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Olivier Sillig 

La Mante
Illustration: Olivier Sillig: Basilicate imaginaire, technique mixte, 1992          .Basilicate imaginaire, 1992
Peu avant j'avais encore croisé un troupeau. Son berger et moi nous nous étions salués de loin, séparés par un vallon étroit et le lit d'un torrent sec. Ses signes confirmaient ma direction et m'indiquaient que j'étais bientôt arrivé. Étaient-ils amicaux? Le berger savait-il ce qui m'attendait?
Le vent soufflait en rafales, charriant, dans une brume jaunâtre, les poussière arrachée aux crêtes argileuses et aux ravins effondrés. Le ciel était surbaissé, avec quelques déchirures de bleu. Le sentier se perdait dans l'herbe tondue par les moutons.
Se détachant au sommet d'un mont arrondi comme un crâne rasé, le petit sanctuaire m'apparut longtemps avant que je ne l'atteigne, le chemin traversant encore une faille profonde.
À l'auberge, le soir précédent, on m'avait expliqué que les pierres de la chapelle avaient été transportée à dos de mulet. C'était un ermitage construit à la mémoire d'un saint ermite qui avait vécu là, dans une cabane de branches pour être plus près de Dieu.
Je savais que j'y trouverais de l'eau. Je comptais aussi m'y arrêter, pour m'abriter un moment du sirocco qui me fatiguait et m'énervait autant qu'il fatiguait ma monture.
Les choucas qui jouaient dans les turbulences crièrent à notre arrivée. Devant le petit porche, il y avait un anneau, j'y laissai mon cheval; en accumulant les poussière d'argiles sont poil était devenu gris.
À l'intérieur, l'église était presque vide. Un pauvre autel sans couleur. Un ex-voto sur lequel un homme, les jambes écrasées au fond d'un précipice, rendait grâce au saint. Piqués sur un râtelier de fonte noire quelques cierges consumés ou que les courants d'air avaient éteints. Il n'y avait que deux bancs. Je m'assis sur le premier. J'avais pris dans mes fontes le pain, le fromage sec, les olives et ma gourde de vin. Je mangeais lentement, me reposant sans penser ni au saint ermite, ni à Dieu. Je ne m'étais pas signé en entrant, du reste le bénitier était vide. J'appréciais le calme après le vent que j'entendais hurler sous la porte. Mon cheval hennit une fois. Je restai un moment sans dormir mais sans penser non plus. Enfin je me levai pour sortir.
Un homme m'attendait. À vingt pas, immobile, roulé dans un grand manteau qui frappait bruyamment ses jambes. Les poings sur les hanches, il tenait deux pistolets pointés sur moi. Tenter quoi que ce soit eut été inutile. Il n'était pas seuls, les autres avaient des poignards à la taille, un ou deux étaient même armé du traditionnel tromblon. Il ne me restait qu'à voir venir. Je n'avais pas grand-chose à perdre, le cheval peut-être, les quelques deniers nécessaires à mon retour certainement. Heureusement l'argent était déjà à bon port.
Je leur fis donc un salut poli auquel ils répondirent avec cordialité. Une cordialité trop goguenarde, j'aurais dû me méfier. Le chef, celui qui dirigeait le groupe, celui aux deux pistolets, me fit signe de prendre mon cheval et de me mettre en selle. Deux de ses acolytes m'encadrèrent, notre petite troupe se mit en route.
Moins d'une heure après, le sortir d'une forêt de hêtres immenses nous fit déboucher sur une sorte de cirque ouvert dans le flanc de la pente, dans un chaos de pierres et d'éboulements de boue séchée. En son centre, se dressait une butte conique couronnée d'une ferme fortifiée, avec un corps de bâtiment entourant une cour centrale.
