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Olivier Sillig 

La Fenêtre
Illustration: Olivier Sillig / Technique mixte, 1984                                                             .
O.Sillig / 1984
J'avais dix-sept ans et j'étais puceau. De l'amour, je ne connaissais que quelques baisers volés ou échangés. Mon éducation sexuelle se faisait lors de conversations salaces de fond de préau, documentées dans les rares journaux cochons amenés par les grands qui en négociaient savamment l'usage. À l'éveil de mon corps, je répondais par les plaisirs du promeneur solitaire. J'étais élève au lycée classique Jules Ferry. Sur mes carnets scolaires, les appréciations étaient invariablement : « Compte tenu de ses aptitudes, pourrait faire mieux. », ce qui me permettait de ne pas en faire trop, tout en me maintenant à peu près à flot. Je jouais du violon, j'aimais ça, je faisais partie de l'orchestre du lycée. Les mardis soirs, je pratiquais le judo, alors seul art martial en vogue.
Si je connais le Docteur Pierre Gordes (1807-1862), c'est que ce savant est natif de notre cité. Comme il se doit, il y a sa rue, la rue Gordes, une rue qui suit le périmètre de l'ancienne citadelle. En son amont, des restes de fortifications la délimitent encore ça et là. La ville ayant largement débordé les remparts, les immeubles en aval se trouvent en contrebas, et la rue Gordes donne directement sur leur deuxième ou troisième étage. Pour aller et revenir du judo, je passe par la rue Gordes. Généralement seul, ayant laissé mes derniers copains sur la place Thiers. La rue Gordes est une rue peu fréquentée.
Ce soir-là était un de ces premières nuits de printemps où la chaleur de la journée se prolonge indéfiniment. C'était un soir de fin mai, il était minuit. Je n'avais pas de veste. Je traînais les pieds, pas pressé de rentrer. Entre deux maisons anciennes, il y avait une petite place avec un banc à l'ombre des réverbères. Je m'y suis assis, les jambes allongées, gardant les mains dans les poches, la nuque appuyée contre le dossier. Je me suis mis à siffloter l'adagio d'Albinoni, c'est con, mais ça allait bien avec le moment. En face, presque à la hauteur de la rue, il y avait une fenêtre ouverte sur une chambre éclairée.
Une chauve-souris passe, l'adagio défile.
Maintenant, quelqu'un est entré dans la chambre. Une femme, elle s'approche de la fenêtre. Les rideaux vont sûrement se fermer.
Non ! Elle avance une chaise.
Et défile l'adagio.
Elle enlève son pull-over. L'adagio reste en suspend.
Elle se baisse. Elle a dû défaire ses bas. Et sa jupe. Son soutien-gorge maintenant. Elle est entièrement nue. Et moi, je suis dans l'obscurité, sur un banc.
Je ne la vois que jusqu'à la taille. Elle dénoue ses cheveux. Elle s'étire. Elle ramène ses mains sur sa tête. Elle se masse le sommet du crâne et ses seins suivent le mouvement. Moi aussi, des yeux pour l’instant.
Elle se caresse le cou. Ses mains descendent, soupèsent ses seins, lentement. Elles font rouler, me semble-t-il, les tétins entre leurs doigts. Ses doigts.
Mes mains sont cramponnées au banc.
Elle bouge. Son genou. Elle pose sa jambe sur la chaise. Sa main droite a lâché le sein et glisse contre son flanc, puis sur le ventre où elle disparaît de mon champ de vision. Lentement le sein droit se met à monter, et lentement à descendre, entraîné par l'épaule qui vient frôler l'oreille. Alternativement, une longue mèche de cheveux masque le téton. La femme a maintenu sa main gauche sur son sein gauche, dans un mouvement horizontal au même rythme.
Ma main gauche à moi est retournée dans ma poche. Elle aussi suit le rythme. Je suis très attentif. Totalement. Comme à l'orchestre quand la baguette du chef nous dirige. Quand je ne connais pas une partition mais que je la pressens. Donner le meilleur de soi-même, sans partir avant les autres dans le crescendo final.
La femme. Ses deux mains viennent de plonger sous la fenêtre. Lentement, mais de plus en plus, sa tête monte, le rythme s'accélère, s'accélère et s’accélère encore. Final, syncope, nous syncopons.
Ses bras se détendent le long de son corps, sa tête roule en avant, elle se regroupe. On dirait presque qu’elle salue.
Elle a enlevé la chaise, elle vient de disparaître, la lumière s'éteint.
Je reste sur mon banc à regarder la voie lactée, lactée comme  la traînée poisseuse d’un avion à réaction dans le ciel uniforme.
 
