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Olivier Sillig 

Histoire du lieutenant Diego K.
Illustration: Olivier Sillig / photo 2003                                                                      .

Si le lieutenant Diego K. est dans la ville blanche, c’est parce sa compagnie a reçu l'ordre de s'y mettre en garnison. Est-ce pour quelques jours, pour quelques semaines, pour la saison, pour des années, personne ne le sait, personne ne s'en soucie vraiment. Comme soldats, du jeune bleu débutant aux plus vieux officiers, ils sont la main qui exécute pour un cerveau, une tête qui, elle, se trouve ailleurs. La caserne est vasPhoto O.Sillig, 2003te et spacieuse, neuve, au coeur de la ville neuve. 
Pour arriver ici, pendant des semaines ils ont cheminé par des cols étroits et escarpés, parcouru des pistes perdues et enfin plongé vers la mer et fait irruption dans une ville blanche qui ne s'est révélée à eux qu’au tout dernier moment, au tournant de la route, alors qu’ils avaient déjà atteint les faubourgs.
Au bout de quelques jours, leurs yeux se sont vaguement habitués à lumière trop éclatante de l’endroit, que les murs blancs ou à l'ocre claire morcellent et amplifient en milliers d'éclats et que la mer étale réfléchit à son tour. Les hommes, par contre, s’acclimatent mal à la c
haleur épaisse qui semble augmenter de jour en jour. Hélas, qu'ils soient dans la rue, dans un lieu public ou dans les communs de la caserne, le règlement les oblige à porter fermée leur veste de laine feutrée — sa couleur, ce beau vert nuit dont ils étaient si fiers, paraît maintenant faite exprès pour absorber la chaleur iodée et les vapeurs sèches qui montent du port. Le scintillement doré des boutons, des soutaches et des brandebourgs fatigue. En permanence, la sueur inonde la toile de leur chemise. 
Lorsque les soldats sont en garnison, excepté les corvées d'intendance — auxquelles les officiers ne sont pas astreints — et les gardes rituelles, aucune occupation contraignante ne vient structurer leurs journées. La ville est blanche, ils sont en garnison, le temps semble suspendu dans la chaleur, les journées sont longues et épuisantes, et les nuits sont trop calmes et trop courtes pour offrir autre chose qu'un répit dérisoire.
L’ultime refuse sont les tavernes à la périphérie du port. Elles sont nichées dans les rues étroites, où hélas la pente est telle que les maisons ne s'abritent guère dans leur ombre mutuelle. L'entrée dans les tavernes dispense un instant de fraîcheur. Son souvenir condamne les hommes à s’y cloîtrer tout le jour. Et au sortir, la rue paraît un enfer bien pire que celui du matin. Dans ces établissements, les officiers dépensent leur solde et tuent leur temps entre le boire, le jeu et les femmes.
Ici la découverte de nouveaux alcools — des vins aux noms et aux teintes inconnues —, de femmes différentes — plus hâlées, plus pâles, plus enjouées, plus alanguies, plus passionnées, aux formes plus suggestives, aux charmes plus énigmatique, plus secrètes, ou plus effrontées —, la découverte de nouveaux partenaires de jeux — des tricheurs plus habiles, des perdants plus sanguins — dure peu. La ville blanche étouffe le plaisir de ces nouveautés par son atmosphère de buvard silencieux et torride.
 
