison, Maître Durandin n'avait rien vu arriver, ou, pour le moins, n’avait rien pressenti ni préparé.
Cette mort soudaine amenait un certain désordre dans un univers jusque là méticuleusement ordonné. Pendant quelques heures, Madame Durandin s’en trouva désemparée — c’est le mot qu'elle aurait utilisé si une bonne âme avait été auprès d'elle dans ces premiers instants de deuil. Mais, au moment où elle apprit la nouvelle, il n'y avait personne, pas d'amies, pas de famille, pas d'enfants — aucune naissance n'avait apporté au couple la petite part d’improvisation liée à l’éducation d’enfants.
Monsieur Durandin avait épousé sa femme parce que, dans ce cercle fermé de la bourgeoisie clermontoise, sa beauté l'avait frappé, et que la beauté honore. Marthe, née Pernet, s'était laissée marier ; dans la bonne société auvergnate, le mariage représentait alors le seul espace de liberté soudaine laissé à une jeune fille. Leur union, jusqu'à cette soirée pluvieuse de septembre où la mort les avait séparés, avait duré vingt-deux ans. Vingt-deux ans pendant lesquels Marthe avait honorablement rempli sa charge d'épouse, dans cette belle maison patricienne dont elle avait su conduire le train. Elle s’était montrée une femme fidèle et accueillante, attentive à répondre aux attentes de son mari, parmi lesquelles un désir, variable et périodique. Elle avait su se prêter avec gentillesse à ses petites caprices sexuels — c'était là le seul domaine imaginatif du notaire, même si ces fantaisies la laissaient, elle, discrètement de glace.
 
Et voilà que, soudain, Marthe se retrouvait veuve. Veuve, à quarante et un ans, veuve et encore belle, très belle même. Belle et veuve. D’abord elle n'y songea même pas, cela lui fut révélé peu à peu, même si elle le découvrit brutalement.
 
Pour les très inattendues funérailles de son mari, Marthe dut se contenter de l'ensemble noir qu'elle portait à tous les enterrements, elle n'avait bien sûr pas eu le temps de s'en faire faire un autre. Celui-ci convenait tout à fait. Mais dorénavant, pour toute une année au moins, la bienséance voulait qu’elle porte le noir, le noir du veuvage, Madame Veuve Durandin.
Elle fut prise d’un léger vertige :
— Marthe Durandin, Veuve. En noir...
 
Sous les dehors d’un modeste artisan, Monsieur Berlot, son tailleur, le tailleur des dames de Clermont, était déjà un vrai artiste, mais modeste, limitant son art avant tout au service exclusif de ces dames. Il savait les mettre en valeur, sans les pousser trop sur le devant, sans souligner leurs formes plus que ce dont elles avaient besoin ou envie, en tenant compte, tout autant que de la stature, du cadre provincial, de l'âge et du statut. Madame Durandin, Veuve Durandin, avait toute confiance en lui.
Donc, au lendemain de l'enterrement — il avait plu sur la fosse boueuse du cimetière comme il pleuvait déjà le jour du décès de Monsieur Durandin — elle se rendit dans l'échoppe de Monsieur Berlot, toute prête à lui commander une garde-robe complète, entièrement noire.
En poussant la porte, elle fut surprise par un sourire, peut-être gourmand, qui effleurait ses lèvres pleines, et par la petite palpitation qu’elle ressentit au coeur de sa poitrine, une pointe de plaisir, quelque chose de léger et de neuf :
— Je suis veuve...
Elle effaça ce sourire, qui la troublait sans la gêner vraiment, et entra résolument — toutes les femmes de son monde ont appris dès leur adolescence à toujours agir résolument, surtout avec les commerçants. Serviteurs !
Bien conseillée par l’artisan, elle trouva rapidement les modèles de base qui allaient lui convenir, robes, plusieurs robes, ensembles, plusieurs ensembles, manteaux, tenues d'intérieur, tenues de soirées, noirs.