L'entrée était gardée par trois hommes qui jouaient aux dés. Comme tous les autres, leurs mines étaient patibulaires, mais, en même temps, bonasses et détachées, comme détachées des choses du monde, comme les images de certains saints, ou comme des visages de fous enfermés que j'avais croisés une fois dans un hospice. La peur n'est pas loin; chez eux, au fond de leur regard. Pour l'instant je ne la ressentais pas, j'étais même curieux de voir ce qui allait se passer.
Tout de suite on me poussa dans une pièce traversante, longue et étroite, à l'autre extrémité de la cour. Ses murs étaient passés à la chaux. Une fenêtre, fermée par de solides barreaux, donnait sur la pente escarpée de la butte, sur le côté ouvert du cirque de rochers. À côté de la porte, il y avait une autre ouverture, mince, haute, en longueur, qui donnait sur la cour. La pièce ne contenait qu'un lit, en fer, mais équipé d'un vrai matelas de crin. Je m'y allongeai tout de suite et m'endormis immédiatement.
Je fus réveillé par le soleil couchant dont les rayons bas perçaient maintenant la croûte boueuse des nuages remués par le vent. Réveillé, je restai allongé, les bras croisés sous la nuque. J'entendais les hommes dehors, leurs pas précipités et courts, comme s'ils couraient, un élan, puis le bruit d'un objet lancé et qui roulait avant d'en heurter un autre. Ils devaient jouer aux boules. J'essayai d'imaginer leurs tirs, les exclamations affirmant la précision des coups. Ils étaient cinq ou six. D'après leur écho, leurs boules devaient être de grande dimension, plus grosses que celles en bois utilisée ordinairement. Elles terminaient leur lancée péniblement avec un bruit étrange, comme si elles n'étaient pas vraiment rondes, comme si on les avait taillées dans des souches mal équarries.
Je me levai pour voir; en me hissant sur la pointe des pieds, dans l'ouverture oblongue j'apercevais une bonne portion de cour. Ils étaient six, ils jouaient bien aux boules. Les boules n'avaient pas été taillées dans des souches mal équarries. Si elles faisaient ce bruit étrange, c'est qu'il s'agissait de têtes humaines. La peur ressentie chez les brigands s'empara de moi, immédiatement, avant le dégoût qui la suivit. Tout indiquait que ces têtes, bien que très abîmées par le traitement auquel elles étaient soumises, avaient été prélevées relativement récemment sur leurs propriétaires.
Suite à un lancé maladroit, une des têtes roula justement de mon côté, dans un ralentissement saccadé, tressautant chaque fois que le nez passait contre le sol. Son regard — celles qui avaient encore des yeux, les avaient ouverts — apparaissait et disparaissait successivement, pour s'arrêter finalement fixé sur moi, mais à l'envers, le cou tronqué tourné vers le ciel. C'était terrifiant, dégoûtant et grotesque. Maintenant j'avais peur, mais sans réussir pour autant à me détourner du spectacle. La cible sur laquelle les hommes tiraient était une autre tête, déjà très abîmée, bien que récente. Fichée en terre sur un pieu comme elle était, on pouvait croire le corps manquant simplement enterré sous elle. Un quart de crâne encore indemne, un morceau de visage avec un œil et une oreille, laissait deviner que l'homme — c'étaient exclusivement des têtes d'hommes —avait été beau, et jeune et fin.
Malgré cette vision d'horreur, l'habitude de la prison me permit de manger ce qu'un des brigands m'avait apporté et même de m'endormir rapidement.
Je fus réveillé au cœur de la nuit. Le vent était tombé et j'ai d'abord cru que c'était ce qui m'avait tiré de mon sommeil. Puis j'ai repéré un faible gémissement qui peu à peu se transforma en une plainte longue et langoureuse. Bien des femmes ont soupiré entre mes bras, mais je n'ai jamais rien entendu comme cette jouissance de femme qui s'élevait dans le désert de cette cour, dans l'obscurité de ces bâtiments désolés, pour s'achever enfin dans un silence vibrant.
