—
Albert, pourquoi ne tirez-vous jamais les rideaux. Les fenêtres
laissent entrer le froid.
— Le froid ne me fait pas peur et je veux goûter de la
dernière clarté du jour, voir la nuit arriver et les
lumières s'allumer sur la ville.
Madame Jardin demande :
— Vous n'allez pas à votre cercle ce soir ?
— Non, pas ce soir.
Elle s'étonne. Deux fois par semaine son mari descend au Cercle.
Le jeudi il y va tout tranquillement, mais le mardi il part en
sifflotant, pomponné, fringant, comme un jeune homme, un jeune
homme de soixante-huit ans qu'elle ne peut s'empêcher de regarder
avec fierté, et beaucoup de tendresse. C'est vrai, il est
resté si jeune. C'est comme ça, tous les mardis depuis si
longtemps que Madame Jardin ne s'en offusque plus.
Mais aujourd'hui, pour la deuxième fois consécutive, il
renonce à ce rendez-vous hebdomadaire. Madame Jardin se fait du
souci. Serait-il malade ou soudainement trop vieux ? Pas un
instant elle n'imagine que c'est le Cercle du mardi qui est
peut-être touché.
La voilà tout inquiète :
— Mon cher ?...
— Je dois écrire une lettre. Un camarade de régiment.
Nous avons vécu tant de choses ensemble. Il vient de perdre sa
femme.
— Le pauvre homme.
Madame Jardin dépose un baiser sur les cheveux blancs de son
compagnon, elle ferme les rideaux et s’en va.
— Bonne nuit, Louise.
Sur le bureau, la lampe détermine un cercle jaune au-delà
duquel la pièce, les rayonnages de livres, ouverts dans les
boiseries, se perdent dans un cocon d'obscurité. Sur le sous-main
de cuir noir et rouge, la feuille de papier est encore blanche.
Monsieur Jardin prend sa plume.
Chère
amie...
Il recule son
fauteuil et élève la feuille devant ses yeux comme s'il
agissait d’une gravure. Il roule entre ses doigts la pointe de ses
moustaches, il hoche la tête, puis lance la feuille en boule dans
la corbeille avec une précision qui le réjouit et le
rassure.
— Ma chère amie ?
Ce n'est pas la bonne formule mais, excepté des petits mots
griffonnés à la hâte et leur fixant un rendez-vous,
il ne lui a jamais écrit. Et aujourd'hui c'est une lettre qu'il
veut lui envoyer. Une de celles qu'on n'est jamais certain de terminer,
à force de soupeser chaque mot, chaque virgule, avec tout ce
qu'il ne saura pas dire, avec la multitude de souvenirs et
d'émotions qu’elle charriera.
Et cette lettre, s'il la termine, la postera-t-il ou remettra-t-il
son expédition au lendemain ou au lendemain du
lendemain ou après encore, quand il sera trop tard et que,
la retrouvant un jour au fond du tiroir, il sera alors submergé
d'une nostalgie immense et d'un remord insatisfait ?
— Allons ! Ma chère amie...
Cet adjectif possessif le gêne. Possessive, elle l’était si peu.
Même de son propre corps. Une offrande. Heureuse de s'offrir
à plusieurs, à tous et de n'appartenir à personne.
— Comme la plume au vent... Chère Eléonore.
Il rit en entendant la musique de ce nom. Il la revoit au coeur des
Dombes, dans la cour de cet hôtel des Tilleuls ou des Platanes,
descendant de la petite Bugatti décapotée, avec les
feuilles mortes qui lui dansaient autour en craquants dans le vent
soulevé par la voiture. Elle riait en retenant de sa main son
grand chapeau blanc. Ce rire était aussi un sourire
délicieux.
Eléonore, ce matin je suis venu
jusqu'à votre chambre...
Mais cette
chambre, il n'a pas voulu la voir, ce n'est pas sa chambre, il ne lui
connaît qu’une chambre, celle attenante au tout petit salon rouge.
— Eléonore, pourquoi me faites-vous toujours attendre, ne
serait-ce qu'un instant. Tout ça quand...
— N'est-ce pas...
Un "n'est-ce pas" dit en laissant traîner la voix. Ce
n'était pas une question, il le comprenait ainsi. Pour
cela aussi, ils étaient tous fous d'elle. Cette attente dans
le petit salon de cuir rouge, à peine éclairé,
avec le plateau d'argent, la coupe et la bouteille au frais à
laquelle personne apparemment ne touchait jamais, c'était
déjà l'Amour.
Ce
matin je suis venu jusqu'à votre chambre. Ce n'est pas votre
chambre, cette chambre 38. Vous savez bien, je vous ai raconté
une fois, les hôpitaux ne me font pas peur. Mais j'ai fait
demi-tour et je me suis enfui. Pas enfui, je suis parti, je suis
simplement reparti. Simplement... Chère Eléonore...
Il avait
connu trois hôpitaux, suite à une blessure de guerre dont
il n'a gardé qu'une légère gêne qui ajoutait
à son charme.
— Allez, passez devant ! J'aime cette espèce
d'hésitation invisible dans votre démarche, ce
léger arrêt sur votre jambe droite. Elle vous rend
délicat et solide.