— Et les chemises de nuit ? Aussi en noir ? interrogea-t-elle timidement.
Puis il lui fallut opérer des choix. Monsieur Berlot disposait d’un stock assez riche et varié, métrages de popelines, taffetas, tulles et voiles, tweeds ou alpagas. Mais, d’expérience — du moins jusqu'à aujourd'hui — le tailleur savait que, dans les jours qui suivaient le deuil, ses clientes avaient un éventail de goûts limité, ou qu'elles se contraignaient à rétrécir. Dans les noirs, il avait restreint son offre au spectre de leurs attentes. Certes les tissus qu'il offrait étaient noirs, mais presque gris, sans l’éclat que peut avoir un noir, cet éclat auquel, sans le savoir, Madame Veuve Durandin aspirait quand elle passait ses doigts sur ces étoffes tristes qui paraissaient soudain aussi revêches au toucher qu'à l'aspect.
Monsieur Berlot perçut sa réserve mais il la mit sur le compte du deuil :
— Monsieur Borel, l'instituteur, m'a dit le vide qu'allait créer la disparition de votre mari au sein du conseil de paroisse. Une perte pour toute la ville...
Madame Veuve Durandin ne l'écoutait pas.
Cherchant à identifier en elle cette tristesse réelle, elle s'interrogeait :
— Serait-ce la perte d'André ? se demandait-elle, étonnée.
Mais, en s’arrêtant sur ses doigts immobile sur le tissu grisâtre, elle comprit — un peu de rouge lui monta aux joues —, que sa tristesse venait en fait de la tristesse des tissus.
Monsieur Berlot, en homme fin, avait aussi saisi quelque chose :
— Si vous voulez...
Mais il s'interrompit, il savait qu'il ne fallait rien brusquer.
— Je...
Madame Durandin se sentait un peu honteuse de sa gêne, de ses hésitations, elle avait chaud maintenant.
Se ressaisissant, elle annonça :
— Je vais réfléchir un peu, je n'arrive pas à me décider.
Non merci, elle ne voulait même pas d'échantillon.
En plongeant pudiquement le bout de son nez dans un mouchoir de soie blanche, elle les tira tous deux d'embarras.
Le tailleur vit qu’elle désirait sortir et lui ouvrit la porte.
Pour qu'elle parte à l'aise, il ajouta une parole de circonstance :
— Toutes mes condoléances, Madame.
Avec le sentiment de ne pas avoir pas trouvé les mots justes. Il s’agissait d’une situation nouvelle qu'il n'avait pas encore répertoriée. Comme commerçant, mais comme artiste surtout, il s'en blâma. Il y repensa pendant la soupe de midi.
Plus pour lui que pour sa femme, et sans ajouter d’explications, il dit :
— Madame Durandin, la veuve d’André Durandin, est venue ce matin. Je me demande si je n'ai pas perdu une cliente.
 
Pourtant, de bonne heure le lendemain, Madame Durandin l'appelait au téléphone :
— Monsieur Berlot ? C'est Madame Durandin, Madame Veuve Durandin. Elle avait appuyé un peu fort sur le mot "veuve", elle n'était pas encore très habituée : C'est à propos des modèles que nous avons choisis. Ils sont très bien, vraiment très bien. Et je suis convaincue que vous saurez tout à fait les interpréter pour moi. Le style de votre coupe correspond parfaitement à ma silhouette...
Elle eut un petit rire qu'elle modula pour qu’à l’autre bout du fil Monsieur Berlot puisse le confondre avec d’autres émotions.
Elle laissa passer un silence, puis déclara :
— Je me réjouis de les porter...
Pour Berlot, il était évident qu'il ne fallait interrompre son interlocutrice.