Le jour naissant apporta des bruits nouveaux. Les hommes. Et des cris. Quelqu'un essayait de leur résister. Cela se passait dans un angle de la cour qui échappait à mon champ de vision. J'entendis des supplications distinctes, un bref hurlement, celui d'une dernière terreur, puis la chute d'une masse qu'on abat et quelque chose qui roule par terre, avec un bruit qui m'était déjà familier. Désormais ils disposeraient d'une boule de plus.
Quelques minutes plus tard, la cible d'hier fut remplacée par une nouvelle tête. La tête d'un homme, jeune et beau, les yeux ouverts, avec du sang qui coulait encore par le cou. Ils s'arrangeaient pour que toutes les têtes conservent leurs yeux ouverts après la décollation. Était-ce, dans un naïf et magique sadisme, pour qu'elles puissent assister au jeu auquel on les livrait et voir les autres têtes venir s'écraser contre elles, augmentant encore le plaisir terrifiant de ce passe-temps atroce?
Soudain, un visage apparût dans ma lucarne. Un visage de femme. Une femme très jeune, avec de longs cheveux noirs noués sur le cou, des yeux très grands aux iris si foncés qu'ils se confondaient aux pupilles. Elle me regardait avec une satisfaction visible. Elle me fit même un très bref salut, un léger haussement de tête, celui que de tant de femmes m'ont fait pour m'inviter à les retrouver plus tard. Il s'agissait évidemment la femme de la nuit. La nuit prochaine son lit serait vide. Elle m'y attendrait.
Je m'arrachai à son regard. J'étais comme un poisson qu'on vient de pêcher; même si c'est l'air qui va l'asphyxier, désespérément il cherche à le happer. Moi, j'avais besoin du dehors. Je suis allé m'agripper aux barreaux de la fenêtre extérieure. Je ne l'ai pas entendue repartir.
Pour lutter contre la peur qui allait s'emparer de moi, j'ai fait le vide, le vide complet. J'ai de délibérément perdu conscience de moi-même. À nouveau, je n'étais plus rien que cette prison, ma cellule, ces murs, je n'exisais plus; comme je l'avais fait, quand c'était nécessaire, dans les autres prisons où je étais passé. Mon cerveau se réveillerait quand il serait temps de réagir, j'étais à nouveau maître de ma peur.
On me servit un bon repas. L'homme qui me l'apporta me regardait en coin. Il ricanait par-dessus son épaule — il était très voûté et traînait un pied-bot.
— Tu regardes ma tête! Elle te plaît déjà, ma tête?
Plus que par leur sens, c'est le ton de mes mots qui fit sursauter mon geôlier. Un peu plus voûté, le rire figé, il sortit à reculons.
J'avais faim, il me fallait manger, je mangeai avec appétit. Les brigands ne manquaient de rien, ils pensaient me servir mon dernier repas.
Puis il y eut le crépuscule et la nuit. Le silence investissait la place.
Enfin ma porte s'ouvrit encore une fois, un homme gros et très petit — ici, les règles du jeu ne permettaient la survie que des laids et des vilains — venait me chercher.
— On veut vous voir. Venez! Passez devant! C'est par là.
Mon guide me conduisit au premier étage du corps principal des bâtisses et m'introduisit dans une pièce immense. À cause de sa taille, malgré un chandelier à sept branches posé sur une table, elle semblait plongée dans l'obscurité. Il y avait un grand lit en fer avec des draps blancs, propres et ouverts.
Un plateau, deux verres et un flacon de vin plein attendaient. Je savais ce que je devais faire. Je me servis un verre et je m'assis, en tournant délibérément le dos à l'entrée. Je goûtai le vin, il était très bon, vieilli, avec du corps. Quand la porte s'ouvrit je ne me retournai pas. La femme dut faire le tour de la table pour me contraindre à la voir.
