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Olivier Sillig 

Le Divan
Illustration: Olivier Sillig / Magazine colorisé, 1988                                                             .
O.Sillig, 1989
Lorsque ma femme m'a quitté, j'ai fait une dépression, d'où psychiatre et psychothérapie brève, dont découle une connaissance de la relation thérapeutique par l'intérieur, complétée ensuite par un petit bagage théorique constitué de lectures sur le sujet.
Un soir, lors d’une discussion entre Daniel, Paul et moi, Paul soutenait qu'à un moment du transfert naît inévitablement chez le client l'envie de coucher avec l'analyste, une phase abordée plus facilement quand l'analyste est de l'autre sexe. Mais, disait-il, les règles qui délimitent le champ de l'imaginaire dans la cure préservent de tout passage à l'acte. Daniel nous fit remarquer que Paul s'était assuré un garde-fou supplémentaire en se choisissant une analyste si vieille qu'elle risquait bien de claquer avant terme. C’est du reste ce qui arriva, après deux ans de traitement. De sa nouvelle analyste, Paul disait qu’elle aurait pu être jolie sans une sinusite chronique qui lui congestionnait les muqueuses.
Un soir, oiseux et imbibés, nous avons, Paul et moi, remis le sujet sur le tapis. Et, stupidement, engagé un pari. Pour moi, commencer une nouvelle psychothérapie et de surcroît payer nos consommations hebdomadaires, à Paul et à moi. Pour Paul, le jour où je réussirai à coucher avec ma thérapeute, m’offrir un repas dans le quatre étoiles de mon choix — les frais thérapeutiques restaient à la charge des assurances sociales.
Le lendemain, chacun de notre côté, nous nous sommes réveillées assez lucides pour nous rendre compte que ce pari était stupide, mais suffisamment hommes pour assumer nos erreurs éthyliques.
Afin de mettre toutes les chances de mon côté, la première étape consistait à me choisir une analyste suffisamment jolie pour me motiver pleinement. Pour cela je les voulais toutes, réunies en un même lieu, pour choisir sur pied celle que je devais culbuter. Paul, toujours très fair-play, me déconseilla les conférences universitaires, car entachées de défections de marque, et proposa une bien meilleure solution. À ses heures le chef du service « Thérapie de Famille » était peintre. Le prochain vendredi, à dix-huit heures, il s'offrait le vernissage officiel de sa première exposition. Nous y serions ! Un vernissage est un lieu où, autant que voir, on peut être vu, se faire voir et apprécier, où l’on peut commenter et médire, médire et calomnier, toute la société psychiatrique locale serait présente. Paul me guiderait pour m'éviter les fausses routes, propriétaires de la galerie, clientes — patientes et ex-patientes de médecin —, peut-être même un ou deux acheteuses extérieures, etc, etc.
Le vendredi soir en question, effectivement il y avait foule et buffet bien garni, avec même du sucré, car la société psychiatrique sait assumer son oralité. Dans la peinture du médecin, originale au demeurant, se sentaient les influences de peintres tel Pollock voire du tachiste Rorschach. Un collègue de Paul nous demanda si nous avions remarqué la disposition des tableaux. Comme ils avaient été accrochés, nos yeux se trouvaient à la hauteur du bord supérieur des toiles. Le collègue avançait une explication très probable. Ils avaient été disposés ainsi afin que le grand patron de la psychiatrie, présent ce soir, n'ait pas à se mettre sur la pointe des pieds pour les voir — c’était un homme aussi petit qu'important.
Soudain une toile retint toute mon attention. Non ce n’était pas une toile, il s'agissait d'une silhouette, dans une robe noire et moulante. Comme Paul n’esquissait rien pour me décourager, je m'approchai de l'œuvre. Elle était très petite mais extrêmement bien proportionnée, et compensait sa faible taille par des chaussures à larges semelles. Ses cheveux étaient noirs, et ses yeux noirs étaient profonds. Sa poitrine était magnifique, fièrement dressée sous la soie noire de sa robe.
M'approchant de l'oeuvre qu'elle semblait contempler sérieusement, j’affirmai, incidemment, comme en aparté, mais m'adressant précisément à elle, qu'il est toujours nécessaire de savoir si la peinture que l'on étend sur la toile représente des surfaces ou des volumes, et je citai Matisse comme exemple. C'était efficacement abscons, elle fit mine de s'y intéresser.