Ils marchaient au bord d'un des nombreux étangs. Eléonore
lui avait dit ça en l'enveloppant de son sourire très
tendre.
Dans ces hôpitaux il avait vu arriver du front des blessés
atroces qui hurlaient, dépecés, écorchés,
brûlés, mutilés. Il les avait quelques fois
encouragés et soutenus. C'était la guerre et
c’était pire au front. Il gardait de ces séjours le
souvenir d'une sorte de havre dont certains repartaient rapidement et
où d'autres restaient jusqu'à la fin, comme ces vieux
navires qu'on voit dans les ports finir leur vie à l'ancre,
échoués.
Chère Eléonore, le Docteur
Martin, mon ami, votre ami, m'a dit que vous aviez insisté pour
savoir et qu’il vous avait tout dit. Cette chambre 38 va être
pour vous ce havre...
Monsieur
Jardin se rappelle qu'il n'a rien écrit sur ce havre
qu'avaient été pour lui les hôpitaux.
...va
être le havre obligé d'une si belle barque...
D'une si
belle barque ?
Oui,
d'une si belle barque ! Eléonore ! Vous êtes une
barque ! Vous êtes la barque sur laquelle nous avons tant
aimé ramer et ramer encore jusqu'à ce que vous nous
portiez ensemble sur des rivages d'extases. Souvenez-vous de la
lumière chaude, douce et pourtant cinglante, dans ce petit matin
d'automne, sur cet étang des Dombes, cette brume dorée
qui rampait à fleur d'eau, et les canards
dérangés. Oui, Eléonore, vous êtes la barque
sur laquelle nous ramions ensemble !
Monsieur
Jardin se penche sur son bureau, sur sa feuille, plié dans un
élan vers cette femme sur laquelle il a si souvent, si
délicieusement, courbé les reins.
Ce
matin je suis monté au troisième étage de votre
hôpital. J'étais sur le point de frapper à la porte
38. Pour la première fois, vous ne seriez pas venue m’ouvrir
vous-même. Je serais entré, je vous aurais vue là,
couchée, déjà couchée. J'ai
préféré faire demi-tour. Vous m'approuverez, je
crois.
Je
sais que la vie, jusqu'au bout, vous l’aimez trop pour voir une stupide
malédiction dans ce qui vous arrive ; ce n’est que le coup bas
d'un destin aveugle et imbécile, il frappe au hasard et vous
atteint justement au coeur même de notre bonheur, au coeur de
cette fleur où nous nous sommes, tous, merveilleusement
épanouis, merveilleusement répandus.
Vous
auriez été atteinte ailleurs, bien sûr je serais
à vos côtés, bien sûr j'aurais tenu votre
jolie main et je vous aurais accompagnée jusque dans vos tout
derniers instants. Mais là...
J'ai
préféré faire demi-tour.
Monsieur
Jardin revoit le couloir clair et propre, son carrelage blanc, sa
lumière un peu verte. Il avait rebroussé chemin au
son métallique de ses chaussures sur le dallage
encaustiqué. Il était redescendu l'escalier, les trois
étages, le portier lui avait ouvert la porte. Monsieur Jardin
avait alors rempli ses poumons de l'air déjà printanier
du dehors, en une profonde inspiration. À voix haute il
s’était écrié :
— Ma fleur !
— Pardon ? Vous avez oublié vos fleurs ? Si Monsieur
veut, je peux aller les lui chercher.
— Mais non, mon ami. Il avait regardé le portier pour saisir le
sens de ce dialogue qui s'était amorcé malgré
lui : Mais non, je pensais à ma fleur. Et, ma fleur, elle
est là !
Et il s'était frappé la poitrine, à la place du
cœur, d'un grand geste emphatique, avec un grand sourire content.
Quelque chose d’elle resterait en lui, immortellement !
Sans se soucier de l'air éberlué du portier, il
s'était mis à marcher dans la rue, d'un bon pas,
malgré l’imperceptible hésitation de sa jambe droite.
Dehors, j'ai respiré le printemps.
On dirait qu'il est là. Je m’en suis gonflé. Lui, ce
printemps, l’heureuse saison, réussit sans doute à
traverser les fenêtres de ce maudit bâtiment. Il vient
jusqu'à votre lit. Il vous caresse, vous caresse... De ce
printemps, je me suis rempli. Et je vous ai emmené avec moi,
comme une fleur.
Vous êtes une fleur,
Eléonore ! Vous resterez ainsi toujours, pour moi, une
fleur. Je vous garde avec moi, sachez-le, comme vont vous garder tous
les hommes que vous avez honorés de vos bontés radieuses.
Vous resterez ainsi, en beaucoup de jardins, une fleur intacte. La plus
belle des fleurs. Chère Eléonore.
Monsieur
Jardin signe de son nom, glisse la feuille dans une grande enveloppe.
Il écrit dessus "Madame", puis Eléonore, puis un nom de
famille, suivi du numéro de la chambre et de l'adresse de
l'hôpital.
Il laisse la lettre sur le bureau. Demain, il la postera.
***
vers
les autres
textes >>>
©Olivier
Sillig, textes et images, tous
droits de reproduction réservés.