De ma cellule, je n'avais vu que sa tête. Elle portait une casaque de laine noire, fine et étroite. Son buste était mince mais ses seins pleins et fermes. Une grande ceinture de soie noire mettait en évidence des hanches exceptionnellement larges sur une croupe fine et ondulante. Il arrive que l'on compare la femme à certaine jument. Elle méritait cette comparaison: elle était bien cette jument, une jument noire et superbe.
Je me levai immédiatement et je la saluai comme j'aurais salué une dame dans le monde. Je l'invitai à s'asseoir et je fis de même. Je remplis son verre et le lui tendis. Elle le prit. Je trinquai en toquant mon verre contre le sien et en la regardant, sans ciller, dans le noir si noir de ses yeux noirs. Mon Dieu, qu'elle était belle!
— Madame, votre présence éclipse l'ivresse promise de ce vin.
J'approchai mon visage du sien, outrepassant déjà les limites de l'intimité. Elle recula avec un sourire. Elle me toisait, assurément surprise.
Je me levai et ôtai ma veste. C'était moi, pour l'instant, qui menait cette première rencontre. Elle me laissait faire. Je me rassis, remplis encore mon verre et j'y trempai mes lèvres.
— Allons, Madame! Déjà la nuit sera trop brève!
J'ôtai ma chemise, je lui pris la main et je la fis se lever. Les sept bougies reflétaient dans ses yeux l'éclat d'une colère hautaine, elle était certaine de son triomphe. Je lui mis une main sur les reins et je l'entraînai dans quelques pas de danse muette. Elle se laissait conduire. Subitement, je lui mordis les lèvres. Elle me laissait encore faire, elle était si sûre d'elle — et malgré tout elle aimait vraiment l'amour. Je l'ai entraînée et nous nous sommes retrouvés sur le lit.
Chère amie, vous le savez, des femmes, j'en ai eu beaucoup et beaucoup m'ont pris entre leurs bras. Pour moi, sur cette terre, elles sont le plaisir que je préfère. En général ce plaisir est réciproque. Cet heureux commerce m'a mis à l'abri des vanités de l'étalon, je n'ai plus rien à prouver, rien à défendre. Cette nuit-là, cela me sauvera. Mais aussi, rappelez-vous, je vous l'ai déjà raconté: avant d'être celui que je suis devenu, j'ai été pauvre, très pauvre, un enfant misérable dans une famille de miséreux. Avec, dans les années vingt, deux ans de famine consécutifs. Tout à coup, à cinq ans, j'ai eu faim, terriblement faim, avec les douleurs qui accompagnent la faim et, surtout, la peur. À cinq ans, il ne s'agit pas de la peur de mourir, et les morts autour de moi ne me concernaient pas directement. Non, il s'agit de la peur de ne plus jamais être rassasié, de ne plus connaître le plaisir de la réplétion. Alors j'ai appris, d'un seul coup, à terrasser cette faim terrifiante. Ceci par la seule force d'une étrange volonté. Grâce à la famine, à cinq ans je savais déjà ordonner à mon corps. Obéis! Mon corps obéissait et la sensation de faim disparaissait (ce qui me rendait peut-être plus vulnérable, puisque moins dynamique dans la lutte pour la survie et la conquête des miettes d'un gâteau disparu).
Mais cette nuit en tous cas, cette force comptait comme un atout. Et j'avais d'autres carte: mes prisons, mes années de prison et la nécessité, dans la solitude des cellules, des cachots, d'investiguer la maîtrise des plaisirs solitaires et des fantaisies inventées. En plus d'une très grande connaissance de la femme et des femmes, je savais dominer mon corps et dominer mon sexe. Et je suis joueur et tout allait se jouer cette nuit-là. Dans la partie d'échec à laquelle j'étais convié, il n'était pas encore établi qui, des noirs ou des blancs, seraient vainqueur. Pour l'instant, la partie n'était ni gagnée ni perdue. Je le savais, elle l'ignorait, c'était mon avantage.