Dans toutes les villes de cantonnement, l'arrivée du lieutenant Diego K. a toujours été très remarquée et saluée. Il est beau, solide et musclé, sans avoir rien de la brute soldatesque, car sa puissance est fine et délicate. Elle donne au port de son uniforme de la distinction, sans ce côté précieux qu'ont ceux qui ne doivent leur charge d'officier qu’à leur origine aristocratique. Le lieutenant plaît aux femmes, il le sait ; pour lui, dès son entrée, elles déploient toute leur séduction, pour qu'il monte avec elle plutôt qu'avec une autre, avec la brune plutôt qu'avec la blonde, avec la blonde plutôt qu'avec la brune, avec moi plutôt qu'avec toi. Toutes l'enserrent, le pressent et le cajolent. Toujours il doit toujours monter avec l'une avant de pouvoir enfin éponger la soif que sa sueur réclame, avant de rejoindre les autres officiers qui, avec une grande parcimonie de gestes, lancent les dés d’un avant-bras paresseusement accoudé pour verser le cornet sur la table, avec des yeux fatigués qui, très mollement, suivent les combinaisons du hasard.
Ailleurs, le lieutenant Diego K. a toujours été heureux de plaire aux femmes. Dans les garnisons où il a passé, il a toujours fait honneur à sa réputation. Mais ici, dans la ville blanche, il lui en coûte, la chaleur est trop lourde. Comment font-elles donc pour être si insatiables ?
— Diable, ce qui a été une fois déclaré, à je ne sais plus quel concile, doit être vrai. Les femmes n'ont pas d'âme pour rester si insatiables, malgré l'insupportable touffeur ! Elles semblent ne pas la sentir. Notre sueur les abreuve !
— Ne crois-tu pas, lieutenant, que c'est ta belle figure qui les rafraîchit et les désaltère ? Elles savent que ton foutre sera à son image !
— N'oublie tout de même pas, dit un autre, qu'à elles le gouvernement ne verse aucune solde et qu'elles doivent donc se vendre pour se gagner la notre.
Dans une sorte de colère lente, Diego K proteste :
— Je suis prêt à la leur donner, ma solde, pour qu'elles me laissent en repos au plus profond de cette cave ! Elles ne veulent rien entendre !
Le cornet qu'il renverse sur le tapis révèle un carré de rois qui vient encore augmenter ses avoirs :
— A boire !
 
Désormais le lieutenant Diego K. ne monte à l’étage plus qu'une fois par jour. Il le fait aux toutes premières heures, quand règne encore une illusion de fraîcheur et que la nuit a réactivé quelques forces passagères. Chaque fois il change de femme, instaurant une rotation disciplinée par laquelle il espère calmer leur désir irrépressible. Puis il joue aux dés. Comme les autres, ceux dont l'énergie s'est depuis longtemps dissoute. Il attend la mort du jour, avec le vain espoir que le soir apporte de la mer un air, qui pourtant ne vient pas. Seuls les flacons de vin rosé montent, et sont descendus pour étancher cette soif sans faim qui les ronge. Seules les mouches — que la chaleur semble au contraire réveiller — tournent et s'agitent quand plus personne ne les chasse.
Quelquefois, rarement, le silence grouillant est interrompu par le l’éclat de l'un ou l'autre officier qui rit péniblement en réponse à une plaisanterie qu'on aurait dite et qui pourtant n'a pas franchi la frontière des lèvres. Et la chaleur augmente.
 
C'est maintenant trois heures. Cette heure est-elle toujours la plus chaude ! Le lieutenant Diego K. somnole parmi les autres, les yeux mi-clos, allongé sur sa chaise, tourné, sans la voir, vers la porte où des laizes de tissus découpent une dentelle de jours et de sombres. L'étoffe s'écarte et une silhouette s'introduit. Elle dépose contre le mur de la salle, tout près de l'entrée, une jarre de terre. Quand le lieutenant prend conscience de cette présence, celle-ci a déjà fait demi-tour, elle est déjà repartie dans la rue. C'était trois heures. Le lieutenant Diego K. dormait-il ? Il avait soudain sursauté. Pas à cause d’une mouche, il y a longtemps que les mouches ne font plus sursauter personne. Ce sursaut, c'était comme un brusque réveil pendant l’endormissement. Le lieutenant avait ouvert grand les yeux et fixé l'entrée. L'image de la silhouette posant sa jarre et ressortant avait atteint son cerveau, c'est cette image qui l'avait tiré de sa torpeur, pas la femme disparaissant dans l'éblouissement de la rue.
Diego remplit son verre et boit, la tête renversée sur le dossier. Sa glotte monte et descend aux saccades du vin tiédi.
Il dit, et sa voix semble forte dans le silence et le bourdonnement des mouches :
— Vous l’avez vue ?
Les autres grognent, acquiescent peut-être mais sans savoir ce qu'ils auraient pu découvrir.
Diego K. répète :
— Eh bien, moi, je l'ai vue !
Quelques-uns uns rient, puis tous retombent dans leur somnolence, le jour est trop avant pour qu'on ait la force de relancer les dés.
 
