Titre | Rosée d'Eros |
Auteur | Collectif |
Genre | Essai et Nouvelles érotiques |
Editeur | " Cabinet Erotique " Galerie Humus, Lausanne, |
1995, 239 p., illus., 21 cm | |
ISBN | 2-940127-01-8 |
Disponibilité | Librairie |
info@oliviersillig.ch |
De 1368 à 1644 l'Empire de Chine connut un essor remarquable. Ceci aussi bien au niveau politique, économique, commercial et militaire qu'au niveau culturel. En effet, les empereurs qui se succédèrent furent tous des souverains éclairés, établissant ainsi la pérennité de leur dynastie: la dynastie Ming.
Alternant avec de nécessaires campagnes militaires, de
longues
périodes de paix permirent à Yong-Lo, troisième
empereur
Ming (1403-1424), de développer, en tant que violon d'Ingres, la
cuisine. Il la porta à un degré de raffinement jamais
atteint
et probablement jamais retrouvé.
La recette que je transmets ici, je l'ai découverte à
la Bibliothèque nationale d'Istambul, alors que j'y effectuais
des
recherches sur Tamerlan. Je suis tombé par hasard sur un texte
en
persan moyen, traduction du chinois, probablement d'une chronique de
l'époque.
Les recoupements que j'ai pu opérer avec les autres documents
que
nous possédons sur Yong-Lo et son règne sont suffisamment
pertinents pour établir la très probable
authenticité
de cette chronique.
Je limite ici mon compte-rendu à la description de la recette
de l'oeuf à la coque selon le céleste Yong-Lo.
Un des points les plus importants et les plus délicats de
toute
bonne cuisine est le ravitaillement. C'est parce que les tout grands
cuisiniers
savent sélectionner eux-mêmes des produits de
qualité
irréprochable que la nouvelle cuisine peut satisfaire les
gosiers
les plus exigeants en leur servant des légumes aussi vulgaires
que
les poireaux et les carottes.
Quand Yong-Lo voulait se préparer un oeuf à la coque,
il se rendait lui-même, personnellement et de bon matin, sous
petite
escorte, au marché.
Pour choisir son oeuf, il prenait son temps, parcourant d'abord
plusieurs
fois le marché, repérant de visu les étals
où
la marchandise pouvait lui convenir. Puis il s'arrêtait, humait,
mirait, soupesait et, ultime étape, calibrait dans sa main qu'il
moulait en coquetier. Quand enfin son choix était fait, il
achetait
l'oeuf dont il payait le prix sans marchander. Pour le vendeur
c'était
une bien petite vente, mais un bien grand honneur et cela suffisait
souvent
à établir une renommée.
L'Empereur appelait alors son porteur, ouvrait une grande timbale de
papyrus tressé dans laquelle il y avait, entourée d'une
couronne
de fin tricot de grosse laine, une autre timbale, de grès brut,
contenant de la tourbe humide. Il y enfouissait l'oeuf.
Alors, du marché alimentaire, l'Empereur et son escorte se
rendaient
au marché aux esclaves. Sans s'arrêter, il le traversait
jusqu'à
la halle couverte et fermée qui abritait les esclaves
réservés
aux plaisirs des gens fortunés. Tous les esclaves y
étaient
présentés nus, lavés, parfumés. L'Empereur
prenait son temps, parcourant d'abord plusieurs fois le marché,
repérant de visu les étals où la marchandise
pouvait
lui convenir. Puis il s'arrêtait, humait, mirait, soupesait et,
ultime
étape, calibrait dans sa main qu'il moulait en spéculum.
Quand enfin son choix était fait, il achetait la femme dont il
payait
le prix sans marchander. L'Empereur appelait alors ses porteurs qui
avançaient
un palanquin clos dont les tissus, choisis chaque fois en fonction de
la
température par le souverain lui-même, maintenaient la
marchandise
au frais sans l'exposer au froid. Et ainsi, il retournait alors au
palais.
Selon ses instructions, on y avait préparé une des salles
à manger avec une longue table haute couverte d'une nappe de
fine
soie blanche sur laquelle on avait posé un minuscule couteau,
réplique
exacte du grand cimeterre de guerre du monarque, mais d'or fin.
Par esprit d'harmonie, à laquelle l'âme orientale est
si sensible, l'Empereur, avant de se mettre à table,
revêtait
une chemise large, resserrée aux manches, de même tissu
que
la nappe. Un premier serviteur apportait alors un rince-doigts de
cristal,
pendant qu'à l'office on passait à la vapeur
parfumée
de jasmin l'esclave qu'ensuite on couchait, nue, sur le dos, sur la
soie
blanche de la nappe, la toison pubienne à la hauteur de la
chaise
du céleste Yong-Lo.
Alors Yong-Lo officiait.
Avant de commencer, il regardait d'abord longuement la femme. Puis
il posait ses mains là où son inspiration lui avait
révélé,
dans le modelé du corps de l'esclave, le point d'origine:
l'extrême
pointe d'un sein, le lobe d'une oreille, une malléole. De ce
point,
il commençait une longue caresse, son regard ne quittait pas la
toison de l'esclave, car c'est de là qu'il devait s'interrompre
quand il voyait sourdre au centre du triangle la perle de nacre fine
qu'il
avait su susciter.
