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Olivier Sillig 

La Fleur
Illustration: Olivier Sillig: Paté d'aurochs, 1980                      .Crayon et encre de chine, 1980chanson / Olivier Sillig

— Albert, pourquoi ne tirez-vous jamais les rideaux. Les fenêtres laissent entrer le froid.
— Le froid ne me fait pas peur et je veux goûter de la dernière clarté du jour, voir la nuit arriver et les lumières s'allumer sur la ville.
Madame Jardin demande :
— Vous n'allez pas à votre cercle ce soir ?
— Non, pas ce soir.
Elle s'étonne. Deux fois par semaine son mari descend au Cercle. Le jeudi il y va tout tranquillement, mais le mardi il part en sifflotant, pomponné, fringant, comme un jeune homme, un jeune homme de soixante-huit ans qu'elle ne peut s'empêcher de regarder avec fierté, et beaucoup de tendresse. C'est vrai, il est resté si jeune. C'est comme ça, tous les mardis depuis si longtemps que Madame Jardin ne s'en offusque plus.
Mais aujourd'hui, pour la deuxième fois consécutive, il renonce à ce rendez-vous hebdomadaire. Madame Jardin se fait du souci. Serait-il malade ou soudainement trop vieux ? Pas un instant elle n'imagine que c'est le Cercle du mardi qui est peut-être touché.
La voilà tout inquiète :
— Mon cher ?...
— Je dois écrire une lettre. Un camarade de régiment. Nous avons vécu tant de choses ensemble. Il vient de perdre sa femme.
— Le pauvre homme.
Madame Jardin dépose un baiser sur les cheveux blancs de son compagnon, elle ferme les rideaux et s’en va.
— Bonne nuit, Louise.
Sur le bureau, la lampe détermine un cercle jaune au-delà duquel la pièce, les rayonnages de livres, ouverts dans les boiseries, se perdent dans un cocon d'obscurité. Sur le sous-main de cuir noir et rouge, la feuille de papier est encore blanche. Monsieur Jardin prend sa plume.
Chère amie...
Il recule son fauteuil et élève la feuille devant ses yeux comme s'il agissait d’une gravure. Il roule entre ses doigts la pointe de ses moustaches, il hoche la tête, puis lance la feuille en boule dans la corbeille avec une précision qui le réjouit et le rassure.
— Ma chère amie ?
Ce n'est pas la bonne formule mais, excepté des petits mots griffonnés à la hâte et leur fixant un rendez-vous, il ne lui a jamais écrit. Et aujourd'hui c'est une lettre qu'il veut lui envoyer. Une de celles qu'on n'est jamais certain de terminer, à force de soupeser chaque mot, chaque virgule, avec tout ce qu'il ne saura pas dire, avec la multitude de souvenirs et d'émotions qu’elle charriera.
Et cette lettre, s'il la termine, la postera-t-il ou remettra-t-il son expédition au lendemain ou au lendemain du lendemain ou après encore, quand il sera trop tard et que, la retrouvant un jour au fond du tiroir, il sera alors submergé d'une nostalgie immense et d'un remord insatisfait ?
— Allons ! Ma chère amie...
Cet adjectif possessif le gêne. Possessive, elle l’était si peu. Même de son propre corps. Une offrande. Heureuse de s'offrir à plusieurs, à tous et de n'appartenir à personne.
— Comme la plume au vent... Chère Eléonore.
Il rit en entendant la musique de ce nom. Il la revoit au coeur des Dombes, dans la cour de cet hôtel des Tilleuls ou des Platanes, descendant de la petite Bugatti décapotée, avec les feuilles mortes qui lui dansaient autour en craquants dans le vent soulevé par la voiture. Elle riait en retenant de sa main son grand chapeau blanc. Ce rire était aussi un sourire délicieux.
Eléonore, ce matin je suis venu jusqu'à votre chambre...
Mais cette chambre, il n'a pas voulu la voir, ce n'est pas sa chambre, il ne lui connaît qu’une chambre, celle attenante au tout petit salon rouge.
— Eléonore, pourquoi me faites-vous toujours attendre, ne serait-ce qu'un instant. Tout ça quand...
— N'est-ce pas...
Un "n'est-ce pas" dit en laissant traîner la voix. Ce n'était pas une question, il le comprenait ainsi. Pour cela aussi, ils étaient tous fous d'elle. Cette attente dans le petit salon de cuir rouge, à peine éclairé, avec le plateau d'argent, la coupe et la bouteille au frais à laquelle personne apparemment ne touchait jamais, c'était déjà l'Amour.
Ce matin je suis venu jusqu'à votre chambre. Ce n'est pas votre chambre, cette chambre 38. Vous savez bien, je vous ai raconté une fois, les hôpitaux ne me font pas peur. Mais j'ai fait demi-tour et je me suis enfui. Pas enfui, je suis parti, je suis simplement reparti. Simplement... Chère Eléonore...
Il avait connu trois hôpitaux, suite à une blessure de guerre dont il n'a gardé qu'une légère gêne qui ajoutait à son charme.
