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                   Olivier Sillig

 

L'Architecte et le prédicateur      

O.Sillig 1968 / Linogravure                                                                                                   

O.Sillig 1983 / styloNe prévoir qu'une entrée et oublier la sortie est une faute grave. C'est une erreur que l'architecte d'ici à commise. Depuis les choses ont été corrigées et tout va beaucoup mieux. Vous aurez l'occasion de vous en rendre compte un jour.

Premier Acte (manqué)
Quelquefois, le plus souvent l'après-midi, la petite sieste prévue fait place à un endormissement profond. Les dix minutes que l'on pensait s'octroyer se révèlent être une heure, ou même deux heures de sommeil d'affilée, suivies d'un réveil soudain qui nous laisse complètement désorienté, sans plus savoir où l'on est, quel jour, le jour ou la nuit, quelle heure, heure du matin ou du soir ? C'est en général plutôt désagréable, mais pas toujours.
Eh bien ! C'est exactement avec cette impression, pas désagréable, que je me réveille. Je me réveille tout à coup, en sursaut, mais sans aussitôt ouvrir les yeux. Je n'ai effectivement aucune idée du lieu, du jour, de l'heure, ni du pourquoi (pourquoi je dors), ni du comment (comment j'ai dormi). Pourtant je me sens bien, malgré des des souvenirs de rêves, qui n'ont, en soi, rien d'agréable : des images de carrosseries brusquement froissées et qui s'entremêlent, de choc très violent, de sang qui me gicle dessus, dont le mien, de dislocation, de grincements et de roulements, qui s'épuisent sur leur lancée, puis d'immobilité et de silence complet.
C'est bien connu, en général ces rêves qui impliquent douloureusement le corps sont provoqués par une position inconfortable prise dans le sommeil. Mais je me sens bien dans mon corps, aucune douleur, aucun engourdissement, aucun fourmillement, au contraire un confort douillet. J'ouvre un oeil, un demi-oeil. Comme j'ai la tête légèrement surélevée — certainement par un oreiller — je n'aperçois que mon thorax. Il est caché par une chemise, maintenant je la sens, c'est une chemise de nuit, blanche, en étoffe épaisse et douce. Je ne porte jamais de chemise de nuit, je n'ai que des pyjamas rayés. Donc, je ne suis pas dans mon lit et je ne suis pas chez moi ; mon lit à moi est dur, c'est meilleur pour le dos. Ce lit-ci, par contre, est particulièrement moelleux. Etrange... Pourtant il n'y a que dans les hôpitaux que l'on vous mette des vêtements de nuit qui ne sont pas les vôtres, il n'y a que dans les hôpitaux où l'on vous enfile encore, indistinctement, des chemises de nuit blanches. Donc, je suis dans un hôpital. Voilà déjà quelque chose d'acquis.
Si je suis dans un hôpital, cela veut aussi dire que je n'ai pas rêvé, ou pas seulement rêvé. Les images récentes dont je me souviens ne sont probablement pas celles d'un vilain cauchemar mais, somme toute, très probablement, des images bien réelles. Quelque chose me revient. Je devais aller trouver un client dans un petit village. Lequel ? Je ne me rappelle plus. Il faisait beau, très beau, la voiture roulait merveilleusement, c'est une nouvelle voiture, je viens d'en changer, un modèle plus puissant... Zut ! Elle est probablement détruite. Une allée de platanes, le soleil était encore bas, une voiture en direction inverse. Ah ! Ça y est ! Carrosseries brusquement froissées et qui s'entremêlent, choc, très violent, sang qui me gicle dessus — c'est bien ça — dont le mien, dislocation, grincement de roulement qui s'épuise sur sa lancée puis immobilité, silence complet et total. .. et le client qui m'attend sans doute encore ! Ça fera un contrat, plus une voiture, de perdus.
Donc, j'ai eu un accident, et je suis à l'hôpital. Pourtant, vraiment, je n'ai mal nulle part. Suis-je encore sous l'effet de la narcose ? Je peux bouger le bras gauche ? Je peux bouger le bras gauche. Le bras droit ? Le bras droit. Les jambes. La tête fonctionne. Je n'ai mal nulle part et je suis réveillé.
Je ne suis pas à l'hôpital. Allons ! Il faut se décider à le savoir. Ouvrons donc les yeux pour de bon ! Ça y est, ils sont ouverts. Le lit, vraiment terriblement moelleux, dépasse les limites d'un lit normal. Il continue au-delà d'un lit conjugal. Il s'étend à perte de vue, un matelas molletonné que rien ne semble arrêter. S'il n'était si confortable, si délicieusement chaud, je pourrais me croire couché dans une neige toute fraîche. Ce que corroborerait — j'ai levé la tête — le ciel bleu et très clair au-dessus de moi.
Je suis donc dehors, en plein air — l'air est doux — couché, assurément par terre, ce n'est pas de neige, peut-être un champ de coton, de la ouate ? On dirait un nuage... Mais ça ne peut pas être un nuage car j'aperçois des arbres. Ça ne peut pas être de la neige car les arbres sont en fleur. Ils sont plantés dans mon matelas, plantés dans ma ouate, plantés dans mon nuage. Ah ! J’ai pris le premier pour un pommier, mais ses fleurs sont d'un rose orangé. C'est un amandier. Je suis donc quelque part dans le Sud !
Un oiseau se met à chanter et son chant plane sur ce paysage si doux. On dirait un interlude, comme il y en avait autrefois à la télé lors des ruptures d'émission. Suis-je en rupture d'émission ?
Je ne suis pas à l'hôpital, pourtant j'ai eu un accident pour de bon, pour preuve la chemise de nuit ! Une chemise de nuit peut-elle prouver un accident ? Peut-être.
Je ne suis pas à l'hôpital, je suis quelque part perdu dans un paysage, dans un nuage planté d'arbres en fleur et d'oiseaux chanteurs. Est-ce bien raisonnable ?
Mais, en fait, que sait-on de la face cachée des nuages ? Rappelez-vous, que n'a-t-on pas imaginé de la face cachée de la lune ! Et les avions ne connaissent que la face cachée des nuages bas. Qui dit que les nuages d'altitude sont identiques aux nuages bas ? Il n'y a qu'à voir les poissons des grandes fosses océaniques, ils sont complètement différents des thons, merlans, morues, anchois et autres sardines de surface.
Donc, peut-être, je suis sur un nuage haut, très haut, planté d'arbres enchanteurs, dans une belle robe blanche, suite à un accident...
Ah ! J'y suis, je crois bien que j'y suis ! Je suis mort, et je suis au Paradis. Au premier contact cela semble agréable, j'y suis bien...
 