— Mais, mais les étoffes... Madame Veuve Durandin se jeta à l’eau : Voilà ! Elles ne m'ont pas totalement convaincue. Je sais, le noir c'est le noir, il n'y en a pas trente-six. Et heureusement, on n'investit pas souvent dans le noir ! Mais mon pauvre mari m'aimait élégante. Pour honorer sa mémoire, en son honneur, bien que veuve, je veux rester élégante... S'il me voit de là-haut…
Elle frissonna, soudain effrayée.
Berlot lui vient en aide :
— Mais bien sûr, Madame, vous avez parfaitement raison et je vous en sais personnellement gré. Le tailleur prit même les devants : Si vous voulez...
— Oui ! Modulant ses intonations, Marthe rectifia un peu lourdement : Je voulais dire, oui ?
— Je connais à Paris d'excellents drapiers. Si vous le désirez, je peux leur demander de me faire parvenir tout un choix.
— Cela risque de prendre un certain temps, n'est-ce pas ?
Si l’idée de monte à Paris avait mûri peu à peu en arrière plan, elle se révélait là, explosant à la surface de sa conscience :
— Peut-être ?...
— Oui ?
— Je pourrais… Je pourrais... Vous pourriez me transmettre une ou deux adresses et je ferai un saut là-bas. J'ai le temps, maintenant.
La veuve s'étonna de son maintenant, il était un peu lourd et de trop.
 
Deux jours plus tard, elle grimpait dans le direct pour Paris.
Auparavant, Monsieur Berlot qui lui avait fourni une liste d'adresses.
— Je vais leur téléphoner pour annoncer votre probable passage.
— Mais est-ce bien nécessaire ?
— Nécessaire ? Non. Mais ça n'en sera que plus agréable pour vous, tout en vous laissant toute liberté. Cela ne vous lie en rien.
 
Aux yeux de son entourage, Madame Veuve Durandin montait à Paris pour affaires, sans doute afin de régler quelques points de succession. Ce qui, se disait Marthe, était en quelque sorte vrai. La grande maison vide restait sous la garde du couple de domestiques.
Pour la première fois depuis vingt-deux ans, en fait pour la première fois de sa vie — à l’exception d'un séjour en Normandie chez la nourrice de son père à l'âge de six ou sept ans— Marthe partait seule. Et elle partait pour Paris. En s’installant dans son wagon de première, elle avait la tête qui tournait, comme prise d'une légère ivresse au champagne. Paris !
 
Il y a des gens qui naissent beaux. Il y en a qui le deviennent, peu à peu, à force de le vouloir, à force de s'en occuper, ou alors parce que quelque chose brûle en eux qui finit par irradier au-dehors. Il y a aussi tous ceux qui sont beaux mais qui l'ignorent. Parmi ceux-ci, il y a ceux qui tout simplement ne s'en soucient pas. Et ceux qui tout bonnement ne veulent pas le croire. Jean Farsel appartenait à cette dernière catégorie. Il était beau depuis toujours, mais il ne l'avait jamais su, et ne l'aurait sans doute pas cru s'il avait laissé l'occasion à quelqu'un de le lui faire savoir. Les rares fois où on le lui avait murmuré, il avait pensé à une moquerie, convaincu d’entendre les mots obligés que toute femme, pensait-il, se doit de susurrer quand elle se trouve avec un homme dans une très grande intimité. Encore plus facilement dans les rencontres de passage. Persuadé qu'il ne trouverait jamais d'épouse, il avait tiré un trait, qu'il pensait définitif, sur la question. Quand le besoin se faisait trop pressant, il allait trouver l'une ou l'autre régulière qui tapinait à trois rues de son échoppe — à Paris les frontières entre arrondissements sont si imbriquées que les rues chaudes peuvent très bien côtoyer celle des drapiers fins.
Farsel avait hérité de la boutique de drapier que tenait son père. Il l'avait reprise sans se poser de questions, et sans manifester aucune autre aspiration. Il faut dire que la vie à cette époque n'était pas aussi facile qu'aujourd'hui ; chacun bénissait le ciel si la providence ou le patrimoine lui offrait un gagne-pain régulier.
