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                   Olivier Sillig

 Anna                                                                                                        O.Sillig 1973 / Lavis 

Olivier Sillig / 1974 Lavis

Les choses visibles sont passagères,
les invisibles sont éternelles.
Corinthien II, chap. 4, verset 18
 
Je ne crois pas à l'âme, je n'y croyais pas alors, je n'y crois de nouveau plus. Je sais même avec certitude qu'elle ne peut exister, qu'elle n'est qu'un miroir aux alouettes qui nous fait illusion.
Un jour, il y a vingt-cinq ans, j'ai reçu une lettre recommandée d'Italie. Elle provenait d'une étude de notaire. Ma grand-mère était née en Toscane, un de ses frères venait de mourir, il léguait sa maison aux possibles descendants de sa sœur, j'en étais l'unique représentant. J'annonçai mon arrivée pour un lundi du début septembre.
Je vis la maison. Le matin suivant, plutôt par désœuvrement, j'allai sur la tombe de cet oncle inconnu qui avait fait de moi son héritier. Il avait plu pendant la nuit, le ciel était encore très noir. L'église se reflétait éparpillée sur les carrés d'eau oubliés çà et là dans un dallage de tombe, dessin entrecoupé par des fers forgés dressés comme des parcs pour bébé mais abandonnés.
Par gestes, pour que je le comprenne, un jardinier m'indiqua le columbarium au-delà du temple. Dans cette région du pays, par gain de place, les cimetières sont construits en hauteur. Les stèles sont à la verticale l'une de l'autre, formant ensemble une rue de maisons identiques, sans fenêtres ni portes, où chaque étage est habité par un mort. Presque sur chacune d'elles, il y a un médaillon émaillé, une dernière photographie du défunt, les yeux grands ouverts, un éclat de vie que la plaque
gravée a conservé, ou que le photographe a reconstitué. Parmi tous ces visages, quelques-uns plus jeunes, quelques enfants aussi. Ça et là, accrochées dans la paroi, brûlaient de petites lampes à huile. Leur flamme rouge était bien pâle dans la clarté du jour.
Mon oncle se trouvait au bout de l'allée, juste avant le premier coude, à un troisième étage. Personne ne s'occupait plus de sa lampe. Sur cette lancée qui m'avait conduit au cimetière je me mis à la recherche du jardinier pour avoir de l'huile et ranimer la flammerole. Tous ces morts faisaient comme des gens à leur balcon, mais penchés sur la rue par habitude et avec indifférence. Sauf un, un regard. Au lieu d'être, comme les autres, tourné vers la mort, il semblait être un appel à la vie, aux vivants, aux visiteurs, à l'inconnu qui une fois s'arrêterait devant sa stèle, à moi ce jour-là. À moi ? Plus tard j'ai pensé que, chez le photographe, elle me fixait déjà.
Je me suis arrêté et j'ai lu son nom, Anna, Merlot, née Franca. Et les dates de sa vie, 1896-1921. Et le verset qui les accompagnait : Les choses visibles sont passagères, les invisibles sont éternelles. Il contenait une mise en garde. Malgré les retouches — la jeune femme avait dû aller chez le photographe tout exprès — le portrait avait la pâleur et la soif que donne la maladie quand on en connaît le terme.
En fait, je ne me suis pas arrêté longtemps ; au retour avec l'huile, je ne suis pas repassé devant la stèle. Je suis reparti le jour même, je pensais vendre. Le temps avait tourné, la lumière et la chaleur étaient à nouveau écrasantes. Dans ma somnolence bercée par les secousses du train je revis une première fois le petit visage d'émail. Son nom me revint à l'esprit, Anna. Mais c'est peu à peu, lentement (comme une médecine ou un poison s'instille lentement dans nos veines) qu'elle commença à s'incruster en moi. Je la vis en rêve, je la vis éveillée, mais toujours immobile, figée mais vivante.