Lendemain semblable à la veille. Ce matin le lieutenant refuse de monter, la gitane noire dont c'était le tour se lamente — en riant car elles n'ont jamais le droit de se plaindre.
La jarre a disparu.
Diego demande :
— Qui a pris la jarre ?
La patronne a entendu le lieutenant. Elle lui répond, car elle est contente quand un des hommes essaye d'amorcer l'ombre d'une conversation :
— C'est moi.
— Et qui te l'avait apportée ?
— Une femme.
— Reviendra-t-elle ?
— Quelquefois.
C’est tout. La patronne descend tirer du vin.
Vers quatre heures, — mouvement insolite même si personne ne manifeste de surprise — le lieutenant se lève et va jusqu'à la porte. Les yeux presque fermés, il scrute la rue brûlée. La rue est vide.
— Tu n'es pas bien ? demande tout de même un de ses compagnons.
Diego ne répond pas. S'il s'est levé, c'est qu'il a senti le soupçon d’une attente, mais la rue est restée déserte.
 
Le jour suivant, juste avant d'entrer dans la taverne, le lieutenant Diego K. dit au lieutenant Kurt J., son camarade de chambrée, de promotion et de sortie :
— Tiens, on dirait que la température a cessé de grimper.
Longtemps après, Kurt se souviendra de ces quelques mots, étonnants, dits là, par son ami.
Le lieutenant Diego K. grimpe directement avec la gitane noire. Dans l'escalier de meunier qui mène aux chambres, il lui avance une petite fessée avenante. Mais, une fois dans la pièce, après n'avoir retiré que ses bottes et s'être allongé sur le lit, le coeur n'y est plus, Diego n'est pas à son affaire, et encore moins aux affaires de ces dames. Il ne laisse pas la gitane impatiente s'activer sur le pont de son pantalon blanc. Ce matin la gitane l'ennuie. C’est là que, pour la première fois, il constate qu'il pense à la silhouette entrevue, cette femme qui, l’avant-veille, a abandonné la jarre.
— Tu n'ôtes même pas ta veste ? Ici, tu peux....
La gitane lui tend les lèvres, mais le lieutenant se dégage, se détourne, dépose l'argent sur la table à côté du lit, enfile ses bottes et redescend. La gitane est furieuse, elle lui crie sa colère, mais sur le ton obligé de la plaisanterie. Pourtant en elle, elle bouillonne une envie de l'insulter pour de bon, de se rire avec rage de sa virilité.
Le lieutenant Diego K. est de retour dans la salle.
— Quelle rapidité, ce matin ! dit un de ses comparses.
Diego rit et commande à boire.
— Et les dés ! Qui joue ? s’écrie-t-il. Allez ! Venez jouer !
Ça fait des jours, ça fait même des semaines qu'on n’a plus entendu pareil appel dans l'établissement. Les hommes sortent de la torpeur dans laquelle ils allaient déjà s'effondrer et s'approchent. Diego lance les dés, avec vivacité, deux fois, puis passe le cornet au suivant, il rit satisfait, il a de nouveau obtenu un carré. Il surveille la porte. La température, ce matin, le surprend.
— Il fait presque frais aujourd'hui !
Les autres rirent de son extravagance — plus tard, ils se le rappeleront.
Et voilà que le lieutenant Diego K. se met à parler. Et voilà qu’à sa table on l'écoute — un homme qui parle c’est si rare. Peu à peu, ceux des tablées voisines tournent leur chaise. Les filles, presque inoccupées depuis que la chaleur perdure — la chaleur de la ville concurrence leur propre chaleur — viennent aussi écouter. Elles savent que les hommes ne supportent plus qu'elles se collent sur leurs genoux ; ils acceptent les mouches mais ne supportent plus les filles, alors elles se contentent de s’appuyer contre le dossier des chaises, ce qui fait remonter les jupons le long de leurs jambes, dans une grâce à laquelle personne n’est plus sensible.
Le lieutenant Diego K. raconte. Il parle d'une femme noire, une belle négresse dénichée dans une taverne obscure, il décrit ses yeux, ses dents, c'était dans une petite ville de garnison perdue dans une neige grise, perdue dans un brouillard crasseux. Le lieutenant ne pense pas vraiment à ce qu'il raconte, son esprit est ailleurs, mais est-ce parce que, dans la chaleur d'ici, toute histoire est si rare qu'elle en devient précieuse, ou parce qu'écouter est une des seules choses qui ne demande pas vraiment d’effort que toute la salle est maintenant attentive et que le son de la voix du lieutenant relèguent le bourdonnement des mouches au niveau d'un silence ?
— Voyez la couleur de ce vin ! Eh bien, son intérieur, l’intérieur de ma négresse, était rose, de la couleur de ce vin, mais aussi plus laiteux, et son rire, en cascade sur ses dents blanches, carillonnait malgré le brouillard et l'épaisseur des duvets de plume dans la chambre gelée où nous étions. Diego interpelle son voisin : Toi aussi tu l'as connue, cette négresse, mon cher Kurt !
Surpris, le lieutenant Kurt J. acquiesce d'un haussement de sourcils, en pensant : Comment fait-il ? Alors que Diego continue le récit de ce bordel perdu dans les neiges d'un brouillard oublié.
A partir de ce jour — tous s'en souviendront — le lieutenant Diego K. ne rentre pas avec les autres pour le repas de midi, il reste seul à sa table et attend leur retour.
Il demande à la tenancière :
— Votre heure est-elle correcte ?
Il y a une grosse horloge dans un coffret de bois noir avec un verre tout jauni de fumée.
— C'est sûr, elle va juste.
Au fur et à mesure qu'ils reviennent, les soldats s'installent sur les chaises près de la table du lieutenant, mais sans toucher aux places réservées aux habitués, ceux du cercle du lieutenant.
Rien n'a été dit, pourtant ils devinent que le jeune lieutenant va reprendre. Ceci tous les jours bientôt.
— Une fois, nous étions en campagne. Être en campagne ne signifie pas que nous étions en guerre. Une guerre qui, au reste, n'a pas eu lieu, alors que l'attente si.
 Qui d’entre eux remarquent déjà ce geste étrange que le lieutenant refait plusieurs fois, un mouvement des mains, l'une contre l'autre, comme s'il devait les réchauffer ?
— Le bivouac avait été décidé dans un hameau presque désert. La discipline était de fer, nous devions respecter la population locale. Mais une vieille vendait sa fille. Elle tendait des draps blancs, brodés Dieu sait pourquoi, sur la paille de sa grange. Ces draps, elle les changeait plusieurs fois par jour, ils allaient s'ajouter à toute une lessive blanche qui balançait au vent à travers la prairie. D’abord, la vieille, perchée devant la porte, percevait son écot. Ensuite, sa fille nous recevait, dans les zébrures du soleil qui s’infiltrait à travers la claie en bois du grenier. Par obéissance à sa mère, la fille si jeune avait tout de suite appris son métier. Elle le faisait sans passion, avec nonchalance, mais en s’accompagnant des gestes si parfaits, dans un cadre si simplement beau, que nous en sortions, chacun notre tour, tous éblouis et comblés. Quelle heure est-il ? Ah, il est déjà quatre heures. À boire !
Le lieutenant Diego K. enchaîne sur la halte d'étape de sa section dans un vieux château délabré où la châtelaine l'avait convié à partager sa table et sa couche où, dans l'obscurité qu'elle avait savamment entretenue pour masquer une fraîcheur que les ans avaient passablement altérée, elle avait su amener le lieutenant, par les jeux incessants de toute une nuit, à l'extrême limite de ses forces.
— Pour une fois, heureusement que notre diane militaire est toujours si matinale, elle m'a libéré du lit de la châtelaine ! Tout le jour, j'ai eu de la peine à marcher, comme si, la veille, j'avais traversé le continent au galop !
 