Sans être négligé, Jean Farsel n'avait jamais porté la moindre attention à sa tenue, ce qui rendait celle-ci encore plus insignifiante, il s’imaginait disparaître en elle. Et le succès de son commerce, il l’avait toujours mis sur la qualité de ses draps. Peut-être avait-il raison sur ce point, les femmes ne vont-elles pas avant tout chez le drapier pour le drap, pour y trouver les tissus, popelines, taffetas, tulles et voiles, tweeds, alpagas ou cretonnes dont elles ont besoin, ou dont elles ont longtemps rêvé ?
 
La boutique de Jean Farsel était la première adresse sur la liste de Marthe Durandin. Méthodique, elle s'y rendit en premier. Elle y arriva à la réouverture de l'après-midi, un après-midi lumineux de l'automne parisien. Farsel était en train de ranger la manivelle des stores derrière son comptoir. La porte était toujours un peu difficile à ouvrir — Farsel aurait dû y remédier depuis longtemps. Sans y voir un signe, Marthe fut surprise de sa résistance.
Comme chez beaucoup de drapier, il régnait chez Farsel une odeur un peu vieillotte et poussiéreuse, en même temps agréable et désagréable. Afin de permettre le déploiement des tissus, un long banc de bois patiné partageait l’espace, il était précédé d’une chaise cannelée qui attendait les clientes.
Avant de se présenter, Marthe s'y assit et retira tranquillement ses gants de peau claire :
— Je suis Madame Veuve Durandin, de Clermont, Clermont-Ferrand. Monsieur Berlot a dû vous téléphoner.
— Oui, Madame.
Farsel attendait.
— Je suis veuve.
— Oui, madame.
— Je ne sais pas comme sont les usages, ici, à Paris. Les choses semblent y évoluer si vite... Elle promena un regard d'enfant toujours étonné sur la rue : Mais à Clermont, dans mon milieu, on porte le deuil au moins une année. Je porterai donc le deuil, une année...
Remarquèrent-ils que Marthe termina sa phrase en passant une pointe de langue humide sur ses lèvres pleines ?
— Monsieur Berlot, mon tailleur, est un excellent tailleur. Il a en outre un très joli choix. Elle lance un regard distrait sur les étalages : Certainement aussi des choses de chez vous, mais il semble... Elle se fit plus personnelle : Il me semble que mes consoeurs...
Ce mot, consoeurs, ses consoeurs, les veuves, provoqua chez elle un tout petit rire.
Elle sourit à Farsel mais sans le voir :
— Les autres veuves ne pensent pas comme moi. Moi, je veux faire honneur à mon mari. Pour lui, je dois continuer à être élégante. À être comme il m'aimait de son vivant. N'est-ce pas, Monsieur ?... Marthe jeta un regard rapide à la liste d'adresses qu'elle tenait toujours en main : Monsieur Farsel ?
— Oui, Madame.
Décidément, ce drapier s'annonçait bien fade. Marthe, qui s'attendait déjà à mesurer les tissus à l'aune du personnage, hésitait à se lever et à partir, dépitée. Elle posa sur lui un regard réprobateur — mais par-là plus appuyé. La moustache, la finesse du nez, l'éclat des yeux noirs — la mère de Farsel était d’origine arménienne — eut raison des reproches de Marthe qui soudain voulut tout de même voir ce que le commerçant avait à proposer.
Elle dit :
— Voilà !
Ce qui voulait dire : Voyons !
Farsel descendit un premier rouleau d’étoffe sur lequel Marthe passa immédiatement sa main nue. Le tissu était noir. Noir, et déjà il était beau. Il était noir, noir, non pas gris, noir. Du même noir que les yeux noirs de Monsieur Farsel — l’analogie effleura Marthe à la limite de sa conscience. Ils étaient doux et soyeux. Tous les deux, le regard et le tissu. Soyeux au regard. Marthe passa, et repassa la paume et le dos de la main sur l'endroit et l'envers de l’étoffe.