En novembre, j'étais de retour, au cimetière, avec de l'huile, cette fois pour la stèle d'Anna. La lampe s'alluma du premier coup et le miroitement de la petite flamme dessina comme un sourire furtif sur ses lèvres. Nous sommes restés très longtemps face à face, elle dans son cadre d'émail, encore dans l'ombre, moi au soleil – il faisait froid, l'air était limpide – nu-tête, mon chapeau dans les mains. On m'aurait pris pour un parent en recueillement sur une tombe, alors que je me sentais un homme en visite chez une dame. Enfin, je bougeai. Je recherchai quelques parents d'Anna, décédés si possible après elle. Ceci d'abord sur les tombes environnantes, puis en passant en revue chaque stèle du columbarium. Merlo, c'était son nom de mariage. Son nom de jeune fille, c'était Franca. Je repérai bien quelques Merlo et quelques Franca, épars, mais affichant une date antérieure à sa mort. Enfin je trouvai un couple, des Franca, décédés peu après elle. Avec un brin de chance, il pouvait s’agir de ses parents.
Devant ma maison — puisque pour l'instant elle était à moi et que je ne m'étais pas encore décidé à la vendre — il y avait un petit vieux qui, le jour durant, déplaçait sa chaise à la poursuite du soleil. Je lui demandai s'il connaissait des Merlo dans les environs. D'abord il secoua la tête négativement.
— Et des Franca, Franca ?
— France ? Franca... no, niente Franca.
Mais il revint me chercher un peu plus tard et me tira jusqu'à une petite mercerie. La mercière était encore plus vieille que lui. Elle parlait quelques mots de français. Elle avait connu des Franca. Je lui dis les prénoms que j'avais relevés sur la tombe.
— Oui, je me rappelle très bien, je les ai connus. Ils habitaient en haut de la petite stradina stretta, del Vicolo Bernezzo. Avec une fille. Je suis allée à la petite école avec elle. Mais moi, je n'ai pas été plus loin.
— Et cette fille, elle s'appelait Anna ?
Mon cœur était maintenant tout agité.
— Anna ? Attendez, oui, c'est ça, Anna.
— Elle a dû se marier. Avec un monsieur Merlo ?
— Merlo, le pharmacien. Bien sûr. Mais elle est morte très jeune.
— En 1921.
— Ventuno ? Si, probabile.
— Savez-vous comment elle est morte ?
— Aspetta... ça me revient. C'était la femme du pharmacien, puis elle est morte. Elle est morte parce qu'elle était malade. Ça n'a pas fait très bonne impression ici. C'est peut-être pour ça que, peu après, le pharmacien, il est parti avec le petit.
— Le petit ?
— Oui, le petit. La Signora, elle a laissé un pauvre petit garçon. Il devait avoir deux ou trois ans quand sa mère est morte.
— Et ce petit, vous savez ce qu'il est devenu ?
— Ah non, je ne sais pas, il est parti avec le père. Mais où ils sont allés, ça je n'en sais rien. Voilà, c'est tout.
— Je... je vous remercie, je suis très content.
Je tenais une piste. Elle avait eu un enfant. Je l'avais pressenti à la plénitude de son regard, une plénitude de mère, une mère qui pourtant savait que la maladie allait bientôt les séparer. Cet enfant était enfin un lien réel entre elle et moi. Mais où est-il passé ? Qui pouvait me le dire maintenant ?
Avec l'aide du notaire je retrouvai l'acte de vente de la pharmacie et une adresse, une localité, quelque part entre Bologne et Florence. Dans l'annuaire, il y avait effectivement des Merlo, dont une pharmacie. Un chaînon, la piste commençait.
Plus d'une fois, les nuits précédentes, en dormant ou à mi-chemin entre la rêverie et le rêve, j'avais senti, ou vu, ou imaginé, quelquefois comme une présence réelle, le corps d'Anna allongé à côté de moi, contre moi et moi la tenant dans mes bras. Je la voyais dolente, assoupie, vivante bien sûr mais comme évanouie, endormie, abandonnée. Jamais je n'aurais osé imaginer un geste ou une caresse. Cette rêverie embrasait et alimentait ma passion morbide (je ne peux évidemment l'identifier que maintenant comme telle, ce qu'elle a cependant toujours été, une passion morbide et destructrice). Dès le moment où j'ai trouvé ce début de piste, ces rêves ont cessé, sans pour autant que ma passion ne faiblisse.