En partant, Paul me reprocha d'avoir posé des premiers jalons en dehors du cadre fixé. En tous cas, mon choix était fait.  Je savais que, trivialement, arriver à déterminer la part de la nature et celle de l'armature dans le maintien marmoréen de sa poitrine serait un moteur plus que suffisant. J'obtins enfin mon premier rendez-vous.
Je savais que pour la tactique, ça serait au coup par coup. Mais il me fallait une ligne stratégique. Je me décidai pour le grand jeu. J'allais forcer un peu sur l'élégance, tout en conservant une touche excentrique dans mon habillement. J'essayerai d'être le plus à l'aise possible, un peu superficiel, et, dans la mesure de mes capacités, brillant. Le grand jeu : avoir trente-cinq ans et n'avoir jamais connu, jamais connu de femme, voilà tout — dans l’acceptation biblique de connaître, bien sûr ! Paul me traita de fou, me prédisant la catastrophe. L'avenir lui donna raison.
Au théâtre, ce sont les trois coups du brigadier qui marquent le passage magique de notre réalité quotidienne à l'imaginaire merveilleux. Chez madame T., ce passage était aussi matérialisé. Pour pénétrer dans à son bureau, il fallait traverser une pièce entièrement nue, exception faite de deux tableaux posés face à face par terre contre les deux murs opposés.
Je réussis rapidement à déceler deux traits de la personnalité de Madame T., le premier me servant, le deuxième me desservant. Madame T. était une idéaliste, une engagée qui considérait son métier comme un sacerdoce. Mais hélas aussi, elle était d'une grande intelligence intuitive. La partie s'annonçait serrée. Je devais mentir sans tricher. Orienté par mon but, je devais chercher au plus profond de moi, puiser, et non laisser surgir, des vérités opérationnelles, et alimenter ainsi mon stratagème par tout ce qui existait en moi de peur très réelle des femmes. Du reste, ce travail exclusif, allait, tout au long de cette étrange thérapie, altérer ma relation générale avec la gent féminine. En même temps, et pour la première fois de ma vie, je me sentais vraiment l'âme d'un créateur. Un créateur n'est-il pas celui qui, ayant créé un cadre et une situation fictive, s'y projette entièrement et y extrapole les réactions authentiques de son être profond ?
Paul est par excellence un ami loyal et fidèle. Chaque mercredi soir, le soir même de mes séances de thérapie, nous nous retrouvions à la Pomme de Pin. J’étais comme  Filéas Fog dans son club, entouré d'adversaires remarquables avec qui la bataille s’était jouée cartes sur table. Et de son côté, Madame T. disséquait certainement mon cas lors d’une une supervision. Paul et moi  étudions ensemble l'évolution de la relation, les modifications de l'investissement de mon analyste dans ma thérapie — hélas, contrairement à elle, le cadre thérapeutique m'interdisait de prendre des notes pendant les séances, cela nous aurait pourtant été très utile.
Simpliste j'avais longtemps axé ma problématique sur l'incontournable triangle oedipien et la scène primitive, voie royale de l'impuissant. Mais en vain. Que ce jeu était difficile et contraignant ! Il fallait éviter toute allusion à mes expériences, à mon ex-femme, à mes enfants bien sûr. Plus d'une fois j'ai frôlé la catastrophe.
Un jour je m'entends dire :
— Ça me fait penser qu'une fois, avec ma femme...
Heureusement que je n'avais pas dit « ex-femme » ! J’ai eu la présence d’esprit d’enchaîner sur une anecdote de mon enfance, une anecdote avec ma mère, anecdote ayant un lien associatif puissant avec mon lapsus, ce qui permit de magistralement noyer le poisson. Mais d’autres de ces incidents ont dû échapper à ma vigilance.
Notre relation, avec Madame T., stationnait. Ou plutôt, tournait en rond, entre les parois de ce stupide triangle oedipien. Damné triangle qui au lieu de déterminer une aire de rencontre ne déterminait qu'un vide profond 
À la Pomme de Pin, Paul proposa qu'on limite nos consommations, pour qu'au moins ce petit jeu périlleux ne me coûte pas trop cher. Ce soir-là, pourtant, nous bûmes sec, divaguant pour finir sur l'amour charnel, puisqu'il était, à la base, le moteur de notre stupide contrat. Je ne sais plus pourquoi, à un moment, je citais le Kama Sûtra qui recommande à l'homme de ne jamais jouir avant la satisfaction ultime de l'ultime femme de son harem.