Voilà, j'avais trouvé où j'étais. J'avais compris, j'étais arrivé, en gros, à reconstituer ce qui m'était arrivé. J'étais tout à fait réveillé et je me suis assis.
Le nuage était agréablement vallonné de vagues légères, comme certains paysages du centre de l'Italie, mais dans une autre gamme chromatique.
Je constatai alors qu'un peu plus loin, sous un autre arbre, il y avait quelqu'un d'autre qui dormait. J'en fus tout d'abord totalement surpris. J'étais si nouveau en ces lieux, j'y débarquais comme un nouveau né sur notre bonne vieille terre — la votre maintenant. En fait, qu'il y ait quelqu'un d'autre, était parfaitement normal. Avec la multitude de morts qui se succèdent — s'accumulent plutôt — depuis la nuit des temps, je ne pouvais être tout seul ici.
Je me suis levé et, avec prudence, j'ai fait mes premiers. Je n'étais pas certain que la ouate du nuage supporte le poids de mon corps. Mais la ouate résistait, tout en offrant une douceur délicieuse sous mes pieds nus. Je me suis alors avancé vers l'autre dormeur accroupi. Il s’agissait d’une femme. Elle dormait sur le côté, elle souriait dans son sommeil, l'air aux anges. Aux anges. Elle avait une chemise de nuit identique à la mienne mais qu'elle habitait de formes rondes et harmonieuses. Tout ici n'était-il qu'harmonie ?
Mon approche ne troubla en rien son sommeil. Mes pas ne faisaient aucun bruit dans la ouate du paysage. En outre le discret froissement de ma robe était couvert par le chant des oiseaux que je ne dérangeais apparemment pas plus.
Je m'assis à deux mètres de la jeune femme et la regardai patiemment dormir. Pressentais-je déjà l'éternité qui s'étalait désormais devant nous et qui allait nous servir de nouvelle aune de mesure ?
Je me sentais d'humeur très accueillante, et dépourvu de tout sentiment de gêne ou de pudeur qui, sur Terre, m'aurait peut-être retenu de regarder ainsi une femme inconnue, endormie en un lieu inconnu. Ici, je n'avais nullement l'impression de violer une quelconque intimité ou, plus exactement, aucune culpabilité à violer cette délicieuse intimité. Au bout de... disons, au bout d'un certain temps …
Comment s'écoule le temps ici ? J'avais déjà remarqué que les ombres ne bougeaient presque pas, que le soleil restait quasi immobile, presque à la même place dans le ciel au-dessus de nous ? Le jour serait-il, ici, beaucoup plus long ?
Donc, au bout d'un certain temps, ma dormeuse s'étira. Malgré ses yeux fermés, je devinai qu'elle devait être maintenant réveillée. Peut-être cherchait-elle, elle aussi, à comprendre où diable elle se trouvait ? Pour autant, évidemment, qu'elle fût, elle aussi, un nouvel arrivant.
Enfin elle ouvrit les yeux. Ils étaient très beaux et rieurs. Elle m'aperçut, me regarda d'abord avec une certaine incompréhension puis rit d'un petit rire accueillant.
—  Ah ! Vous êtes là vous aussi ?
Contrairement à moi, elle m'avait déjà reconnu :
—  Votre BMW, elle était neuve, n'est-ce pas ?
Elle rit à nouveau.
Je répondis avec fierté
—  Toute neuve ! Puis je demeurai interloqué : Parce que ?...
Elle chercha aussitôt à me rassurer :
—  Non, non ! Ma voiture était déjà très vieille. Une défaillance, sans doute. À moins que je n'aie été gênée par le soleil ? En tous cas, excusez-moi ! Elle rit encore : Je suis certaine que mon assurance arrangera tout. Elle précisa aussitôt : En bas ! Car pour nous, ici, ça n'a plus aucune importance, n'est-ce pas ?
Et elle rit de pljus belle en me tendant la main.
J’y déposai un baisemain un peu suranné.
—  Jean Dupont.
—  Marguerite Martin.
—  Enchanté.
—  Comme c'est drôle, dit-elle, en général, pour le moindre petit accrochage, les conducteurs s'étripent comme des charretiers et là, pour un accident grave, très grave, fatal, nous avons, tous deux, l'air ravi.
À ces mots, elle sauta sur ses jambes. Elle s'étira. Avec ses doigts de pied, aux ongles vernis, elle explora la douceur du sol cotonneux. Elle posa ses mains sur ses hanches et s'étira encore, donnant une cambrure à ses reins qui mit sa poitrine en évidence.
—  Il faut bien dire que vous êtes beau, très beau. Déjà en vous croisant je l'avais remarqué. C'est peut-être bien ça qui m'a distraite et qui m'a fait perdre la maîtrise de mon véhicule...
—  Tant mieux ! Vous êtes si belle !...
Etonnement, moi qui avait toujours été d'un naturel timide, je n'étais plus du tout embarrassé par ces hommages si abrupts à notre beauté mutuelle.
Elle s'approcha tout près de moi. Et là, je ne me souviens plus exactement si c'est elle qui, la première, passa sa main sur ma nuque ou si c'est moi qui commençai à lui caresser les cheveux. Qu'importe ! Très vite nos lèvres se rencontrèrent. Ce fut immédiatement infiniment plus agréable que l'habituel échange de cartes de visite, cartes grises, cartes vertes, numéros matricules et polices d'assurance !
Et, très vite, nous roulions par terre, dans ce Paradis qui ressemblait tant à un immense matelas !
Jamais mon envie et mon ardeur ne furent ainsi généralisées, non plus focalisées mais généralisées à tout, sans qu'aucun point de mon corps ne fut plus particulièrement mis en avant qu'un autre, et je sentais chez Marguerite un même désir toujours croissant.
J'aimai son genou, il était rond. La base de sa cuisse aussi, et douce, et chaude, chaude et bonne et ma main montait sans hâte tandis que la sienne explorait le revers de mes cuisses. Ma main montait toujours. Elle était maintenant juste sous le pli de l'aine, à l'intérieur, là où la peau est si douce et si chaude. Mes doigts étaient surpris de sentir la peau toujours aussi lisse, alors ils se trouvaient maintenant bien au-delà du pli de l'aine. C’était comme si la peau soyeuse de ventre se prolongeait indéfiniment. J'avais probablement placé ma main trop haut. Je la fis redescendre et explorer plus attentivement entre les deux cuisses. J'eus alors un sursaut d'effroi, pas comme si j'avais touché un insecte ou un minuscule animal caché sous une pierre mais, bien au contraire, parce qu’il n'y avait rien, absolument rien ! Je me redressai immédiatement sur le côté. Avec une violence brusque, je remontai la chemise de nuit de Marguerite sur son ventre et regardai, horrifié, ce spectacle de désolation. Marguerite elle aussi regardait, encore plus horrifiée que moi. Elle regardait là où aurait dû se trouver son sexe, là, entre ses deux jambes. Avec un long cri douloureux et rageur, elle explora de ses mains son périnée et je voyais bien qu'elle n'y trouvait rien d'autre que le prolongement de son ventre.
Quant à moi, je bondis sur mes pieds. Sans aucune pudeur — alors qu'elle aurait dû être totale devant l'imminence épouvantable de ce que j'allais découvrir — j'arrachai ma chemise et la jetai à terre ! Je n'avais, moi, pas besoin de mes mains pour mesurer l'étendue du désastre, pour voir que je n'avais plus rien, pas le moindre petit bout de sexe, plus rien qu'un ventre qui se prolongeait sans fin ! J'y plongeai tout de même la main, espérant y découvrir au moins un vestige atavique, un souvenir, une petite cicatrice au moins ! Juste, juste au moins, le moindre petit orifice pour uriner ! Mais rien ! Et ma main, comprenant plus vite les choses que mon cerveau, continuait déjà plus loin et déjà remontait entre mes fesses, vers mon dos et connaissait, maintenant, l'étendue du désastre. Je n'avais pas d'anus ! Dès lors le Paradis, je le savais déjà, serait un enfer, un enfer total, total et éternel.
Marguerite pleurait, alors que moi je criai :
—  Non ! Non ! Ce n'est pas possible ! Pas possible ! Non ! Non ! Non !
Maintenant nous étions à quatre pattes comme deux chiens en chaleur qui se tourneraient autour, nous nous explorions à tour de rôle, mais sans un mot, car il n'y avait rien, et donc rien à dire. Rien à dire. Nous savions maintenant que ceux du Concile avaient raison. Les anges n'ont pas de sexe, et nous étions des anges ! Oh horreur ! Et les anges n'ont pas d'anus ! Et ça, les évêques et les cardinaux en conclave ne l'avaient pas deviné, ne s'en étaient pas souciés, ou, curieusement, n'avaient pas osé aborder cette question parce que, nous le réalisions soudainement, elle était plus crue, plus impudique que celle du sexe pour l'entendement des prêtres ! Les anges n'ont pas d'anus et nous étions des anges !
—  Et si nous n'avons pas d'anus, me suis-je exclamé, cela veut dire que nous ne mangerons pas. Voilà pourquoi les arbres fruitiers restent probablement toujours en fleur. Je suis même convaincu que leurs fleurs n'ont ni pistil ni étamines !
J'arrachai rageusement une poignée de fleurs roses.  C'était effectivement le cas, elles comme nous n'étaient plus même des mulets !
—  Mais, Jean, nous avons une bouche ! Pourquoi ? Pourquoi alors avoir une bouche ?
Un instant surpris, je trouvai rapidement la réponse :
—  «Un ange du ciel leur apparut et dit.» Il nous a laissé une bouche pour que nous puissions faire le travail auquel Il nous destine, notre travail d'annonciateur. Souviens-toi, les anges sont annonciateurs !
Nous nous serrâmes dans les bras l'un de l'autre en pleurant à grands sanglots et à grands cris, en se roulant par terre et toujours, malgré tout, habités d'un désir maintenant accablant. Peu à peu nos cris se transformèrent en une grande douleur désespérée et muette qui, pour longtemps, ne devait plus nous quitter.
Je dis enfin :
—  Annonciateurs. Il nous a laissé une bouche pour être annonciateurs, ses annonciateurs. Eh bien ! Nous nous en servirons, nous serons prédicateurs !
Marguerite me regarda d'abord surprise. Ses yeux pénétrèrent les miens. Alors, pour elle, cette phrase que j'avais prononcée presque sans comprendre, prit tout son sens — quand, pour moi, elle demeurait mystérieuse, mystérieuse comme, déjà, une prédication. Marguerite l'avait, elle, comprise, et elle était d'accord. Elle sourit, d'un grand sourire cruel et désespéré, puis elle colla sa bouche sur la mienne et m'embrassa avec fureur.
Dsormais nos baisers seraient tristement douloureux et furieux. Nous serions prédicateurs ! Dieu, prends garde !