La pièce n'avait qu'une fenêtre. Ouverte elle donnait sur la cour, y répandant déjà les premiers soupirs de ma belle. J'étais très attentif car si je connaissais tout de mon corps, j'ignorais presque tout du sien. Ses soupirs se modulèrent en cette longue plainte harmonieuse qui annonce l'imminence du plaisir. Mais d'un coup, je me retirai. Elle bondit, assise, stupéfaite. Déjà ma verge était molle, et, molle, je l'exhibait. Malgré le plus exquis des coïts, que l'échéance proche d'une mort atroce avait encore exacerber chez tous ceux qui m'avaient précédé, j'avais réussi à faire plier ma verge et dompter mon érection. Vaincre ma partenaire s'annonçait possible.
Celui qui peut faire mollir sa verge, peut aussi s'endormir sur le champ. Plusieurs fois ma belle partenaire chercha à me réveiller. D'abord en gigotant, puis en se levant et parcourant la pièce de long en large. J'entendais le bruit de ses pieds nus et sa démarche souple et nerveuse. Peu avant l'aube, elle m'entreprit avec rage. Sans un mot, sans même ouvrir les yeux, je la pris à nouveau. Elle devait être sûre que, sous l'emprise du monde de la nuit, je perdrais ma maîtrise. Pourtant, une nouvelle fois, j'interrompis son chant. De nouveau ma verge devint flasque. Encore, je me rendormis. Cette fois sans même entendre le chant du coq. Cela jusqu'à l'irruption bruyante, désordonnée et goguenarde de la horde à l'hallali. Pour vous représenter cette troupe de brigand, il faut imaginer une chose bien précise et présente sur tous ces masques hideux (hideux forcément, sans cela ils auraient aussi été livrés à leur cauchemardesque jeu de boules). J'ai connu un homme atteint de paralysie faciale, mais seulement dans la moitié gauche de son visage. Cette paralysie lui donnait en permanence un ricanement immobile. Il faisait peur quand il essayait de rire, ou sourire. Eh bien, dans ce château sanglant et perdu, tous avaient quelque chose de l'ordre de cette paralysie faciale. Et s'ils souriaient et riaient toujours, c'est qu'ils croyaient ainsi masquer leur terreur de fond alors qu'au contraire, ils la mettaient monstrueusement en avant. Car eux tous étaient, les premiers et de manière définitive, terrorisés par ces jeux abominables. Leurs règles, fixées par ma compagne de la nuit, les condamnaient à jamais; et in ora mortis.
Pourtant, un instant, ils retrouvèrent l'apparence d'êtres humains que, une fois, ils avaient été — humain, quelque part, on le reste toujours. Ce fut, juste au moment où déjà ils s'agrippaient à moi à travers les draps, quand, d'une voix sèche et brève, la femme ordonna:
— Que personne ne le touche! Qu'on le reconduise à sa cellule!
Sur quoi elle sortit, sans un regard pour personne.
La partie d'échecs n'était pas terminée. Désormais, je jouais avec les blancs.
Ce jour-là il n'y eut pas de jeu de boules. Était-ce faute de cible fraîche ou à cause de la soudaine rupture dans leur monstrueuse routine que je représentais tout à coup?

Les dix nuits qui suivirent furent l'exacte réplique de cette première nuit. Chaque matin, la horde débarquait. Faut-il préciser que toutes ces érections, contrariées chaque nuit, me revenait chaque jour. Elles me rongeaient alors et sans de longues heures de sommeil, l'après-midi, je serais arrivé à la nuit trop épuisé pour réussir encore à leur résister. Mon désir pour cette femme croissait chaque jour. Je savais maintenant que je n'aurais de paix, que je n'aurais de cesse d'au moins une fois la posséder. Mais à moi de trouver où, quand et comment obtenir avec elle cette jouissance suprême, et maintenant vitale, sans pour autant en mourir. J'aime la vie, vous le savez bien.