Le lendemain, au bureau, ce passage de Kama Sûtra me revint à l'esprit et à y réfléchir j’y associai une thèse de Freud, reprise et développée par Lacan, la thèse du pain. Lorsque l'enfant a mangé le pain et qu'il est rassasié, une grande tristesse s'empare alors de lui car, avec sa faim repue, est mort le désir, le désir de manger, le désir de manger encore le pain. Et là, sur ma chaise de travail, je me suis comme Saül sur son chemin de Damas, ébloui par les nuées célestes. Je tenais l'argument de mon impuissance, il aurait infailliblement  raison de ma chère thérapeute. Il en fut ainsi.
Autour de ce nouvel axe, la situation a rapidement évolué. J'abattis immédiatement et brutalement mes nouvelles cartes. Ceci comme un prisonnier qui longtemps affabulé mais qui soudain, parce que la torture a atteint un paroxysme, craque et se met à table. Si mes défenses avaient été si fortes, dis-je, c'est à cause de l'aspect contre-nature de ma perversion, car ce n’est que par suprême jouissance que je me refuse à la jouissance charnelle. Il ne fallut que peu de séances pour que convaincre Madame T. de la réalité épicurienne de mon impuissance, et que, là-contre, la psychanalyse était, elle aussi, impuissante.
Vint un mercredi où, contrairement à son habitude, elle parla la première.
— Vous savez, Bruno, j'ai réfléchi...
Elle m'appelait par mon prénom, j'entrevoyais mon triomphe. Hélas !
Elle estimait qu'il fallait interrompre le traitement, soulignant elle-même la vanité de la psychanalyse dans un cas comme le mien. Mais comme ma particularité rendait caduque le cadre institutionnel, elle m'invitait à venir manger chez elle le lendemain soir. J'acceptai, bien sûr.
Madame T. est une idéaliste. Si malgré cela elle supportait l'échec, c'est parce qu'elle devait se dire que là où elle avait échoué en tant que thérapeute, elle pouvait, elle devait même, réussir en tant que femme. Et, pour mon malheur, elle était encore plus femme que professionnelle.
Ce dernier mercredi à la Pomme de Pin fut mélancolique, moitié veillée d'arme, moitié veillée funèbre, nous allions manger le pain. Paul était prêt à faire la réservation, il voulait que je choisisse le restaurant. Mais moi, secrètement stimulé par les dernières séances, j'avais élevé la barre encore plus haut.
Le jeudi soir chez elle démarra en parfaite scène de film du genre, bon chic bon genre, souper, chandelles. Après, elle me laissa un instant seul dans sa chambre.
Quand elle revint, elle était en chemise de nuit, j'étais debout, la main sur la cravate, tirant nerveusement sur le noeud, mais incapable d'en faire plus :
— Suzanne ? Suzanna, non ! Ce n'est pas possible ! Moi, faire ça, avec toi, ici ? Je ne peux pas ! Tu sais bien ! Que va-t-il rester après le plaisir ? Non, ce n'est pas possible, faire ça, ici ! Non, tu ne penses qu'à notre plaisir ! Et nous voilà, toi, moi, dans ta chambre, ta chambre à coucher. En venant ici, je savais bien, j'étais décidé moi aussi, mais non, je ne peux pas, Suzanna !
Avec un sanglot en travers de la gorge, j'ai remis mon veston. Elle me regardait. Je la voyais profondément désorientée.
Moi aussi. Moi aussi, j'avais envie :
— Tu vois, si au moins ça avait un but thérapeutique ! J'hésitai :  Écoute, Suzanna... Et je lui pris la main : Mercredi à dix heures, je viendrai, je viendrai pour une dernière séance. Peut-être...
Je lui déposai un baiser sur le front et je partis.
Le lendemain à la première heure, Paul me téléphonait pour savoir quel restaurant j’avais retenu. Mais je lui dis brièvement que j'avais échoué. Je lui fixai rendez-vous à mercredi soir et je raccrochai.
Le mercredi matin, à dix heures, sur le divan de Madame T., nous étions deux, Suzanna et moi. Le repas au restaurant fut excellent et délicieusement onéreux pour Paul, nous l'avions mérité.
 
Ça s'est passé il y a cinq ans déjà. Suzanna m'a quitté l’hiver passé. J'ai fait une dépression, je suis en psychothérapie, une psychothérapie qui s'annonce longue.

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Master: R04_Drapier
V:11.12.07 (11.12.07-32.06.1984)