Deuxième Acte (passage à l')
Avant toute chose, il nous fallait apprendre à connaître notre enfer, ce Paradis, notre enfer. C'est pourquoi nous avons décidé, Marguerite et moi, de partir chacun explorer une direction et de nous retrouver au plus tard (nous n'avions plus de montre et je doutais déjà qu'il puisse en exister au Paradis), à la fin du jour, ici, sous cet amandier où nous avions essayé en vain de nous connaître, de nous connaître bibliquement (Mon Dieu que le langage terrien est quelquefois mal adapté à la réalité céleste !).
Je partis vers l'ouest, Marguerite vers l'est puisque le soleil nous permettait encore d'imaginer au moins des points cardinaux.
Combien de temps s'écoula jusqu'à ce que je retrouve Marguerite sous notre arbre, au crépuscule ? C'est une question qui, ici, n'a plus guère de sens et désormais mon récit s'abstiendra de ces dérisoires repères temporels et de ces réflexes terrestres qui n'ont plus ni cours ni sens, ici.
Marguerite, dont déjà la force morale me stupéfiait, semblait, elle, satisfaite. Elle souriait. Bien sûr, toutes les autres créatures rencontrées dans la journée souriaient aussi, sans cesse, mais je savais que le sourire de Marguerite n'était pas de même nature. Je le savais parce que je l'avais vu naître et que je connaissais les tragiques circonstances qui avaient procédé à sa naissance.
Nous avions tout de suite compris, après quelques rencontres déjà, qu’ici les indigènes  — le mot, ange, nous faisait encore frissonner d'une terreur incontrôlable et d'une répulsion insurmontable —, ne vieillissaient pas et portaient sereinement l'âge qu'ils avaient quand la Mort les avait rappelés à elle. À première vue, cela pouvait sembler équitable  car le vieillard avait pu jouir longtemps de la vie sur terre. Il était donc apparemment  juste qu'ici, il soit vieux. Le jeune, privé plus tôt des joies terrestres, arrivait ici jeune et beau. Mais cette apparence d'équité était diaboliquement trompeuse. Ici, nous étions des anges. Les vieux, avant même de quitter la terre, n'étaient déjà plus tourmentés par le sexe. Son absence physique, ici, ne pouvait que les laisser indifférents, voire les rassurer.
Et les jeunes ? Etaient-ils, tout comme nous, toujours tourmentés par l'absence de leur sexe ? C'est la première chose que nous avions voulu savoir. Et que Marguerite, avec cet esprit d'entreprise qui la caractérisait et qui désormais allait nous tirer en avant, s'était empressée d'aller vérifier.
—  J'ai d'abord croisé un vieux qui m'a fait un grand sourire très doux mais assurément exempt de tout désir. J'ai gentiment répondu à ce sourire comme j'ai répondu à celui des vieilles, croisées ensuite, et qui marchaient bras dessus bras dessous. La population du Paradis est visiblement âgée, on se dirait presque dans une maison de retraite... Enfin, j'ai vu un jeune homme aux traits fins, avec des cheveux et des yeux noirs, qui m'a fait immédiatement et cruellement ressentir cette morsure que j'aimais tant ressentir sur terre. Je me suis approchée de lui, avec un sourire très engageant. Il m'a souri aussi. Je suis venue tout près de lui, nous nous sommes regardés dans les yeux, son regard était bienveillant et si beau que j'ai cru qu'il était, en plus, délicieusement accueillant...
Cette partie du récit de Marguerite venait de réveiller en moi une autre morsure, la morsure de la jalousie. J'attendais presque avec soulagement le récit de son échec. D'abord le jeune homme s'était bien laissé embrasser sur les lèvres mais sans rien d'autre qu'une réponse polie, puis il avait manifesté une lassitude ennuyée qui avait persisté lors de caresses exploratoires prodiguées par Marguerite.
Il avait nonchalamment poposé:
—  Venez un peu vous promener avec moi.
Et Marguerite avait demandé :
—  Où ça ?
Il avait fait un vague geste devant lui :
—  Par là, peut-être.
Et Marguerite avait compris qu'il allait simplement devant lui, sans savoir réellement où et sans y attacher d’importance. Elle l'avait du reste laissé partir sans qu'il réitère son invitation, alors que son désarroi à elle allait toujours croissant.
Elle avait tenté d'autres expériences, des expériences sexuelles comme elle me le rappela avec insistance, mais toutes avaient été l'exacte réplique de la première. L'ennui, rien, le calme plat des anges...
—  En tout cas chez les anges mâles, si ça a encore un sens de les appeler ainsi... Et vous, Jean ?
—  Hélas...
Mes impressions confirmaient les siennes. Je m'y étais pris un peu différemment, je suis moins direct qu'elle, plus timide. D'abord, j'avais observé. Puis j'avais suivi un groupe d'autochtones qui, par chance, allaient vers un petit lac idyllique. Arrivés à son bord, tous, les vieux, les vieilles, les vieillards, les moins vieux, les plus jeunes, les quelques jeunes et les rares enfants, avaient quitté leur chemise de nuit et s'étaient avancés dans l'eau.
—  Et comment étaient-ils ?
Je fis pour Marguerite un signe de mon doigt dans la paume de ma main pour en souligner le fait qu'elle était vide.
—  Comme ça, rien, rien.
J'étais resté seul sur la rive, ils m'avaient appelé, mais sans beaucoup de conviction alors que je m'étais absolument refusé à montrer, et surtout à voir, ma terrible et nouvelle nudité. Ils se baignaient dans l'eau douce, en souriant toujours, les enfants jouant vaguement à se sourire les un après les autres.
—  Vous voulez dire à se courir les uns après les autres, rectifia Marguerite.
Mais non, je voulais bien dire sourire, car ils ne cherchaient pas à s'attraper, ni à se toucher, ni à se gicler. Quand l'un d'eux arrivait tout près d'un autre, il lui souriait simplement un peu plus et le jeu semblait reprendre.
Au bout d'un moment un très vieux vieillard à l'air très bon, comme tous les autres du reste, sortit de l'eau et resta nu debout à se sécher à côté de moi.
—  Ai-je déjà l'air très bon, moi aussi ? m'interrompis-je soudain inquiet et interrogeant Marguerite.
Elle me dévisagea avec un grand sérieux, elle avait l'air soucieuse aussi.
—  Oui, vous avez déjà l'air assez bon.
Et avec une brusque détresse, en me secouant violemment le bras elle me cria :
—  Jean ! Ressaisissez-vous ! ressaisissez-vous ! Ne vous laissez pas aller ! Il faut nous battre ! Il faut nous battre, il nous faudra lutter et lutter encore !
Et, comme pour souligner sa décision et encourager la mienne, elle me fit un sourire dans lequel elle mit bien en évidence ses canines, en révélant ses gencives sur les côtés, un sourire comme on n'avait plus dû en voir, ici, depuis, depuis... C'était un signe de combat, il me donna du courage et me permit de surmonter mon abattement et de poursuivre mon récit.
Le vieillard était tout près de moi mais sans s'occuper de moi. Opportunément, j'avais saisi une fleur d'oranger sur une branche qui touchait presque ma joue, je l'avais détachée et j'avais reniflé son parfum avant de tendre la fleur à mon voisin en lui disant :
—  Sentez comme son parfum est délicieux.
Le vieillard m'avait souri sans prendre la fleur et simplement répondu :
—  Je sais, je sais.
J'avais observé ostensiblement le fond de la corolle, car c'était bien là que j'avais voulu en venir.
—  Pourquoi, ici, les fleurs n'ont pas d'étamines ?
—  D'étamines ? m'avait demandé le vieux, visiblement surpris.
—  Oui, ni étamines, ni pistil.
—  Etamines ?... Pistil ?...
Il avait fait un effort d'intense réflexion et cherché quelque part dans sa mémoire lointaine, l'écho de ces mots. Il avait fini par trouver.
—  Ah ! d'étamines et de pistil... Mais pour quoi faire ? Tout ici est éternel, ça ne sert plus à rien... et après un très bref éclat de curiosité : Ah ! je vois, vous êtes nouveau ici, n'est-ce pas ?
Il m'avait souri encore et s'était éloigné.
—  Mais alors, dit Marguerite soudain tout excitée. Cela veut dire que chez les nouveaux, il subsiste quelque temps, des envies, des désirs, du sexe ! du sexe dans la tête, de la... de la... de le li...
Elle cherchait un mot mais ne le trouvait plus (déjà plus ?). Je dis pour elle :
—  De la libido.
—  Oui, c'est ça !
Mais elle vit bien dans quel état ces réflexions m'avaient plongé :
—  Ce qui veut dire que, bientôt, chez nous aussi, tout ça va disparaître ! Que je ne vous connaîtrai jamais et que sous peu, dans cet enfer, je n'aurai même plus le désir fou de vous connaître, de vous prendre, de vous baiser, de vous baiser, de vous baiser et de vous baiser encore !
—  Mais non ! Jean ! Courage !
Et Marguerite se leva et me fit me lever moi aussi. Elle posa sa main droite sur mon coeur et pris la mienne qu'elle écrasa contre son sein gauche.
—  Jurons ! Jurons ensemble de toujours entretenir ce désir, au-delà des souffrances de la frustration que nos caresses quotidiennes exacerberont. Il nous reste la bouche. Jurons de poursuivre une quête et une lutte intense jusqu'à ce que nous Le trouvions et que nous obtenions de Lui, qu'à nous et à tous, Il nous rende nos anus, nos verges et nos vagins ! Que ceci devienne dès maintenant notre but, notre nouvelle fin eschatologique, notre nouvelle terre promise ! Jurons ! Je le jure !
—  Je le jure !
Et elle mordit ma bouche avec une fièvre exaltée.
Je constatais que son intelligence des choses de ce monde, de cet autre monde, était beaucoup plus vive que la mienne. Ce que nous avait fait découvrir le vieux ne l'avait, elle, pas abattue. Au contraire, ça lui avait donné l'espoir et la force d'aller de l'avant tout en lui indiquant la piste étroite qu'il nous faudrait suivre désormais.
—  Si, chez les jeunes morts, je veux dire les morts récents, et jeunes, comme nous, il subsiste des envies et des désirs, il nous faut trouver ces jeunes (mais comment savoir qui sont les morts jeunes ?). Il nous faut réveiller ou maintenir chez eux ce désir. Àpartir d'un petit groupe il nous faut former une cohorte et obtenir de Lui, par la force au besoin, qu'Il nous rende nos sexes ! C'est, toi, amant Jean, amant Jean mon amant, qui nous a dit prédicateurs. Eh bien ! soyons prédicateurs, prédicateurs du sexe ! Viens, amant Jean, allons par les chemins du Ciel réveiller tout ces sexes seulement assoupis dans la tête des anges pour qu'un jour nous retrouvions le sexe de nos corps.
Elle dit ces derniers mots debout, tournée vers les lueurs du couchant et avec un enthousiasme qui nous tiendrait lieu, au besoin, de libido et, au besoin, jusqu'à la fin des temps. Alléluia !
 