Alors, sans qu'aucun mot n'ait été prononcé, un
serviteur avançait la timbale de grès ouverte. L'Empereur
retirait l'oeuf de l'humus, l'essuyait avec un mouchoir diaphane et le
déposait, pointe en l'air, sur la perle de nacre à
l'épicentre
de la femme. Puis il reprenait ses caresses, avec ses mains, son nez,
sa
bouche, ses cils, jusqu'à ce que l'oeuf soit enfin englouti et
qu'à
la perle de nacre se substituât un disque blanc cerclé
d'écume:
l'extrême tête de l'oeuf.
Même un enfant sait que, quelle que soit la durée de cette
cuisson, on ne peut pas cuire un oeuf à trente-sept
degrés.
Sinon les poules nous pondraient des oeufs durs. C'est pourquoi Yong-Lo
déployait alors tous les trésors de sa sensibilité
artistique, de son doigté, de sa dextérité. Et
ceci
avec un sens inégalé de la pondération. Il devait
par ses caresses amener autour de l'oeuf un mouvement tel que le seul
frottement
portât la température à quarante degrés.
Hélas! il arrivait quelquefois qu'un orgasme intempestif
cassât
l'oeuf. L'oeuf et l'esclave étaient alors emmenés.
Quelque
grande que fût la sagesse de l'Empereur, le pouvoir est
suffisamment
aveuglant pour que jamais en de telles circonstances Yong-Lo ne
soupçonnât
qu'il n'avait été, somme toute, cette fois-là,
qu'un
amant maladroit. Et à l'aube du lendemain, aux portes du palais,
les mendiants trouvaient alors dans les poubelles des restes autrement
plus alléchants que l'ordinaire des cuisines, fussent-elles
impériales.
Quand l'Empereur estimait que l'oeuf devait être cuit, il
interrompait
ses caresses et, prestement, par l'index de sa main gauche soudainement
plongé à l'opposé de l'oeuf, il le faisait
remonter
à la surface jusqu'à ce qu'un dôme blanc chapeaute
la touffe noire. Alors d'un coup sec du petit cimeterre dont la lame
intérieure
épousait parfaitement le périmètre de l'oeuf, il
étêtait
cet oeuf.
Si par un rare malheur son geste n'avait pas eu la précision
habituelle, aux poubelles de l'aube, la déception des mendiants
était tout d'abord grande. Mais certains, se montrant d'habiles
commerçants, échangeaient alors leur trouvaille à
des marchands d'ivoire africains dont ils connaissaient les goûts
et les moeurs.
On prétend d'ordinaire que la grippe ne saurait être
mortelle
quand elle atteint des sujets jeunes et bien portants. Pourtant il
advint
un jour que l'Empereur reçut à sa table une des plus
belles
femmes de l'empire. Hélas, à cause de la grippe qui
sévissait
et qui ne faisait qu'accroître sa beauté, elle fit une
brusque
poussée de fièvre, là, sur la nappe.
Etêté
l'oeuf était dur. Elle et lui furent emmenés.
Si la cuisine de Long-Yo était raffinée, elle n'en
était
pas moins dure. Elle aussi.
Pour en goûter pleinement la saveur, Yong-Lo avait établi
qu'un oeuf ainsi préparé devait être gobé.
Se
penchant sur le cratère révélé par
l'étêtement,
d'un baiser sonore, il crevait le jaune et de sa langue qu'il dardait
en
pointe, il le mélangeait à l'albumen. Comme un chaton sur
son écuelle de lait, il lapait en des mouvements rapides,
mêlant
le suc de l'oeuf au musc abondant et tiède qui avait servi de
bain-marie.
Pour peu que la toison de l'esclave fût aussi noire que la barbe
peignée de l'Empereur, celle-ci se fondait alors au coeur
même
de la femme et semblait ainsi parcourue par une scintillante limace
d'or
sur une mousse dense et diaprée ou aurait perlé la
rosée.
L'esclave qui desservait était chargé de moudre finement
la coque de l'oeuf à peine retiré et de vendre la poudre
ainsi obtenue aux apothicaires spécialisés. Cette poudre
était très prisée au même rayon que la corne
de rhinocéros. En effet, si le divin Yong-Lo était un
grand
cuisinier, c'était aussi un économiste averti. Ceci pour
le plus grand bien de l'Empire.
Si l'oeuf avait été bon et l'Empereur content, il
intégrait
quelquefois le coquetier à son gynécée.
Si, après un repas parfaitement réussi, on lui demandait
pourquoi il ne réutilisait jamais deux fois la même
esclave,
Yong-Lo hochait la tête à la manière orientale,
levant
simplement les yeux vers la voûte céleste qu'il pointait
de
l'index et se contentait de sourire. Et personne n'aurait pu dire si
c'était
par respect d'une divine volonté, par soif d'inconnu ou par ce
goût
du mystère, savamment entretenu, des grands cuisiniers...
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