Le lendemain, à la récréation, je suis resté en classe, à dessiner ; je n'avais pas envie de discuter.
Le soir, je suis allé tourniquer un moment dans le quartier de la rue Gordes. Mais, quelque part,  je sentais que, pour ma fenêtre de la rue Gordes, je devais attendre le prochain mardi soir, le retour du judo.
Le mardi suivant, à l'aller, tout était éteint à ma fenêtre. Au retour, je ne me suis pas arrêté pour boire un verre avec les copains. À onze heures j'étais sur mon banc. C’était, à n'en pas douter, trop tôt. La fenêtre était éteinte, il n'y avait guère de raison qu'elle revienne, justement à ce moment-là. Je me suis trouvé stupide, mais je suis resté. À la demie, un vieux est venu s'asseoir sur le banc. Quelle tuile ! Il m'a demandé un clope, par chance je ne fumais pas encore, alors il est parti.
Au moment où la lumière s'allume, c'est minuit moins dix. Aujourd'hui, elle a un pull-over rouge vif. Elle disparaît.
Minuit sonne, j'attends.
La revoilà ! De nouveau elle avance la chaise. Elle fait tomber sa jupe. Elle s'assied. L'un après l'autre je vois ses genoux ; elle est en train d'enlever ses bas. Maintenant c'est sa culotte, cette petite boule blanche qu'elle vient de froisser entre ses mains et dans laquelle elle plonge son nez. C'est la première fois que je la vois de profil, ça va bien, ton profil me plaît ! Elle se lève. Là, ses gestes m'échappent. Elle vient de plonger ses bras sous son pull. Ah ! Il s’agit de son soutien-gorge qu’elle retirait. Elle le pose sur la rambarde de la fenêtre. Elle replonge ses bras sous son pull. Furieusement. Elle se masse les seins.
J'aperçois le haut de son ventre.
Elle tire la chaise contre elle, de profil, le dossier. Et tout entière elle monte, et tout entière elle descend, les deux mains cramponnées à la chaise.
J'ai serré mes deux bras entre mes jambes. Je la suis.
Quand l’orchestre est au complet, le chef dirige tout le monde. Bien sûr, il réserve certains de ses gestes pour les percussions, pour les instruments à vent ou pour les instruments à cordes, voire spécifiquement pour les violons, mais c'est alors pour tous les violons, jamais pour un seul en particulier, sauf peut-être si j'ai fait une grosse faute. J'adore ça. Il m'est arrivé, une fois, lors d'une répétition, pour voir, de ne pas poser mon archet sur les cordes, de ne faire que semblant. Eh bien, le coffre de l'orchestre en a peut-être été légèrement diminué, mais c'est tout. Ce soir dans ma rue Gordes, c'est exactement comme à l'orchestre. Et je joue, je joue, je joue, je la suis et nous jouons ensemble ! Et, ensemble, nous saluons !
 
Il restait six mardis jusqu'aux grandes vacances, il y eut six mardis. Maintenant, je savais que minuit était minuit et qu'il ne servait à rien de venir trop tôt. J'allais donc à nouveau boire un pot avec les copains, mais à minuit j'étais là.
Un de ces mardis, il n'avait pas fait froid mais il avait plu toute la journée et il était évident que ça allait se poursuivre toute la soirée. À la surprise de mes parents, j'ai pris le parapluie de mon père. Ils ont souri, l'air entendu.
Cette pluie aiguillonnait ma curiosité impatiente. Je me suis installé sur mon banc, regroupé sous le parapluie, le manche entre les jambes.
Nue, elle s'était assise sur la chaise et avait déployé ses jambes sur le rebord de la fenêtre. Je ne voyais d’elle que ses pieds, ses genoux, le sommet de sa tête et ses épaules. Ce soir là, elle jouait un jeu tout en subtilité, une partition difficile, du Chopin peut-être, dont le chef doit tant moduler les nuances que ses ordres à lui ne sont que d'imperceptibles sursauts de sa baguette, et ses mouvements à elle probablement qu'un pianotement léger sur son clitoris. Ce fut une splendide interprétation, et la pluie nous applaudit sur le toit de mon parapluie.
 
En deux mois, je venais d'apprendre beaucoup. J'avais mûri, les conversations de préau ne m'intéressaient plus guère. On me soupçonnait une maîtresse, je ne détrompai personne, il n'est pas de vain prestige.
Pendant les vacances, je couchai avec Catherine, la fille de fermiers voisins. Elle savait que c'était pour moi la première fois, mais je l'ai étonnée par mon métier et ma sensibilité disponible. En général longtemps, les grands chefs d'orchestre ont tous d’abord été des exécutants au sein d'une formation. Ce premier soir avec Catherine, c'était enfin moi qui tenais la baguette et menais l'orchestre. Je découvrais que, pour être un maestro, il fallait aussi être totalement à l'écoute de l'orchestre, de chaque nuance des instrumentistes. Catherine et moi nous nous sommes très applaudis.
 
Au retour des vacances, le judo reprit. Par curiosité surtout, je me suis à nouveau m'assis sur le banc de la rue Gordes. Il ne vint personne. Le mardi suivant en passant, j'y vis une vieille qui suspendait du linge, la femme avait dû déménager.
Je m'étais mis à fumer. Un jour, dans l'hiver qui suivit, je suis entré dans un tabac à l'autre bout de la ville, pour un paquet de Bleues. Au moment de payer, je suis resté interdit, légèrement pétrifié. C’était elle. Elle m'a bien regardé, elle aussi semblait surprise.
En me rendant la monnaie, elle a simplement dit :
— Ah, c'est toi.
 
Quelques années plus tard, j'ai rencontré une fois monsieur Rapin, le chef de notre orchestre du lycée. Il était maintenant à la retraite. Ensemble nous avons discuté musique, et évoqué des souvenirs.
Il m'a fait cette remarque :
— Vous aviez, je me le rappelle très bien, une excellente lecture de ma direction. J'appréciais aussi votre façon d'explorer les différents degrés de liberté laissée à l'exécutant, ceci même dans les partitions très exigeantes.
 Là, il a eu un petit sourire malin et complice, et il a ajouté :
— Je me souviens qu'une fois, lors d'une répétition bien sûr, vous être resté peut-être bien une minute à faire seulement semblant de jouer. Juste semblant.

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Master: R04_Drapier
V:11.12.07 (11.12.07-32.06.1984)