Cette première nuit (pourtant il y avait déjà si longtemps que nous étions là, le temps s'évanouissait-il peu à peu seulement, au fil des libidos émoussées ?), nous avons dormi dans les bras l'un de l'autre après s'être embrassés passionnément avec la passion d'un désespoir sexuel immédiat. Avec la passion d'entretenir notre passion assez longtemps pour conserver l'espoir de ce sexe que seul l'enthousiasme de Marguerite réussissait à maintenir debout.
Dès le matin du deuxième jour, nous nous sommes consacrés corps et âme au succès de notre mission.
Depuis le début, Marguerite avait pris la direction des opérations. Elle avait décidé qu'il nous fallait retourner au bain, faire fi de notre triste pudeur et nous baigner avec les autres anges. Pour le moment, aucun prosélytisme ! Par contre, plusieurs fois pendant la baignade, alors qu'apparemment les autres ne s'intéressaient pas plus à nous qu'au reste, Marguerite vint se coller à moi et coller sa bouche sur la mienne dans une exhibition goulue, m'invitant à l'enserrer dans mes bras avec force. Comme nous avions de l'eau jusqu'à la taille et que cette eau masquait la partie la plus triste, la plus honteuse de notre nudité, ce fut moins difficile que je ne l'avais imaginé et Marguerite réussit à me convaincre en me glissant à l'oreille, dont elle me mordait le lobe :
—  C'est pour la cause !
Alors, pour la cause, je l'embrassai avec fougue, cette fougue qui devait aussi entretenir notre fougue, la sienne, la mienne et bientôt réveiller, peut-être, celle des autres.
On crut voir quelques regards teintés d'un léger étonnement. Mais cet étonnement était dû à un embryon de nostalgie réveillée ou seulement à la surprise d'un comportement insolite.
Hors de l'eau, Marguerite m'aida à me sécher en riant bruyamment pendant qu'elle me frottait avec la robe. Puis nus, couchés, elle mit sa tête sur mon épaule.
—  Faisons semblant de dormir et observons les autres. Il nous faut repérer au plus vite quels pourraient être nos premiers disciples.
Hélas, aucun comportement ne mettait qui que ce soit en évidence et c'est découragés que nous sommes retournés, le soir, sous notre amandier, toujours en fleur, imbécile et figé. Je commençais, à haïr les fleurs.
Il n'était pas question de dormir, Marguerite avait d'autres projets. Sur la plage, un vieux saint fumeur de pipe lui avait fait cadeau, avec une indifférence polie, d'une boîte d'allumettes. Nous fîmes un feu pour préparer de gros charbons. J'étais tout étonné de la voir si active, si entreprenante. Je ne savais rien d'elle, de sa vie terrestre ; était-ce là-bas qu'elle avait acquis les bases de l'agitation populaire et ce sens du marketing qui allait nous guider tout au long de notre entreprise ?
Quand le jour nouveau se leva, toutes les roches, toutes les falaises, toutes les parois naturelles et nues du Paradis, dans les premières lueurs roses de l'aurore, se révélèrent couvertes des graffitis que toute la nuit nous y avions tracés, verges schématiques en érection, signe de vénus, cette croix avec le cercle en son sommet, signe de mars, ce cercle fléché, et pénétration symbolique. Marguerite avait interdit toute fantaisie, elle avait élaboré un modèle pour chaque dessin, déterminé ses proportions rigoureuses car ils devaient s’incruster dans le cerveau atavique des anges comme des logos qui leur parleraient de sexe, de sexe et encore de sexe. Ils deviendraient ainsi les signes de ralliement de tous les révoltés.
Nous avions travaillé avec une grande prudence, nous ignorions encore tout de l'organisation sociale du Paradis. Y avait-il une police ?
Le matin les anges passèrent devant nos dessins avec une très vague curiosité rapidement oubliée. Sauf un. Il était en arrêt devant un de nos schémas copulatifs, il y était toujours quelques minutes plus tard. Le coeur battant, Marguerite se mit derrière lui et avec une voix qu'elle modula à la douceur de celle des aéroports, elle dit :
—  Bonjour, comment t'appelles-tu ?
—  Gabriel.
Mais ce n'était bien sûr pas l'archange.
—  Bonjour Gabriel. Moi, c'est Marguerite.
—  Ah, bonjour.
—  Et lui, c'est Jean. C'est mon amant.
Le mot amant n'avait suscité en lui aucune réaction.
—  Tu aimes ce dessin ?
—  Aimer ?
—  Est-ce que ce dessin te plaît ?
—  Qu'est ce que c'est ?
Ah ! Voilà un ange capable de poser une question !
—  C'est une verge en érection en train de pénétrer une vulve.
—  Verge ?... Vulve ?...
—  Oui, verge... Marguerite avait utilisé pour dire «verge» la même voix suave qu'elle aurait employée pour annoncer l'avion en provenance de New York — Avait-elle été hôtesse d'aéroport ? — : Oui, vulve.
—  Je ne comprends pas.
Et Gabriel fit mine de s'en aller.
Marguerite allait le retenir, je voyais bien qu'elle voulait lui expliquer, mais je sentais que c'était trop tôt, trop vite.
—  Marguerite, c'est un peut tôt. N'allons pas trop vite.
Par contre je la pris et je l'embrassai goulûment, et le jeune ange laissa le dessin pour nous regarder avec le même ennui légèrement étonné.
—  Allons nous baigner. Tu viens avec nous, Gabriel ?
—  Si vous voulez...
Et Gabriel devint notre premier disciple. D'abord il nous suivit comme les disciples ont toujours suivi les prédicateurs de tout poil ; sans comprendre nos promesses, mais en s’y fiant de plus en plus. Pourtantcela restait un but irréel et lointain auquel il lui fallait, pour l'instant, se contenter de croire, en se laissant porter par son très lointain souvenir des limbes terrestres.
 