Et le soir arrive, semblable à tous les soirs qui l'ont précédé et si peu différent du jour sans répit de la fournaise de la ville blanche. Pourtant aujourd'hui, comme les jours qui vont suivre, les récits du lieutenant Diego K. ont distrait quelque peu les hommes de cette atmosphère immobile.
Sur le moment même, il est certains détails que personne ne remarque mais qui plus tard surgiront dans les mémoires. Par exemple, le matin d'après, quand pour aller à la taverne le lieutenant marche, les bras croisés autour du corps.
— Non, aujourd'hui, je ne monterai pas ! Du vent, du vin, et des dés ! Ecoutez !
Si les filles n'avaient pas connu le lieutenant Diego K. à son arrivée, si certains de ses compagnons d'armes, pris à témoin, d'un mouvement de tête ne confirmaient pas de temps en temps ses dires, on croirait volontiers que le lieutenant invente, qu’il brode, pour le moins qu’il exagère. L'extraordinaire, c’est qu'il parle, alors que depuis si longtemps tout le monde se taisait. Ceci augmente grandement la valeur de ses exploits, qui néanmoins restent vraisemblables pour un soldat officier, jeune, beau, fort et désoeuvré.
Les récits se poursuivent d'un jour sur l'autre. Immanquablement le lieutenant s’interrompt alors qu’il est toujours quatre heures et interroge l’horloge :
— Ah, il est déjà quatre heures...
Il raconte bien, on a plaisir à l'écouter, pourtant lui n’est pas attentif à ses histoires, son esprit est ailleurs.
Et voilà le jour où il arrive — personne n'ose en rire ou demander explication tant la chose est surprenante — avec son manteau sur les épaules. Il a dû le tirer de sa malle. Pourtant, selon les autres, la fournaise augmente encore. Pourtant, tout le jour, le lieutenant garde son manteau. Le lendemain, il le ferme même. Depuis, il raconte en se frottant continuellement les mains l'une contre l'autre, ceci alors que qu’aux yeux des autres la chaleur de la cave semble avoir dépassé celle du dehors.
Mais il continue à raconter. Cette fois-là, il n'était pas encore lieutenant, le capitaine l'avait envoyé porter un message à l'état-major. Au retour il s'était égaré. Voyant qu'il risquait d'être surpris par la nuit, il avait jugé préférable de demander l'hospitalité dans une importante ferme isolée avec des murs à colombages et des toits descendant jusqu'à terre. Là, il n'y avait que deux femmes, jeunes, qui l'avaient d'abord invité à leur table, une table qui était couverte — était-ce pour l'occasion ou était-ce l'habitude ? — de force saucisses, charcuteries, jambons entiers, baquets de saindoux, terrines, confits, fromages et pains, de cidre à satiété et de vin. Pendant qu'ils mangeaient d'un très solide appétit, le soldat avait fait le joli coeur avec l'une et avec l'autre, en déployant toute sa séduction raffinée mais se remettant à Dieu pour qu'il choisisse, pour lui, dans quel lit passer la nuit. Mais — était-ce pour l'occasion ou était-ce l'habitude ? — les deux femmes, cette nuit-là, partageaient le même lit, un lit large et profond. Elles invitèrent leur hôte à le partager avec elles. Tous les trois s'aimèrent avec autant de santé qu'ils avaient eu d’appétit. Par moments, les deux femmes lui accordèrent un peu de répit, en s'aimant entre elles, pour son plus grand enchantement à lui. Aux toutes premières lueurs de l'aube, ils avaient été brusquement réveillés par l'éclat bruyant de sabots battant en désordre les parois en bois du box, par des hennissements joyeux et les spasmes respiratoires particuliers des chevaux.
« — Sergent ! — Diego n'était alors que sergent — ton cheval ne serait-il pas une jument, par hasard ?
— Je l'ai mise avec le vôtre. Et votre cheval, serait-ce un étalon ? Diable, ma jument a ses chaleurs !
Ils avaient écouté les ébats dans l'écurie, et les ébats avaient réveillé en eux l'envie de s'ébattre à nouveau. Quelles belles juments !
 