Le lendemain en fin de journée, après avoir changé plusieurs fois de bus, j'étais dans la petite ville. Je trouvai un hôtel sur la place, j'y déposai rapidement mes bagages. Il n'était pas six heures, les lumières commençaient à s'allumer. Sur la place même, il y avait une pharmacie, la pharmacie. Son enseigne à l'écriture chargée, une plaque en verre noir gravé à l'or, indiquait "Dr Merlo et Bontempi". Des clients entraient et sortaient. Je me suis avancé jusqu'à la petite vitrine. Derrière quelques produits exposés dans des supports en carton illustré, je pouvais voir le dos des clients et des blouses blanches dont celle d'un vieux pharmacien.
J'ai me suis sans doute retourné un instant sur la rue, ou vers la porte. Maintenant quelqu'un me regardait depuis l'intérieur. Les rideaux qui délimitaient la vitrine ouvraient une fenêtre rectangulaire, étroite, sur la pharmacie, exactement comme un cadre entoure un visage, un portrait, en contre-jour parce que la lumière venait de derrière, de néons au plafond, et estompait les couleurs de ce visage dans la pénombre. Une des blouses blanches me regardait, peut-être intriguée par ma présence. Ma présence n'avait pourtant rien d'insolite. Un visage de femme. Anna, c'était elle ! Un vertige. Elle supportait mon regard sans aucune gêne, sans aucun trouble, sans irritation non plus. Elle me voyait parfaitement, mieux même que je ne pouvais la voir elle, puisque j'étais directement éclairé par les lumières de la vitrine. J’ai tout à coup rompu l'enchantement — c'était un enchantement, même si ensuite, dans la relative obscurité de la place où je marchais à grands pas, s'est mêlé un frisson de peur léger, stupéfait et aussitôt oublié, chassé au plus profond de moi-même en même temps que ce qui aurait dû me rester de raison.
Le matin, à l'ouverture, j'étais à la pharmacie. Je guettai le moment où ce serait son tour de servir et je me dirigeai vers elle.
— Buongiorno... et je balbutiai quelques syllabes indistinctes.
Nous nous sommes regardés, elle attendait, indifférente.
— Eh… des aspirines, s'il vous plaît, per favore.
— Ah ! Delle Aspirine.
Elle revint un instant après et emballa la boîte dans un papier bleu. Elle me dit le prix une première fois puis le répéta dans un français parfait.
— Cent lires, Monsieur.
Je lui souris pour m'excuser de ne pas parler sa langue. Elle me répondit d'un sourire esquissé, indulgent ; ça n'avait pas d'importance.
Anna. Cette jeune fille, ce n'était pas Anna, cela ne pouvait pas être. Mais si elle différait d'Anna, la jeune morte du cimetière, enfin de l'unique image réelle que j'en connaissais, ce n'était que par les couleurs, que parce qu'elle était en couleur (quelle manière de dire, on dirait que je parle d'un film !), les couleurs, le blanc de sa peau très pâle — ici aussi une couleur — le rose très léger de ses lèvres, le noir profond de ses yeux — encore une couleur — le noir profond de ses cheveux. Les couleurs de la vie ! La vie qui l'habitait, pauvre fou que j'étais ! Elle avait aussi — déjà ? — ce quelque chose de maigre et de douloureux dans le visage, et la même coupe de cheveux mi-longs, légèrement frisés en boucles symétriques. À cinquante années de différence, la même coupe, comme si les modes n'avaient pas changé ou si celle d'aujourd'hui, selon un cycle répétitif, avait rejoint celle d'hier.
Était-ce seulement à cause de la vie ? Elle avait l'air plus jeune qu'Anna. J'ai hésité à me retourner pour lui demander son nom. Mais je n'avais rien besoin de brusquer, je tenais les premiers maillons d'une chaîne, je n'avais plus qu'à me laisser guider pour arriver à l'autre extrémité. Je ne savais pas où elle me conduirait, je me croyais guidé par elle, guidé par un destin dont je m'imaginais être le jouet docile quand, je le sais maintenant, j'étais pleinement et depuis le début l'acteur, l'acteur de ce qui devait suivre, acteur résolu et imbécile, presque conscient, du drame qui allait nous emporter, Anna, moi, et cette petite fille, notre petite fille, cette petite fille que je ne connaîtrai sans doute jamais, jamais.
En sortant de la pharmacie, je savais déjà ce que j'allais faire. À midi, Anna est sortie, seule, et je l'ai abordée :
— Vous parlez français, n'est-ce pas, Mademoiselle ?
Elle s'est arrêtée et s'est tournée vers moi. Elle a dit, presque sans accent et sans aucune hésitation :
— Un petit peu.