D'abord nos espoirs et nos efforts furent récompensés. Assez rapidement il se forma, à notre suite, un petit groupe de disciples, un groupuscule, qui allait devenir le noyau de notre action, quatre hommes dont Gabriel, et cinq femmes. Apparemment les souvenirs s'éveillaient plus facilement chez elles. Cela veut-il dire que leur cerveau archaïque est plus développé ? ou leur mémoire ? ou leurs sens ? Peut-être était-ce enfin la preuve que de l'homme ou de la femme c'est, bien sûr, la femme qui jouit le plus ? Mais cette hypothèse peut-elle se mesurer à la seule hâte de retrouver ces objets perdus ?
Avec ce noyau, Marguerite décida que l'heure du prosélytisme était venue. Nous nous sommes dispersés sur les nuages du Paradis, nous nous sommes juchés sur des petits escabeaux de bois, nous avons harangué la foule indifférente des anges. Moi qui, sur terre, avais toujours honni ces orateurs délirants qui vomissaient un flot ininterrompu de paroles dans le désert de la foule pour nous vanter un monde meilleur (et que maintenant je savais, hélas, bien réel), je me retrouvais à leur place, plus haut que les autres d'une tête par la grâce de mon tabouret et interpellant la masse des anges qui passaient, allaient et venaient sans me voir. Bien sûr, ici, c'était pour une bonne cause, pour autre chose qu'un dieu absurde mais qui n'était, malheureusement, en aucune sorte, de pacotille (le Paradis, ici, n'était-il pas la preuve indiscutable de Son existence ! L'était-il vraiment ?). Notre cause ! Mon sexe, ton sexe, votre sexe, voilà quelque chose de bien réel, bien que totalement absent, voilà quelque chose qui devait redevenir concret, physique. Nos sexes méritaient un tel discours !
Pourtant nos discours ne convainquaient personne, hormis nos douze apôtres déjà convaincus.
Alors, devant cet échec, il me vint une idée. Un beau matin (au ciel il fait, bien sûr, toujours beau, les seuls nuages qui passent ne sont que des Paradis en déplacement), sans en parler à Marguerite, car cela ne correspondait en rien à sa vision militante, je décidai de mettre cette idée à exécution.
Ce matin-là, au lieu de me percher sur mon tabouret, je m'y assis, à l'ombre d'un tamaris (en fleur). J'avais demandé à mes disciples préférés de m'accompagner pour constituer l'amorce d'un public et me servir aussi de claque bienveillante. Je me mis à raconter. Je commençai d'abord par «Pourquoi Aziz devint premier épicier du Roi du Portugal» et quelques anges s'arrêtèrent, d'abord surpris par le plaisir manifesté par mon public de service, puis peut-être par le ton de ma voix, convaincant et confidentiel, décidé et mystérieux. J'enchaînai avec «Le Drapier» puis avec «Les Chiens» qui fit rire enfin l'assistance qui devenait plus nombreuse. Alors je racontai «La Culotte» et il me sembla voir s'allumer une envie réelle. Ce n'était, hélas, bien sûr que l'envie d'entendre d'autres histoires. Mais, à force d'entendre des histoires et des histoires de sexe, l'accoutumance viendrait peut-être, et avec l'accoutumance le besoin, pourquoi pas ?
Le soir, c'est avec un vrai enthousiasme fébrile que nous avons retrouvé les autres sous notre amandier (en fleur). Il nous fallut tout expliquer, et convaincre Marguerite que nous étions peut-être sur la bonne voix. Elle vint avec nous le lendemain et elle fut convaincue.
Peu à peu nous remplacions nos jolies petites histoires par des descriptions osées de coïts échaudés et aussi par des cours techniques, des cours d'éducation sexuelle. Nos graffitis, les logos de notre première révolte, ont fait place à des planches d'anatomie, montrant l'homme et la femme. Elles étaient tracées au charbon à même la roche par les mains en quelque sorte expertes de Marguerite ou les miennes, nous étions les seuls à en avoir encore un souvenir assez précis. Anatomie des organes génitaux, physiologie du coït, physiologie de la puberté (sujet qui peut-être les fascinait le plus car il était l'orée de notre terre promise), physiologie de la menstruation, de la grossesse, de la naissance et de la contraception. Naissance et contraception ? Pourquoi diable ? réminiscence du connu et des souvenirs terrestres ? nostalgie ? provocation ? prémonition d'un futur possible ? Un soir je dis à Marguerite que j'avais rêvé — en fait j'inventais — que sur le nuage de notre quartier, devant une cassette à journaux, j'avais vu une grande manchette portant comme titre «Grande première au Paradis : première naissance» et au lieu de rire, Marguerite m'avait embrassé avec une joie enfantine.
Après la théorie, nous sommes passés à la pratique. Le baiser, c'était là la seule pratique qu'Il nous avait laissée. Mais pour presque tous, ce baiser, pourtant langoureux, fougueux et, il faut le dire, fourré, ne restait qu'un rituel liturgique. Seule une poignée vivait cette liturgie réellement portée par une fièvre mystique. Mystique certes, mais sexuelle ?
Enfin la foule devint cohorte et multitude et se mit à scander d'une seule voix avec nous :
—  Nous voulons  nos sexes, nos vagins, nos vulves et nos verges ! Nous voulons, nos sexes, nos vagins…
 