Depuis que le lieutenant Diego K. s'est mis à raconter, personne ne se souvient de l'avoir jamais vu si jovial, si réjoui, si vif. Raconter toutes ces amours passagères semble agir comme un bain dont la jouvence le rafraîchit, l’amenant, seul, à triompher de la chaleur. Quelques gouttes de cette fraîcheur rejaillissent sur l'auditoire. Pourtant, cette jovialité — ils le diront après coup —, si elle n'est pas feinte, reste tout extérieure — ils comprendront après que Diego K. ne parlait que pour mieux protéger une attente intérieure. Et pendant qu’il parle, et que les jours passent, le lieutenant Diego K. maigrit et s'émacie. On se demandera après si, il mangeait encore, alors.
Tous redoutent le moment où le lieutenant aura épuisé son stock de récits, sa réserve d'exploits. Pourtant aujourd'hui, alors que c'est son dernier jour, il est plus vivant, encore plus en verve. Ce qu'il raconte suscite de vrais rires et réussit même, malgré la touffeur et la torpeur générale, à réveiller, par moments, les sexes qui dorment lovés dans les pantalons des soldats réunis.
 
Soudain, il vient de terminer une histoire et tous s'attendent à ce qu'il enchaîne, or il reste l'index suspendu. De l'autre main il se sert à boire et boit en grandes rasades, avec sa glotte apparente qui va et vient sur son cou maigre. Il boit encore. Puis il repose son verre. Tous le regardent et attendent. Il est tourné vers la porte, c'est trois heures, la porte s'ouvre. Enfin il la voit, enfin la silhouette. Il sait enfin qu’il l’attendait. Elle est là. La silhouette dépose à nouveau sa jarre contre le mur et ressort aussitôt.
Trop tard on se souviendra de cette silhouette. Une femme drapée dans un tissu rabattu sur la tête, qui paraît bleu tant il est blanc dans la pénombre de la cave.
Le lieutenant Diego K. se lève. Remarquent-ils qu'à peine debout il doit déjà s'appuyer des deux mains sur la table pour ne pas partir en arrière ? Lui, qu'on ne voyait presque plus quitter la taverne, le voilà qui sort en plein jour. Il est maigre, enserré dans sa tunique verte et rouge. Son teint est devenu foncé, d'un bistre obscur. La sueur qui perle sur sa peau n'est plus la même que celle de ses compagnons. Il sourit, ils s'en souviendront, son sourire est léger, indicible et pourtant il porte la marque de l’extase.
— Comme la révélation chez un saint. Comme sur une fresque dans une chapelle fortifiée où je me suis arrêté une fois, au sommet d’un éperon inaccessible, dira un des témoins par la suite.
 
Trois heures est dehors l'heure la plus chaude. Il n'y a pas d'ombre, les couleurs sont écrasées, broyées dans une poussière sèche qui se confond avec la lumière, avec la chaleur, et pourtant le lieutenant Diego K. remonte le col de son manteau. La rue est déserte, mais il avance résolument, bien qu'avec une lenteur appliquée comme s'il avait désappris à marcher. Son pas est pourtant déterminé, il sait déjà qu'il va tourner à gauche et prendre l'escalier qui monte vers la ville haute. Il est tout de même surpris quand il voit que la silhouette blanche est déjà si loin au-dessus de lui. Mais il est vite rassuré, car la femme règle son pas sur le sien. Elle l'attendra. Juste ce qu’il faut, même au bout de ses forces.
A présent l'escalier oblique, la silhouette blanche passe sous une arche. Le lieutenant s'appuie un instant contre la colonne d’une arcade en plein soleil. Il respire profondément, il respire douloureusement. Respirer semble lui faire mal, déjà marcher l'épuise.
L'escalier monte encore. Plus qu'un escalier, c'est une succession de paliers qui s'enchaînent les uns aux autres, tantôt en marches étroites et hautes, difficiles à escalader, tantôt en longs replats ouvrant sur des ruelles latérales, des entrées de maison, des cours. Jusqu'à aujourd'hui, le lieutenant n'est jamais monté dans cette partie de la ville qu’aucun soldat n’a jamais mentionnée.
Soudain il se rappelle qu'il n'a pas eu le temps de raconter à ses compagnons l'épisode de la cantinière qu'il avait prise ivre, et ivre lui aussi, dans l'espace inondé entre les tonneaux de bière, avec en arrière plan la fanfare qui rythmait leur coït brutal, et que rythmaient aussi les pas des couples des danseurs déchaînés sur le plancher de bois branlant au-dessus d’eux.