À partir du troisième jour, la porte de ma cellule resta ouverte; l'entrée de l'enceinte était gardée en permanence. Quand je sortais dans la cour, les brigands m'évitaient comme la peste. Craignaient-ils que je devienne le premier beau de leur troupe? La seule beauté vive qu'ils tolérait ici était celle de leur chef, cette femme monstrueuse dont j'ignorais le nom.

Dans mon cinquième jour, une peur nouvelle vint s'ajouter aux tourments d'un désir chaque jour plus fou: celle de tomber amoureux, de tomber amoureux de cette femme, l'aimer d'amour. Ce serait découvrir mon roi et le mettre échec et mat. Pour lutter contre ce danger, histoire de remettre les choses en place, j'allais trouver la tête de celui qui m'avait précédé dans la chambre là-haut. Désormais abandonnée sur son pieu — ces brigands ne jouaient plus avec — elle avait le temps de sécher. Au lieu de pourrir, elle se parcheminait, gardant sa beauté, mais en changeant de couleur. Elle tirait sur le noir, comme certaines pommes qui se conservent des mois en se vidant lentement de l'intérieur. Mêmes les mouches ne jouaient plus avec.
J'avais tiré une bille de bois et je m'asseyais face à cette tête fichée en terre. Nous échangions une conversation secrète. Parfois le soleil, à travers les galeries ajourées des étages, tombait sur nous deux. Cachés derrière les arcades de la cour, les hommes lorgnaient, inquiets, ce dialogue entre l'amant mort et l'amant toujours vivant. Ils y présageaient une sorte d'incompréhensible magie.
Dans cette discussion lucide avec cette tête dont le blanc des yeux semblait toujours plus blanc, je disais:
— Tu as raison, c'est horrible. Mais tu verras. Un geste derrière nous, vers les autres boules abandonnées: Je vous vengerai, bientôt.
Les brigands perdaient tous leurs repères. À la huitième nuit — toutes commençaient par le même rituel: le chandelier allumé, le vin qui m'attendait et que je commençais à boire seul — je sentis l'heure de passer à l'attaque et d'avancer mes pions. J'avais les blancs. Je fis signe à ma si belle et si monstrueuse maîtresse de rester sur sa chaise. Quand à moi, je me déshabillai entièrement. Je me mis en plein dans la lumière des bougies, face à ma superbe compagne. Mon sexe était au repos. Les pieds joints, j'étendis les bras à la hauteur des épaules. Je me mis à bouger légèrement les hanches, dans un mouvement circulaire et, entre les dents, je commençai à chantonner une sorte de mélopée orientale. Celle du charmeur de serpents. C'eut été risible sans la fascination totale de ma somptueuse cavalière. Ses yeux noirs et tranchants étaient rivés sur mon sexe qui se dressait lentement au rythme de la musique. Arrivé à une érection complète, je m'immobilisai, interrompis d'un coup ma mélopée et crispai mes bras étendus. Mon sexe retomba, entièrement assoupi.
Son regard de chatte me griffa les yeux. Outre cette haine qui ne la quittait jamais et de cette colère qui y flamboyait depuis huit jours, brillait maintenant une admiration étonnée. Et, pour la première fois, de la crainte. Et, enfin, un peu de soumission. J'avais joué les bonnes pièces. Je la laissai là, toujours assise. Je me couchai et je dormis sans trêve jusqu'au matin.
À chaque réveil, les brigands venaient encore, mais c'était tout juste s'ils ne frappaient pas avant d'entrer; elle les chassait aussitôt d'un geste.
La onzième nuit, elle capitula.
— Vas-tu enfin me dire ce que tu veux! Je...
Nous venions de nous asseoir face à face, j'avais rempli notre premier verre, elle avait fermé sa main sur le sien sans y boire. Elle était si tendue qu'il se cassa, la coupant légèrement. Un peu de sang mêlé au vin se répandit sur la table. Elle répéta.