Et pourtant nous savions que nous criions dans le désert, faute d'interlocuteur contre qui revendiquer.
 
—  Et Dieu ?
—  Dieu ?
—  Oui, Gabriel ! Dieu ! Toi qui es un ancien dans la maison du seigneur (Gabriel était mort en 216 avant J.-C., à la bataille de Cannes, tué par un carthaginois moresque)...
—  Ce n'est pas une maison, c'est un jardin, rectifia-t-il étonné.
— Le jardin du Seigneur ?
—  Oui.
— Mais Dieu, où est-il ?
—  Ah, Dieu... c'est... c'est un vieillard, avec une longue barbe blanche et une robe comme les nôtres. Quelqu'un me l'a montré une fois, il me semble.
—  Mais lequel de ces vieillards ? Le reconnaîtrais-tu ?
—  Peut-être celui-là, ou celui-là, ou celui-ci, peut-être.
Et Gabriel soupira gentiment, il était évident qu'il ne le reconnaîtrait pas.
Alors nous avons passé un temps fou à interroger tous les vieillards croisés, allant toujours plus loin.
—  Pardon, es-tu Dieu ?
Et tous les vieux anges barbus secouaient la tête en souriant.
Pierrette, une de mes disciples préférées, la plus mystique peut-être, elle avait une bouche très voluptueuse — c'est bien comme ça qu'on dit ?  —, une bouche aussi très convaincue, se souvient qu'on lui avait prétendu une fois qu'Il n'avait pas de nombril.
Pourquoi, au fait, nous avait-Il laissé notre nombril ? oubli ? coquetterie ? distraction ? envie de se singulariser ? Peut-être bien. Une chose est certaine et tout le monde le sait : Il nous avait faits à son image, donc d'abord à l'image de l'ange qu'il est de toute évidence, et donc, évidemment, sans nombril. Le nombril n'est venu qu'après, ce n'est pas Lui qui nous en a fait don, mais il a été ajouté par la suite, non par Lui, mais par la sage-femme ou par l'accoucheur.
Cette découverte nous fit gagner beaucoup de temps, il nous suffisait désormais de faire le tour de tous les lacs du ciel en regardant bien les vieux anges mâles dans leur nudité.
Et effectivement nous finîmes par Le trouver.
Il se reposait comme n'importe quel vieil ange dans l'ombre d'un arbre (en fleur) en fumant tranquillement. Nous nous assîmes autour de Lui, Il nous tendit gentiment son paquet de Pall Mall. Etait-ce pour nous épater que Dieu fumait Pall Mall ?
—  Je vous attendais. Je savais que vous finiriez par venir.
Car Dieu était toujours omniscient.

Troisième Acte (notarié)
Alors les négociations commencèrent. Ce fut des négociations longues et difficiles, car jamais le cénacle divin n'avait eu à se soucier du temps qui passe, et jamais il n'avait essuyé le feu des revendications. Comme, jusque là, il n'avait jamais été habité, ici, au Paradis, de la moindre passion, il vécut ces revendications avec une passion d'autant plus grande qu'elle lui était toute nouvelle, hormis de très lointaines et très terrestres réminiscences. Les plus durs furent peut-être ceux qui, secrètement, prirent le plus de plaisir à ce feu de passion nouvellement allumé, ceux qui, par la suite, après la victoire finale, nous suivraient e plus volontiers.
Marguerite était notre pasionaria. Elle l'avait été depuis le début. Elle seule avait eu la fougue nécessaire pour nous porter, tous, jusque là. Il s'était vraiment agi de nous porter. Il ne faut pas oublier qu'à force d'éternité passée dans ce lieu, même nos disciples étaient resté des veaux, des boeufs que nous avions dû sans cesse secouer pour que ne disparaisse pas aussitôt l’embryon de sexe que nous avions réussi à faire germer en eux.
Au combat, la fougue de notre pasionaria avait été fondamentale. Mais ici, pendant les négociations, elle s'avérait souvent excessive, quelquefois peu adaptée. Je jouais de mon mieux le rôle du modérateur, exploitant ma prudence réelle pour ne mettre en avant que pas à pas les pièces nécessaires pour réussir à gagner notre partie — nos parties, si j'ose dire.
En face, en réplique à Marguerite, avec un calme qui cachait pourtant une volonté aussi inflexible, Saint Pierre, son trousseau de clés à la ceinture, démontait point par point nos arguments, alors même que Dieu, lui, n'y semblait pas totalement insensible. L’ardeur du saint redoublait.
À la fin des négociations, devant l'imminence de notre victoire, Saint Pierre se sentait — c'est lui-même qui fit cette analogie — comme un hôtelier auquel il aurait été question de retirer une ou plusieurs étoiles.
—  On ne peut courir le risque de déclasser le Paradis, avait-il lâché, sans élever la voix mais en abattant son gros trousseau sur le sol.
Nous étions tous assis en tailleur (l'arthrose, ici, n'existe plus), face à face, en deux demi-cercles, à l'ombre des magnolias (en fleur), Dieu encadré par les grands saints et les archanges qui lui servaient de conseillers divins sur ces délicates questions. À notre étonnement, il était visible que certains ne demandaient déjà qu'à se laisser convaincre. Particulièrement Gabriel (pas notre disciple mais l'archange) chez qui Dieu avait pris le risque, il n'y avait pas si longtemps que ça, un petit deux mille ans, de réactiver la mémoire hormonale, en l'utilisant comme entremetteur.
 