Plus il monte dans la ville blanche, plus son chemin est couvert d'arcades, devenant peu à peu un couloir enfin obscur dans lequel le soleil ne découpe plus qu'épisodiquement des fenêtres de lumière crue, entrecroisements de formes arrondies et carrées qui se détachent contre des murs d'ombre. Les humains semblent avoir abandonné une ville que peu à peu Diego découvre peuplée de chants d'oiseaux qui se répondent de distance en distance. D’abord il n’y avait pas pris garde, maintenant il ne peut plus ne pas les entendre. En levant la tête, en tendant l'oreille, les repérant à l'ouïe plus qu'aux mouvements qui peuplent incidemment l'obscurité, il repère des cages accrochées à l'intérieur des persiennes entrouvertes de maisons que le jour et les travaux du dehors ont rendues désertes. Ces oiseaux chanteurs sont des dizaines et des dizaines, en cage, en couple, de la même espèce ou de familles voisines car leurs trilles, riches et variés, sont de tonalité identique. Ces chants accompagnent le lieutenant tout au long de sa montée, cette ascension dans l'ombre de plus en plus secrète de la ville blanche.
Les murs, les voûtes, les angles et les recoins répercutent et amplifient la chaleur ambiante. Pourtant le lieutenant a toujours froid, il frissonne, il transpire maintenant, mais sa sueur est glacée alors que le chant des oiseaux captifs, comme un ruisseau de musique à contresens, coule de bas en haut, porté par le flux ascendant de l'air chaud.
Le lieutenant monte de plus en plus difficilement et de plus en plus lentement, mais il sent, plus que jamais, cette excitation extasiée qui l'habite depuis si longtemps. Malgré sa vue troublée, il se sait tout proche de la femme maintenant, elle l'attend, elle se laissera approcher. Il la voit, elle est là. À travers le tissu qui l’enveloppe, il devine la beauté de ses formes. Il comprend pourquoi, depuis tant de temps, depuis qu'une fraction de seconde il l'a entrevue, elle l'obsède au point qu'il se sait possédé. Les autres femmes et les amours qu’il a racontées sont maintenant dérisoires, elles étaient justes bonnes à divertir une troupe de soldats abrutis de chaleur.
La femme n'est plus qu’à dix pas. Mais il doit s'arrêter, il lui faut reprendre son souffle, il lui reste si peu de souffle. Elle franchit une entrée. Il attend un instant avant de la suivre.
Au fond d'un couloir, une porte claire se détache. Elle donne sur un patio, un jardin intérieur, avec des orangers gorgés de fruits mûrs et en même temps chargé de minuscules fleurs blanches, avec des feuilles étroites et vertes qui captent la lumière indirecte du soleil reflété par les murs blancs de la cour. Les chants d'oiseaux on fait place au silence, le sempiternel bourdonnement des mouches ne les a pas remplacés, le silence complet est pourtant accueillant. L'autre bout du jardin dessine une ouverture que le lieutenant franchit. Il traverse une pièce sombre puis débouche dans une autre où la lumière, claire, coule le long des murs auxquels elle reste accrochée.
La femme est là, immobile, le geste suspendu. Elle va laisser tomber ses voiles.
Jamais le lieutenant n'a senti l’exacerbation aussi violente, aussi douce, aussi douloureuse, aussi suave de toute sa peau. Il ne frissonne plus. Appuyé contre le mur, il ouvre son manteau et le fait tomber derrière lui. Détacher les brandebourgs compliqués de sa veste lui est difficile, ses doigts tremblent. Sa chemise se déchire quand il la passe par-dessus ses épaules et sa tête. Il est torse nu. Malgré sa récente maigreur, son poitrail est encore musclé et fier. Il n'a plus froid mais il tremble. Il arrache son ceinturon, il ouvre les deux premiers boutons du double pont de tissu de son pantalon. Il ne quitte pas la femme des yeux, dans la clarté dorée de la pièce.
Elle laisse tomber son voile.
— Ah !...
Il voudrait dire : C'est donc toi. Mais la mort ne lui en laisse pas le temps.
 