— Je vous obéirai mais que voulez-vous?
Je ne répondis qu'après un instant de silence, avec une voix très calme qui tranchait sur la sienne (nos mots se perdaient dans l'obscurité proche):
— Ce que je veux? Vous le savez bien, Madame. C'est vous que je veux.
Effectivement, elle le savait. Je vis briller ses dents. Mais je l'interrompis en posant une main impérative sur sa main blessée.
— Mais quand je vous prendrai, ce sera avec de nouvelles règles, les miennes.
Elle était prête à accepter ces règles. Quelles qu'elles soient. Je m'étais levé:
— À mes yeux, Madame, il n'y a pas bien plus précieux que la vie. La mienne... Pas même vous, Madame. Je laissai passer quelques secondes: Mais je vous veux quand même. Quelques secondes encore: Demain, réunissez vos hommes à la première heure, je partirai avec eux.
Et je quittai la pièce en laissant la porte ouverte, comme si, désormais, elle était déjà vide ou que toute présence m'indifférait. Pour la seule fois cette nuit-là, je dormis dans ma cellule.

Exprès, je me levai tard. Elle avait bien réuni ses hommes, ils m'attendaient avec elle dans la cour, ils étaient inquiets. Ils ne me quittèrent plus des yeux.
J'allai à l'écurie, j'y retrouvai ma jument. Avec elle je retournai vers eux.
— Y-a-t'il encore des hommes qui gardent le portail? Qu'on aille les chercher! Ils viennent aussi! Allez prendre vos chevaux. Et chacun un sac!
Ils ignoraient encore pour quel butin.
Un des brigands avait un sabre court et large en bandoulière:
— Donne!
Je fis courir mes doigts sur le fil de la lame. Elle était parfaitement aiguisée. Je le mis à ma ceinture.
— À cheval!
Je me penchai vers ma belle maîtresse et la saluai galamment.
— À ce soir, Madame. Attendez-moi!
Je mis ma jument au trot, suivi par vingt-six brigands qui croyaient peut-être partir pour une nouvelle razzia.
Il avait plu pendant la nuit mais le ciel était dégagé et la terre argileuse déjà sèche. Balayé par un petit vent frais, l'air était limpide, les couleurs très nettes, le lointain rapproché. C'était pour ce pays une journée insolite, cela devait le rester.
Après une demie-lieue déjà, je fis signe de s'arrêter et je mis pied à terre.
Je désignai un des bandits, un grand, borgne et édenté:
— Prends ton sac et viens avec moi!
Dix minutes plus tard, j'étais de retour. Ils tressaillirent mais ne manifestèrent rien. Je tendis le sac a celui qui avait tenu le cheval du borgne, en lui disant:
— Tiens! Fixe ça à la selle et prends le cheval derrière toi!
Tous voyaient bien qu'il y avait quelque chose dans le sac. Le sang qui engorgeait la toile commençait à coaguler.
Nous repartîmes, de nouveau dans un trot rapide. Un paysan dans son champ nous vit passer, sans un geste, sans effroi, probablement coutumier du passage de la horde.
À midi, le jour était encore très clair, toujours sans la brume habituelle ni le vent. Nous n'étions plus que treize, treize cavaliers avec leurs treize chevaux et quatorze montures vides en remorque, avec chacune un sac rempli accroché à la selle. Je me sentais porté par une étrange fatigue.
Au coucher du soleil, je repassai là où le paysan nous avait aperçut à notre départ du matin. J'étais seul. Quand il vit les vingt-six chevaux vides derrière moi, reliés par leur bride, l'homme prit ses jambes à son cou en hurlant.