Au cours des discussions, nous découvrions un Dieu intelligent, attentif, sensible — des qualités qui ne faisaient qu'accroître la rage de Marguerite.
—  Comment un ange qui n'a même jamais eu de nombril pourrait-il nous comprendre !
Car les autres habitants du Ciel avaient tous, chacun, fait un passage terrestre pendant lequel ils avaient pu goûter à ce fruit totalement inconnu de Dieu et pourtant si délicieux, à cette chose qu'Il n'avait ajoutée que par la suite, que le huitième ou même le neuvième jour, peut-être.
—  Adam, je l'avais conçu à mon image. Mais très vite je l'ai trouvé un peu seulet. Je n'avais pas voulu égoïstement me constituer un petit double pour l'abandonner aux confins d'un quelconque système solaire. En même temps, je n'avais nullement l'intention de travailler, et travailler encore et toujours, pour reproduire cette image, cette image de mon image. Voilà pourquoi j'ai imaginé Eve et ce que vous revendiquez, sexes, vulve, vagin et verge et tous les ennuis qui ont suivi, dans lesquels serpent et pomme n'ont joué qu'un rôle accessoire. Sans eux, les ennuis auraient été les mêmes.
Dieu m'avait dit ça en tête à tête, lors d'une suspension d'audience. Il m'avait invité à aller me baigner avec Lui.
Il avait posé sa vieille main sur mon bras et ajouté, avec un grand geste circulaire qui l’avait paré un instant de cette majesté de l'iconographie sulpicienne qui n'était pas du tout sa tasse de thé quotidienne :
—  Vois ! Ici, pas de sexe, pas de conflits. Calme, tranquillité sereine, quiétude...
Il me faut avouer maintenant que cette dernière remarque de Dieu m'a plus ébranlé que toutes les arguties entendues jusque-là. C'est aussi elle qui m'a mis sur la piste de la solution.
 
Alors que j'étais à cette baignade avec Dieu, Marguerite, à bout, avait chauffé nos disciples et ensemble, en signe de protestation, comme manifeste et comme provocation, avec de gros bâtons, ils avaient saccagé toutes les fleurs de tous les arbres qui bordaient le lac du conclave.
Pourtant ils obtinrent un résultat totalement inattendu : Dieu, arrivé sur place, s'était exclamé, et Il résumait en fait le sentiment de tous devant tous ces pétales qui couvraient le sol et ces arbres qui déployaient leurs membres dépouillés :
— Oh !... comme c'est beau !
Ça avait effectivement la beauté soudaine d'un hiver tout rose dans un monotone et éternel printemps. Et ce fut bien ça qui, inopinément, poussa Dieu sur notre chemin.
Pourtant, à la fin du jour, Dieu annonça qu'il n'y aurait pas d'audience le lendemain. Il y eut parmi nous un vent de protestation pour ce que nous prenions pour une mesure de rétorsion au saccage des arbres.
Il me tira ensuite à l'écart :
—  Jean... j'aimerais... Il faisait des petits pas autour de moi, visiblement gêné : J'aimerais... serais-tu d'accord de faire une petite excursion avec moi, demain ?
—  Oh, mon Dieu ! Excusez-moi, mon Dieu ! Pourquoi pas mon Dieu, je, je veux dire, avec plaisir.
Il me demanda alors de l'appeler par son petit nom :
—  Appelle-moi Adonis.
J'acceptai avec réserve :
—  Mais seulement dans l'intimité sinon les autres vont croire que tu as réussi à m'acheter.
—  Avec quoi ?
—  Ça, c'est bien vrai !
Avec quoi donc aurait-Il bien pu m'acheter ? Peut-être avec un certain charisme, avec une bonté bienveillante à laquelle je n'étais pas insensible. Etrangement — comme si Dieu avait pu porter aussi pour de bon la douleur du monde —, je sentais sa bonté plus mure et plus profonde que celle, conforme, standard, arborée par tous, dans les cieux.
Nous partîmes de bon matin, sans petit frichti ni bouteille, sans sac à dos, sans le charme d'une petite étape à venir avec son traditionnel pique-nique. Ici, les nourritures terrestres... Ne serait-ce pas une chose de plus à revendiquer ?
Marguerite, je l'avais bien senti, n'était guère contente de me voir partir ainsi. Heureusement, les scènes ne sont pas de mise au Paradis.
Tout de suite, en marchant avec application pour ne pas devoir me regarder — Il était très gêné — Dieu me demanda :
—  Tes premières amours... Raconte...
—  Mais, Adonis, n'es-tu pas omniscient !
—  Bien sûr, bien sûr ! Mais ce n'est pas la même chose, je connais les faits. Mais, rien que les faits. Ce qu'il y a derrière, derrière ces faits, ça, je. .. je ne le connais pas, non... Et il hocha la tête tristement : Non, raconte !
Alors je me mis à lui raconter. La première émotion, le premier émoi — elle s'appelait Valériane — notre premier rendez-vous, son parfum, son parfum inoubliable.
—  Un parfum qui n'a rien à voir avec ça ! Je désignai avec dépit et mépris les inévitables fleurs autour de nous : Adonis ! un parfum délicieux. Sais-tu que le parfum le plus précieux, le plus cher, le plus coûteux, c'est le musc et le musc, Adonis, sais-tu ce que c'est ?
—  Oui, oui ! Et après un bref silence : Mais dis tout de même !
Dieu est omniscient, ne l'oublions pas !
—  Eh bien le musc, c'est l'extrait d'une glande qui se trouve entre l'anus et les testicules du chevrotin, une sorte de cerf. Entre là et là !
Et je pointai mon doigt sur la partie la plus basse de mon fondement, maintenant aussi lisse que le crâne d'un chauve.
—  Et qu'est-ce que ça sent, ce musc ?
Je m'arrêtai interloqué.
—  Qu'est ce que ça sent, ce musc ? Ça sent... ça sent... et bien, je n'en sais rien, absolument rien !
Nous nous sommes mis à rire doucement et j'ai poursuivi :
— Valériane, surtout sous les aisselles, elle sentait la vanille, la vanille et la cannelle... et le sucre brûlé, et le poivre. Elle sentait aussi, comme un rappel, ça je ne l'ai compris qu'un peu plus tard, ses aisselles sentaient, un tout petit peu, comme en rappel, discrètement bien sûr, l'odeur de son sexe, de cette douce figue fraîche et délicieuse... Je voyais bien que je parlais là de choses qu'Il ne pourrait jamais comprendre : Et elle sentait encore, peut-être bien, elle sentait... Je cherchais le mot le plus adéquat pour décrire une senteur indicible et comme inconnue : Elle sentait... somme toute, peut-être sentait-elle le musc !
Si ce coin du Paradis n'avait pas été aussi désert, on aurait pu y voir Dieu, ce vieillard, et un ange dans la force de l'âge, moi, rire, rire à s'en péter la rate. Alors que jamais je n'avais encore vu, ici, un ange rire pour de bon.
Dieu a voulu ensuite que je Lui raconte notre première nuit. Puis je Lui ai raconté la rencontre avec celle qui allait devenir ma femme et je Lui ai expliqué comment nos relations avaient évolué, comme elles s'étaient même bonifiées petit à petit, comme un bon vin bien traité — mais Dieu ne connaissait même pas le vin, le pauvre homme ! J'ai aussi parlé des turbulences que nous avions traversées et des tempêtes terribles qui nous laissaient ensuite éreintés, énamourés, repus et heureux.
—  Tu vois, Adonis, pour nous, sur la terre, faire l'amour... c'est le Paradis... tandis...
—  Tandis qu'ici, le Paradis, ce n'est pas du tout ça, dit Dieu en poussant un gros soupir découragé.
—  Adonis ! Adonis, il doit bien y avoir une solution...
—  Oui, Jean. Mais il nous faut la trouver... L'air très désemparé, Il me demanda : Mais nous la trouverons ? Nous la trouverons, Jean, n'est-ce pas ?
—  Bien sûr, bien sûr, nous la trouverons.
En fait je croyais bien l'avoir déjà trouvée.
 