Des enfants presque nus déboulent dans la cour de la caserne. C’est le matin, vers onze heures. Comprendre ce qu'ils disent n’est pas aisé, ils parlent tous ensemble, en criant. Enfin, on leur dit d'attendre, on aura besoin d'eux, besoins d’eux pour qu'ils indiquent l'endroit.
On expédie un planton jusqu'à la taverne avec ordre de ramener le lieutenant J. et quatre hommes de sa section.
Le soldat y va en jurant. L'envoyer, comme ça, quand il y a déjà du soleil dans les rues !
Même si on s'y attendait — on n'a pas revu le lieutenant Diego K. et l'on suspecte quelque chose —, l'arrivée du messager suscite la surprise. Aussi parce que, pour une fois, des événements viennent troubler la torpeur quotidienne.
— Mon lieutenant, on vous demande à la caserne. Avec quatre hommes.
Les quatre hommes que le lieutenant Kurt J. désigne le suivent en pestant en silence. Les contraindre à être dans la rue quand le soleil est au zénith !
Depuis la caserne, il faut suivre les enfants, avec à tour de rôle un brancard roulé sur l'épaule. Il faut forcer le pas, à cause des gamins bondissant dans les marches. C'est leur allure habituelle, ils sont, eux, totalement insensibles à la chaleur car ils sont nés avec.
Ni le lieutenant Kurt J. ni ses quatre hommes ni personne ne sont jamais montés là-haut. Ils n'auraient jamais imaginé que la ville continue si haut, si loin, si profondément, au point de s'y enterrer dans le ciel. Mais, ajouté au babil des enfants, ils font trop de bruit, et sont trop pressés pour entendre le chant des oiseaux chanteurs.
Les gamins, les cinq hommes à leur suite, traversent en courant le jardin aux orangers. Pourtant toujours à l'abri de toute lumière directe, la pièce est plus claire que la veille. Ils découvrent aussitôt le lieutenant. Il est couché sur le dos, torse nu, une main encore glissée dans la boutonnière droite de son pantalon. Il a les yeux ouverts, leur blanc semble très blanc, le bleu très bleu, très clair, aussi parce que sa peau est si foncée, comme si elle s'était encore obscurcie avec la mort.
Le lieutenant Kurt J. constate que son ami a encore aux lèvres cet étrange sourire avec lequel il les avait quittés, hier, c'était sur le coup de trois heures. Excepté le corps du lieutenant Diego K. et ses habits épars, la pièce est déserte. Le lieutenant Kurt J. est surpris, il n'y a aucune trace d'amour, aucune trace de femme.
On charge le corps du lieutenant Diego K. sur le brancard, les quatre soldats le portent, le lieutenant Kurt J. ferme la marche, il ramène avec lui la veste et le manteau de son ami.
 