Déjà Farsel avait descendu un autre métrage, dont le noir, si dense, semblait éteindre le noir précédent. Ce deuxième rouleau, parce que posé sur le premier, se trouvait à une hauteur suffisante pour que Marthe puisse, en se baissant légèrement, incidemment y poser sa joue. En fermant les yeux, pour elle-même, à la manière des goûteurs de cru, elle le qualifia d'un noir de pêche. A-t-on pourtant jamais vu de pêches noires ? Mais a-t-on jamais vu des pêches si douces que cette étoffe ?
En se relevant, elle suivie le trajet d’une mèche de ses cheveux sur le satiné noir. Jamais ses cheveux n'avaient eu un tel éclat.
— Pourquoi les veuves sont-elles toujours blondes ?
— Pardon ?
Marthe comprit qu’elle avait parlé à voix haute.
Faisant fi de sa gêne, cédant à la demande de Farsel, elle répéta :
— Pourquoi les veuves sont-elles toujours blondes ?
Empruntée, Farsel se contenta d’un maladroit :
— Oui, Madame.
Malgré sa réserve, Farsel n'était pas du tout insensible à la beauté des femmes. Il avait remarqué les cheveux, leur blondeur, et la perfection que donnait effectivement le noir du tissu à cette blondeur-là.
Avec plus de conviction, il répéta :
— Oui Madame.
Et Marthe ajouta, affirmative :
— N'est-ce pas !
Elle sentait que quelque chose était sur le point de glisser en elle. Elle n’y opposa pas de y résistance. C'était comme ça, cela glisserait, c'était bon.
Farsel attendait et observait, prêt à se contenter de suivre des événements qu'il n’était capable d'anticiper.
Et rien dans ce qui allait se passer, rien dans ce qui se passait déjà, n'avait été préconçu — préconçu dans le sens de concevoir à l'avance le concevable. Un glissement progressif, juste un glissement progressif. Madame Veuve Durandin, à Paris, à Paris pour emplettes, à Paris simplement.
Le rouleau de tissu bascula derrière le comptoir. Marthe l'avait laissé tomber. Plutôt fait tomber. Délibérément, mais sans projet connu. Elle l'avait déséquilibré en tirant brusquement sur l'extrémité de la toile qu'elle tenait dans ses mains. Farsel esquiva, dans un joli mouvement de reins, à la manière d'un toréador. Et Marthe, instantanément, comme dans un pas de flamenco, se roula dans l’extrémité de soie satinée qu’elle avait libérée.
Avec insolence, elle interrogea :
— Monsieur Berlot, comment me va votre création ?
Et elle tourna encore su elle-même, entraînant le tissu avec elle. Elle éclata d’un rire clair et content.
— Vous êtes... dit Farsel.
— Belle ! Belle, grâce à vous !
Troublé, Farsel se baissa enfin pour ramasser le rouleau, puis il le tint en hauteur entre ses bras écartés.
— Monsieur, votre petite barbe disparaît dans le tissu qui, lui, se reflète dans vos yeux ! Ah, cette étoffe !
Il y avait bien de la gourmandise dans cette voix.
Puis, tout à coup, comme si elle se rappelait soudain pourquoi elle était là :
— Montrez-moi autre chose !
— Pardon, Madame ?
— Autre chose, d'autres étoffes, mon ami !
Elle n’avait pas tout à fait dit mon ami, mon ami au sens qu’il a habituellement dans son milieu, celui de mon brave, mon serviteur. Quelque chose était venu se glisser entre ses lèvres, elle avait dit mon ami comme mon tendre ami, comme on aurait dit mon amant, comme on aurait peut-être dit mon amour. Farsel l'avait-il entendu ?