S'il était évident que Dieu était désormais tenté de nous octroyer ce bonheur dont Il envisageait déjà les délices, Il était tout aussi évident — Il vivait là depuis si longtemps, depuis toujours même — qu'Il n'était pas pour autant prêt à bouleverser sa tranquillité et transformer, en nous pourvoyant à nouveau des attributs nécessaires, son paisible Paradis en un enfer du sexe. Cela, je l'avais compris, Je n'étais, du reste, pas loin d'être d'accord avec Lui, Paradis s'opposait autant à sexe qu'à Enfer, tout se tenait, tout était organisé autour du triangle Paradis, Enfer et sexe ou Paradis, sexe et terre humaine, car la terre humaine n'était qu'un espace d'Enfer où s'opérait les choix et s'effectuait la sélection.
Je savais aussi, à partir de toutes les images pieuses emmagasinées dans ma mémoire terrestre et confirmées par Dieu lui-même, qu'en Enfer, tous avaient un anus et un sexe, et que cet anus et ce sexe les menaient entièrement, et ce jusqu'à une douleur et une mortification éternelle !
Sachant tout cela, l'ayant analysé, ayant pesé tous les pour et tous les contre, tous ceux que mon esprit avait pu envisager, j'avais pris ma décision et, enfin, fait, à tous, ma proposition. Elle eut pour premier effet de renverser toutes les alliances, de réunir dans une belle unanimité le conclave des saints et mes disciples, Marguerite aussi, bien sûr, et Saint Pierre, tous unis contre moi. Marguerite et Saint Pierre aboyant les premiers, de concert maintenant. Mais je savais qu'il me fallait être, pour quelque temps, un précurseur. La très récente histoire terrestre, celle qui avait précédé de peu mon décès, m'avait appris que des bouleversements rapides et heureux, inimaginables quelque temps plus tôt, n'avaient rien d'impossible. Je demeurais convaincu que ma proposition n'était pas plus impossible que la chute de ce mur qui avait si longtemps séparé Berlin-Est de Berlin-Ouest et qui, maintenant, avait chu. Avec la destruction du mur on avait découvert que le monde communiste n'était pas totalement noir. Les communistes avaient, eux, découvert que notre monde n'était, lui, pas totalement rose. Et les gouvernements des deux blocs avaient bien été obligés de reconnaître que l'autre bloc n'était pas immanquablement l'Enfer ni le leur, exclusivement le Paradis. Ensuite avait été offert à tous la possibilité de choisir où l'on voulait s'installer, choisir l'Enfer communiste ou le Paradis capitalise, ou même choisir d'aller de l'un à l'autre au gré des envies et des possibilités. De chaque côté on n'avait découvert rien que des hommes, des hommes qui n'étaient rien d'autre que des hommes et qui, par là, étaient nos frères, et nos soeurs, prêts à s'offrir à nos amours nouvelles, prêts à nous offrir de nouvelles amours. Cette découverte avait ouvert sur terre des perspectives neuves, applicables peut-être aux autres blocs, religions, races, continents...
Alors si même sur terre les choses avaient bougé — bougé et évolué — pourquoi ne bougeraient-elles pas aussi ici ? Pourquoi ne pas ouvrir, ici aussi, les portes, permettre le libre passage, le libre passage entre le ciel, entre le ciel et l'enfer, entre un espace réservé aux joies et aux tourments du sexe, et un Paradis pour s'en reposer.
—  Avec un grand vestiaire où nous laisserions nos sexes !
—  Jean, demanda Dieu une fois que le tollé général face à ma proposition se fut tu. Quand vous dites vestiaires, ce n'est pas une image, vous voulez vraiment dire que nous laisserions nos sexes dans un grand vestiaire, à l'entrée. À charge de Saint Pierre d'en être le gardien ?
—  Un vrai vestiaire surveillé par Saint Pierre, c'est bien comme ça que je vois les choses.
Il y eut un nouveau tollé. Seul Dieu et moi restions silencieux. Je voyais bien qu'Il réfléchissait, et très intensément. Le silence revint enfin et Dieu dit, toujours avec douceur, mais aussi avec une autorité nouvelle :
—  Mes amis, il nous faut réfléchir. La proposition de Jean n'est pas forcément mauvaise, pensez-y bien. Je suspends l'audience, nous déciderons demain.
Cette nuit fut la nuit la plus bruyante, la plus animée, la plus chargée de passions raisonnables que le ciel connut jamais. Sous tous les arbres (en fleur) les discussions se poursuivirent la nuit durant. Elles eurent lieu aussi bien entre nos partisans qu'entre ceux du conclave, ou qu'avec eux, car les frontières n'étaient plus les mêmes, et déjà les deux camps ne s'identifiaient plus comme tels.
Dieu était parti seul, réfléchir de son côté. Je m'étais aussi retiré car ma présence risquait plutôt de cristalliser les choses.
La réunion reprit très tôt, dans un silence étonnant et solennel. On entendit les derniers arguments contre, exposés tranquillement, puis les arguments pour. Et déjà des modalités d'organisation. Comment établir les contacts, quelle délégation envoyer là-bas, sous terre.
Un ange, dans un exposé plutôt technique, présenta les possibilités réelles d'un vestiaire. Chacun en sortant pourrait y prendre son sexe et son anus — comme une petite auréole à l'opposé de l'autre. Chacun les y laisserait au retour. Saint Pierre avait déjà donné son accord de principe pour à sa nouvelle fonction.
Lors d'une pause, Dieu me prit encore une fois à part :
—  Jean ?... Est-ce que, si ça devait se décider ainsi... Est-ce que... tu crois que... que... Il tournait autour du pot : Que moi aussi, je pourrais... je pourrais en avoir un ?
Un sexe, un sexe pour Dieu ? Jamais l'idée ne m'avait même effleurée ! Mais au fond, pourquoi pas ? Pour quelle raison se le refuserait-Il ? Mais oui. Et comme ça, Dieu pourrait quelquefois aller retrouver Lucifer. Autrefois, ils avaient été bons amis. Ils pourraient discuter ensemble, régler les petits différents et Lucifer viendrait aussi se reposer ici, de temps à autre. C'était bien sûr !
—  Bien sûr que Vous pourriez.
Dieu devint immédiatement mon plus chaud partisan. Le soir même un premier protocole d'accord était signé. Il ne restait plus qu'à convaincre l'autre bloc, le tréfonds de la Terre, l'Enfer. Ce fut un jeu d'enfant. En Enfer, tous furent immédiatement convaincus.
 
Au début il y eut peut-être un peu trop de mouvement et de va-et-vient. Les damnés n'aspiraient qu'au repos éternel qu'offre, ici, le Paradis. Et nous, les saints et les anges, qu'aux jouissances tant demandées et tant attendues.
Et puis, peu à peu, les choses se stabilisèrent. Chacun, selon sa sensibilité, installant sa résidence principale, qui sur un des nuages du Paradis, qui dans le feu central, selon son inclination naturelle pour la passion ou le calme, avec de temps à autre une petite cure thermale ici pour les uns, un petit tour de tourisme sexuel pour les autres.
Personnellement je suis resté ici. Marguerite, bien sûr, vit là-bas. Quand j'y vais, je descends chez elle, elle me reçoit dans son chaudron.
Ici, elle vient sous notre amandier. Elle goûte au charme paisible des arbres toujours en fleur...

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Master: R04_Drapier
V:31.10.07 (31.10.07 -1991)