A l'arrivée du corps à la caserne, on a mis le drapeau en berne. Le médecin a pratiqué l'autopsie. Le lieutenant Diego K. est mort de mort naturelle — chez les militaires aussi, c'est le diagnostic ordinaire de toute mort inexpliquée.
L'enterrement, une petite cérémonie conforme, avec les derniers éloges, a lieu à la sonnerie du soir. Personne ne l'aurait supporté à la lumière du jour, c'eût été un outrage.
 
Le lendemain, à la taverne bien sûr, le lieutenant Diego K. n'est plus là pour poursuivre le récit de ses amours. Tous ressentent fortement son absence, les langues se dénouent. Avant, il n'y avait que lui qui parlait, aujourd'hui les autres sont à leur tour obligés. C'est une forme d'hommage. Au fur et à mesure, des observations oubliées ressurgissent, et les détails que sur le moment on n'avait pas relevés, prennent soudain un relief particulier, le froid qui l'habitait peu à peu, les mains qu'il cherchait toujours à réchauffer l'une contre l'autre, cette apparence d'allégresse depuis qu'il s'était mis à raconter ses amours et qui n'était, somme toute, peut-être, qu'un détachement pour ces rencontres passées. Au fait, quand donc avait-il commencé ? Cela n’avait pas toujours été, il ne les avait pas toujours racontées, il s'y était mis un beau jour. Quand ? On cherche, on essaie de reconstituer les faits, on retrouve la première histoire qu'il a relatée, celle de la négresse rose dans la neige. Et le jour avant ?
— Le jour avant, dit la patronne, ça me revient maintenant, il m'a interrogé sur la femme qui apporte la jarre de kéfir.
— Ah oui ! C'est vrai.
Cette femme était apparue effectivement un jour plus tôt. C'est bien là que tout avait commencé.
 
Malgré l'absence du lieutenant Diego K., mais parce que, tous ensemble, ils en ont parlé et cherché, midi arrive plus vite que d'habitude, avec son rapide aller et retour jusqu'à la caserne.
La place du lieutenant Diego K avait été restée vide ce matin, le lieutenant Kurt J. l'occupe maintenant. C’est normal, ils étaient amis, elle lui revient de droit. Chacun espère que le lieutenant Kurt J. va prendre à son tour le récit de ses exploits amoureux. Il doit en connaître un bout, il est bel homme lui aussi. Il était l'ami du lieutenant Diego K. Peut-être racontera-t-il les mêmes amours, mais vues sous un angle différent. A-t-il lui aussi trouvé rose l'intérieur de la négresse ? Saura-t-il décrire avec plus de précision encore les draps brodés sur lesquels la vieille vendait sa fille ? Se sera-t-il perdu, lui aussi, chez des châtelaines impossibles ?...
 
Mais si le lieutenant Kurt J. se met là, sur cette chaise, sur la chaise qu'occupait le lieutenant Diego K., c'est bien sûr parce que c'était son ami, mais c'est surtout parce que, depuis cette place, il peut, lui aussi, surveiller la porte. Comme ça, quand elle reviendra, il est sûr de la voir. Et elle reviendra certainement, la tenancière l'a peut-être laissé entendre.
Le lieutenant Kurt J., à son tour, raconte ses amours. Il raconte, on l'écoute. Il parle, il boit, il lance de temps en temps un regard sur l’horloge.
Il remonte le col de sa veste :
— Nous venions d'arriver en garnison dans une forteresse qui semblait aussi perdue qu'inaccessible et lointaine...
 
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