— Allez, passez devant ! J'aime cette espèce d'hésitation invisible dans votre démarche, ce léger arrêt sur votre jambe droite. Elle vous rend délicat et solide.
Ils marchaient au bord d'un des nombreux étangs. Eléonore lui avait dit ça en l'enveloppant de son sourire très tendre.
Dans ces hôpitaux il avait vu arriver du front des blessés atroces qui hurlaient, dépecés, écorchés, brûlés, mutilés. Il les avait quelques fois encouragés et soutenus. C'était la guerre et c’était pire au front. Il gardait de ces séjours le souvenir d'une sorte de havre dont certains repartaient rapidement et où d'autres restaient jusqu'à la fin, comme ces vieux navires qu'on voit dans les ports finir leur vie à l'ancre, échoués.
Chère Eléonore, le Docteur Martin, mon ami, votre ami, m'a dit que vous aviez insisté pour savoir et qu’il vous avait tout dit. Cette chambre 38 va être pour vous ce havre...
Monsieur Jardin se rappelle qu'il n'a rien écrit sur ce havre qu'avaient été pour lui les hôpitaux.
...va être le havre obligé d'une si belle barque...
D'une si belle barque ?
Oui, d'une si belle barque ! Eléonore ! Vous êtes une barque ! Vous êtes la barque sur laquelle nous avons tant aimé ramer et ramer encore jusqu'à ce que vous nous portiez ensemble sur des rivages d'extases. Souvenez-vous de la lumière chaude, douce et pourtant cinglante, dans ce petit matin d'automne, sur cet étang des Dombes, cette brume dorée qui rampait à fleur d'eau, et les canards dérangés. Oui, Eléonore, vous êtes la barque sur laquelle nous ramions ensemble !
Monsieur Jardin se penche sur son bureau, sur sa feuille, plié dans un élan vers cette femme sur laquelle il a si souvent, si délicieusement, courbé les reins.
Ce matin je suis monté au troisième étage de votre hôpital. J'étais sur le point de frapper à la porte 38. Pour la première fois, vous ne seriez pas venue m’ouvrir vous-même. Je serais entré, je vous aurais vue là, couchée, déjà couchée. J'ai préféré faire demi-tour. Vous m'approuverez, je crois.
Je sais que la vie, jusqu'au bout, vous l’aimez trop pour voir une stupide malédiction dans ce qui vous arrive ; ce n’est que le coup bas d'un destin aveugle et imbécile, il frappe au hasard et vous atteint justement au coeur même de notre bonheur, au coeur de cette fleur où nous nous sommes, tous, merveilleusement épanouis, merveilleusement répandus.
Vous auriez été atteinte ailleurs, bien sûr je serais à vos côtés, bien sûr j'aurais tenu votre jolie main et je vous aurais accompagnée jusque dans vos tout derniers instants. Mais là...
J'ai préféré faire demi-tour.
Monsieur Jardin revoit le couloir clair et propre, son carrelage blanc, sa lumière un peu verte. Il avait rebroussé chemin au son métallique de ses chaussures sur le dallage encaustiqué. Il était redescendu l'escalier, les trois étages, le portier lui avait ouvert la porte. Monsieur Jardin avait alors rempli ses poumons de l'air déjà printanier du dehors, en une profonde inspiration. À voix haute il s’était écrié :
— Ma fleur !
— Pardon ? Vous avez oublié vos fleurs ? Si Monsieur veut, je peux aller les lui chercher.
— Mais non, mon ami. Il avait regardé le portier pour saisir le sens de ce dialogue qui s'était amorcé malgré lui : Mais non, je pensais à ma fleur. Et, ma fleur, elle est là !
Et il s'était frappé la poitrine, à la place du cœur, d'un grand geste emphatique, avec un grand sourire content. Quelque chose d’elle resterait en lui, immortellement !
Sans se soucier de l'air éberlué du portier, il s'était mis à marcher dans la rue, d'un bon pas, malgré l’imperceptible hésitation de sa jambe droite.
Dehors, j'ai respiré le printemps. On dirait qu'il est là. Je m’en suis gonflé. Lui, ce printemps, l’heureuse saison, réussit sans doute à traverser les fenêtres de ce maudit bâtiment. Il vient jusqu'à votre lit. Il vous caresse, vous caresse... De ce printemps, je me suis rempli. Et je vous ai emmené avec moi, comme une fleur.
Vous êtes une fleur, Eléonore ! Vous resterez ainsi toujours, pour moi, une fleur. Je vous garde avec moi, sachez-le, comme vont vous garder tous les hommes que vous avez honorés de vos bontés radieuses. Vous resterez ainsi, en beaucoup de jardins, une fleur intacte. La plus belle des fleurs. Chère Eléonore.
Monsieur Jardin signe de son nom, glisse la feuille dans une grande enveloppe. Il écrit dessus "Madame", puis Eléonore, puis un nom de famille, suivi du numéro de la chambre et de l'adresse de l'hôpital.
Il laisse la lettre sur le bureau. Demain, il la postera.
***

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Master dans : R04_Drapier\La fleur
V:19.02.2009 (28.12.03-10.06.91)