Se contentant d’obtempérer à l’injonction, il se tourna vers les étalages et descendit d'autres étoffes, dont une de robe du soir, parsemée de petits brillants anthracite. Aussitôt Marthe la jeta à terre et tira en hauteur vers elle. Le rouleau bondissait en scintillant de tous côtés.
Marthe, toujours enroulée dans la première étoffe, s'enroula derechef dans celle-ci :
— Attendez !
En dansant de nouveau sur elle-même, mais dans l'autre sens, elle se dégagea :
— C'est pour une robe du soir, n'est-ce pas ?
Farsel, immobile, presque figé, murmura :
— Oui.
Marthe, dépouillée de ses mètres de tissus, dégrafa son tailleur qu'elle fit d'abord descendre au niveau des épaules puis, après un instant d’hésitation, qu’elle lança sur le parquet de bois. Elle reprit le satin diamanté et, lentement, se roula en lui, laissant maintenant ses épaules nues et ses cheveux sur l'étoffe.
— Monsieur Farsel ! Elle criait presque, puis très douce, presque suppliante : S'il vous plaît, aidez-moi !
— Oui Madame !
Mais Farsel restait immobile.
— Aidez-moi, Monsieur Farsel, aidez-moi !
Alors Farsel fit le tour du banc et s'approcha mais en restant tout inactif, manifestement empêtré et se tenant les deux mains
— Encore un tour ! Mais cette fois, c’est vous qui tournez, tournez-moi autour, saperlotte !
Farsel ne bougeait pas.
Elle cria encore :
— Mais tournez ! Tournez donc !
Farsel ramassa le rouleau.
— Pas dans ce sens !
En le ramassant, peut-être en se méprenant, peut-être délibérément, il avait imprimé un demi-tour à l'étoffe, son envers se trouvant maintenant à l'extérieure. Mais il rectifia aussitôt.
— Allez ! Tournez !
Farsel, gauche, se mit à décrire un cercle autour de Madame Durandin, mais avec des précautions insensées, regardant surtout, stupidement, où il posait les pieds.
— C'est comment votre petit nom ?
— Pardon Madame ?
— Votre petit nom, votre prénom !
— Jean. Jean, Madame.
Il la regardait, il la trouvait belle.
— Jean ? Jean, je ne suis pas un arbre, vous n’êtes pas…
Quoique irritée par ses allures de chien battu, elle s’interrompit avant d’être inutilement blessante.
— Pardon Madame ? Et prenant conscience de sa maladresse : Non bien sûr ! Vous n'êtes pas un arbre, Madame. Vous êtes...
Mais, lui aussi, il n'alla pas plus loin.
Marthe fit un nouveau un tour sur elle-même qui, comme Farsel tenait toujours le rouleau, la projeta, ligotée, contre lui. Ils étaient maintenant l'un contre l'autre, Farsel avait lâché le rouleau. Marthe était grande, mais Farsel était plus grand encore. Elle leva la tête, leurs deux profils se touchaient presque. Marthe avait chaud. Farsel percevait son parfum prononcé alors qu’elle sentait son souffle contre elle. Le drapier entrouvrit la bouche, Marthe tendit un peu les lèvres.
Elle ferma les yeux et dit :
— Que cette étoffe est douce. Berlot m'en fera deux robes, délicieuses.
Et Farsel murmura :
— Oui, bien sûr.
Marthe gardait les yeux fermés. Elle avait chaud, terriblement chaud, Paris lui plaisait, et Farsel la regardait, fasciné et charmé.
Soudain, avec violence, Marthe se déroula hors des mètres et des mètres de tissus qui maintenant jonchaient le sol. Elle était reconnaissante à Farsel de n’avoir rien entrepris, pour l'instant.
— Quoi d'autre, Jean ? Je m'appelle Marthe. Permets que je te tutoie. Ah, tes étoffes, tes étoffes, ce sont les plus belles ! Celle-ci ! Celle-là ! Et celle-là !