Chacun à leur tour, les brigands m'avaient suivi. Ils auraient pu s'enfuir, se défendre, refuser d'aller là où je les emmenai. Non, ils m'avaient chaque fois suivi. Par obéissance aveugle? Par résignation? Pendant que j'effectuait mes basses œuvres, les autres auraient pu ou disparaître ou se révolter. Mais non, ils étaient restés. Chacun avait attendu son tour. Et, son tour venu, m'avait suivi. Chaque fois j'avais frappé sans faillir, les têtes s'étaient décollées du premier coup. Jamais ils n'avaient esquissé un geste, qui du reste leur aurait fait courir le risque de souffrances inutiles. J'en vins à me dire que je leur avais laissé le choix, qu'ils avaient eux-mêmes décider un châtiment mérité, les soulageant des abominations commises aux ordres de notre commune maîtresse. Une sorte de jugement de Dieu dont je n'étais que la main qui exécute? À dire vrai, j'avais pourtant senti l'odeur du sang, et l'ivresse croissante qu'elle m'apportait. Mais qu'importe! Et croissait aussi, avec l'imminence de mon retour, l'impétuosité de mon désir.
Le soleil venait de se coucher. La monstrueuse créature avait dû entendre le bruit des chevaux. Elle était dans la cour. Elle m'attendait. Je lui fis un salut presque militaire. Ses narines palpitèrent, peut-être à l'odeur du sang, peut-être à l'ivresse de son propre désir.
Je décrochai le premier sac et le vidai par terre. La tête roula — comme d'autres têtes avaient déjà roulé dans cette cour. Je fis de même avec le sac suivant, puis le suivant, et le suivant.
Je vis ses dents blanches. Elle souriait et ses lèvres étaient prises d'un tremblement gourmand. Un instant j'ai cru que sa longue plainte de louve allait s'élever, comme si, déjà, je n'étais presque plus nécessaire....
Avec les vingt-six têtes, je fis un beau tas régulier. Au centre de la cour. Une pyramide de têtes. Pour l'instant, sans sommet. Puis je ramenai les chevaux à l'écurie.
Elle n'était plus dans la cour, elle avait disparu. Elle avait compris qu'il nous fallait attendre l'heure. Je retournai dans ma cellule où je dormis longtemps. Avant de la rejoindre je fis un tour aux cuisines, j'avais faim et des forces à récupérer. Toute la nuit nos chants d'amour violent, nos chants de rut, déchirèrent l'obscurité cristalline de la cour, du cirque de rochers, du lointain au-delà. Au matin, avant de m'en aller, j'ajoutai au haut de pyramide des têtes, celle de la belle brigande.

Déjà le bruit s'était répandu, déjà tout un monde s'aventurait aux abords de ce cirque jusque là perdu et redouté. Le paysan avait eu le temps de raconter sa vision de la veille. On ait dû retrouver les corps étêtés semés sur mon périple. À mon passage, on m'acclama, des hourras à la texture complexe. Dans ce pays je suis probablement devenu une légende. À moins qu'ils n'aient été frappés d'horreur quand ils ont vu ce que je laissais là-haut dans le fort; à moins qu'ils ne considèrent, non sans raison, le meurtre d'une femme comme le pire des meurtres, pire encore que ses jeux à elle! Qu'importe et qu'en sais-je moi-même?
Ce dont, par contre, je suis déjà certain, chère amie, c'est que désormais toutes les femmes que je connaîtrai me sembleront bien fades. Comme ses amants qui m'ont précédé, elle connaissait l'imminence de sa mort et la savait déjà décidée. Chez cette femme, déjà en soi plus féline que toutes les femmes, cela fit croître mille fois la violence de l'amour, la violence du désir, la violence de ses spasmes. Et dix jours d'attente folle nous avaient mis à feu. Il en était de même chez moi, avec la violence du bourreau qu'à terme, j'allais être.
Et mon coeur et mon corps ne savent déjà plus s'il leur faut regretter cette rencontre qui affadira désormais toute rencontre ou s'il faut la chérir par-dessus tout puisqu'elle m'a offert des extases qu'aucun homme, peut-être, jamais ne connaîtra. Ne connaîtra, ni ne s'en souviendra. Jamais.

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