Elle était passée derrière le comptoir et glissait ses mains en sautillant sur tous les rouleaux noirs, délicieusement noirs, des rayonnages.
Elle poussait de petits cris joyeux :
— Oh ! Oh ! Celui-ci ! Elle se retourna : Tu es le premier homme que je tutoie, Jean. Même mon défunt mari, même mon père ! Mais tu es un si grand artiste, un si grand artiste !
Farsel était totalement identifié aux métrages de tissus, qu'il se contentait pourtant de vendre, et à la fébrilité de la jeune veuve
— Je crois bien que je perds la tête ! N'est-ce pas Jean ?
Elle tendit vers lui son visage radieux.
— Oui, Madame.
Elle venait de saisir un nouveau rouleau. C'était une soie très fine, probablement une précieuse doublure. Elle se la passa sur le visage, d'abord comme une caresse puis comme un voile. Puis, posément, elle la relâcha, retira sa combinaison, retira son soutien-gorge, ceci sans s'occuper de Farsel, comme si elle était soudain seule dans la pièce.
Ses seins, préservés, étaient toujours pleins, fermes, affirmés, avec des tétins droits et roses et des aréoles importantes. Leur peau en était très blanche, très fine. Farsel y sentait la vie qui y courait à fleur, quelques veines à peine bleues, un grain de beauté clair.
Marthe était en train de se confectionner une sorte de corsage à l'ancienne, de ceux qui en même temps compressent et soutiennent la poitrine.
Dépitée, elle contemplait son travail :
— Je ne suis vraiment pas une couturière ! Mes deux seins ne sont même pas à la même hauteur !
Elle éclata de rire. Son rire était devenu gourmand, gourmand et joyeux.
Elle entendit enfin Farsel qui murmurait :
— Attendez, je vais vous arranger cela.
Puis, avec une soudaine autorité qui surprit agréablement Marthe, il se mit à diriger les opérations :
— Venez ici. Je tiens le rouleau.
Et, comme s'il était réellement son tailleur, il se mit à travailler le tissu pour en faire une belle corbeille, harmonieusement plissée. À travers l’étoffe, il manipulait délicatement les seins de Marthe, en fonction de la place qu'il voulait qu'ils occupent. Marthe, statufiée mais contente, se laissait faire. Elle regardait le drapier tout en s’attardant aussi sur son propre reflet dans les vitres.
— Voilà.
— C'est parfait, Jean.
Ils étaient maintenant tous les deux tourné vers les vitrines.
— C'est parfait, mais ton veston est bien triste à côté d'un si beau noir.
Elle le lui ôta. À son tour il se laissait faire. Elle lui enleva sa cravate, défit les boutons, retira la chemise. Le tissu pincé de son corsage lâcha et elle se retrouva nue jusqu'à la taille. Comme Farsel. Du bout des doigts elle effleura le poitrail du drapier :
— C'est aussi une bien douce étoffe.
Puis elle se baissa pour ressaisir la soie noire. Elle appliqua sa main libre dans les reins de Farsel et l'entraîna avec elle. Ils tournèrent et tournèrent jusqu'à ce que le rouleau bondissant envoyât promener sa planchette de carton. Ils tournèrent encore un peu. Valsaient-ils ?
Marthe colla ses lèvres, ses lèvres si pleines, sur la bouche de Farsel. Ils perdirent l'équilibre et tombèrent, de tout leur long, mais leur chute fut amortie par ce désordre d'étoffes précieuses.
— Cette soie !
— Cette soie.
— Tes yeux !
— Vos cheveux !
Farsel avait réussi à dégager un bras. Il caressait les cheveux de Madame Durandin, Madame Veuve Durandin, Marthe, si douce dans des étoffes si douces...
Et là, sur ce tapis d'étoffes, ils se prirent et se reprirent encore, sur ce tapis d'étoffes, sur ce lit de veuve si doux, si noir.
Ils se prirent, sans se soucier des passants ou des curieux qui pouvait les apercevoir à travers les vitres, sans chercher à imaginer le tableau insolite mais assurément beau qu'ils offraient.
Ils reposaient maintenant, repus, somnolents, dans une quiétude soyeuse, sur des oreillers de douceurs multiples, popelines, taffetas, tulles et voiles, alpagas et soies noirs.
Passant sa main dans cette soie encore plus douce que lui étaient les cheveux de Marthe si blonds sur tout ce noir, Farsel lui chuchota à l'oreille :
— Ne bouge pas, attends-moi, je reviens tout de suite. Dors encore, si tu veux.
S'étant rhabillé, il sortit, mais revint assez vite, les bras chargés de victuailles, dont une bouteille de champagne et même deux coupes qu'il venait d'acheter tout exprès.
Marthe mangea avec un appétit nouveau. Elle se savait maintenant habitée d'une multitude d'appétits nouveaux.
— Jean, dit-elle la bouche encore pleine d'un pâté de lièvre. Je suis veuve tu sais...
Farsel craignit un instant qu'elle fût sur le point de se lancer dans les propositions communes et banales qu'il prêtait à toutes les femmes.
Mais Marthe continua :
— Je suis veuve, veuve ! cria-t-elle avec une excitation véritable. Veuve, Jean ! C'est délicieux, délicieux ! Et elle repris avec une petite moue surprise : Délicieux ! Veuve...
La nuit était arrivée. Farsel avait fini par baisser les rideaux. Il n'avait laissé allumée que la petite lampe au bout du comptoir, celle qu'il utilisait pour sa comptabilité.
Ils passèrent toute la nuit au milieu des étoffes.
 
Leur choix dura plusieurs jours, pendant lesquels le magasin resta fermé aux autres clientes. Ils firent quelques brèves sorties, quelques courtes balades dans un Paris d'automne lumineux.
Un matin, Farsel, qui se rasait dans le petit cabinet attenant, appela Marthe :
— Marthe, viens voir !
Il voulait dire, viens me voir. Et Marthe l’examina à travers le miroir.
Il était encore tout étonné de sa découverte :
— Je suis beau !
Il se voyait beau, enfin. Marthe n'avait rien eu besoin de dire. Une beauté reconnue, qui changerait son avenir.
 
Enfin, un matin, Marthe annonça à Farsel qu'elle repartait pour Clermont :
— Tu m'enverras les tissus que nous avons choisis. Directement, chez Berlot.
Ils constatèrent alors qu'ils n'avaient encore rien choisi. Marthe dut remettre son départ au lendemain, au surlendemain même.
— Si tu veux, je viendrais les apporter.
Marthe réfléchit un instant avant d’acquiescer :
— Pourquoi pas. C'est une bonne idée.
Elle en était, effectivement, contente.
 
Et Madame Veuve Durandin s’en retourna à Clermont-Ferrand.
Dix jours plus tard, Farsel y débarquait. Il passa d’abord chez la veuve. Les étoffes arrivèrent quelque peu froissées chez Berlot. Farsel devint le principal fournisseur du tailleur. Ici, désormais, il livrait volontiers lui-même, ceci même si à Paris ses clientes l'accaparaient de plus en plus.
 
Marthe, Madame Veuve Durandin, fut une veuve modèle, admirée de tous. Et, ce qui est beaucoup plus difficile, de toutes. Le port de son veuvage, sa beauté radieuse et chaleureuse, son élégance firent taire les calomnies qui accompagnent normalement tout veuvage.
Mais Marthe s'était bien découvert une nouvelle passion. Elle sut l'assouvir avec une discrétion qui toujours l'honora. Pour le plus grand plaisir aussi de certains hommes, comblés, qui respectèrent, à leur tour, cette discrétion.
Marthe resta veuve toute sa vie. Veuve, délicieusement veuve.
 

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Master: R04_Drapier
V:07.12.07 (07.12.07-01.10.03)