— Il... il faut que je vous parle. Vous avez peut-être un petit moment ? Je suis venu ici exprès, je vous ai cherchée, c'est... c'est au sujet de quelqu'un de votre famille. Ne vous inquiétez pas ! Il s'agit de... comme dire… de... d'un de vos ancêtres.
Mais tranquillement, sans attendre que j'aie fini, elle dit :
— Maintenant ? Je n'ai pas le temps.
Mais elle ne bougea pas. Pourtant je ne suis pas sûr qu'elle attendait que je lui propose quelque chose.
— Ce soir peut-être ?
— Ce soir à la fermeture de la pharmacie ? Si vous voulez. Elle leva lentement sa main vers un café sur la place : Là-bas, à sept heures.
— J'y serai. N'oubliez pas, c'est important pour moi, merci.
 Elle ne bougeait toujours pas et c'est moi qui partis le premier.
— À ce soir, Mademoiselle, merci bien.
Je brûlais de lui demander son nom, mais elle me le dirait ce soir, je n'avais plus qu'à attendre, j'étais tranquille et confiant — j'avais raison de l'être, tout en courant à ma perte, à notre perte.
Il faisait nuit mais assez chaud pour attendre sur la terrasse abritée. Je la vis qui, la dernière, descendait les stores de la pharmacie puis s'avançait en direction du café, lentement, sans regarder spécialement dans ma direction, comme s'il s'agissait d'une promenade quotidienne.
Je me levai pour l'accueillir.
— Que prendrez-vous ?
Sans savoir ce que j'avais commandé, elle répondit immédiatement :
— Comme vous.
Et elle s'assit en face de moi.
Je demandai aussitôt :
— Excusez-moi, savez-vous qui est Anna Merlo ?
Elle eut un petit sourire, une pointe d'étonnement moqueur comme si je voulais plaisanter.
— Mais c'est moi ! Anna, c'est mon nom.
— Vous vous appelez Anna ? Anna Merlo ?
— Bien sûr.
— C'est incroyable !
Anna ! Elle ne chercha pas à interrompre ma stupeur.
J'interrogeai :
— Pourquoi Anna ? Et comme elle ne pouvait pas saisir le sens de ma question : Savez-vous pourquoi vous vous appelez Anna ?
— C'est un joli nom, n'est-ce pas ?
— Anna, Anna Merlo. Anna Merlo, votre... J’expliquai : Votre grand-mère, probablement votre grand-mère, s'appelait aussi Anna, Anna Merlo.
— Grand-mère ? Nonna ? nonna, si. Ah, oui, c'est vrai... mais je ne l'ai pas connue et mon père, presque pas, je crois.
Elle n'avait jamais vu de photo de cette grand-mère, d'Anna.
— Sans doute. Elle est morte jeune, il y a déjà longtemps. C'est extraordinaire !
Étonnamment mon interlocutrice ne posait aucune question. Si elle était intriguée, elle n'en laissait rien paraître.
— Excusez-moi, vous avez... vous avez quel âge ?
— Vingt-quatre années.
— Vingt-quatre ans ! bien sûr. Je... je voudrais... je voudrais vous emmener là-bas, vous montrer où votre arrière-grand-mère vivait, voir sa tombe aussi, et avec une brusque conviction : Quand ? Quand avez-vous congé ? Il nous faut toute une journée.
— Demain c'est jeudi, la pharmacie est fermée. Vous voulez que je vienne avec vous ? Et elle ajouta, indifférente : Pourquoi pas.
— Je peux passer vous prendre...
— Ici. À neuf heures, ça va ?
— Oui, très bien, je serai là.
Nous avons bu nos apéritifs en silence, puis elle s'est levée et m'a tendu sa main, mince et fraîche.
— À demain.
Et elle partit dans la nuit.
 
Je demandai qu'on me réserve une voiture de location. Le matin devant l'hôtel, je trouvai une petite Fiat.
Anna — Anna ! — arriva à neuf heures précises, toujours comme si elle n'était qu'en promenade. Avant de partir nous bûmes un café, sans rien dire. Je ne la sentais pas même curieuse mais habitée d'une patience bienveillante à mon égard — plus tard, quand j'oserai poser ma main sur sa joue, dans mon premier mouvement lourd de désir vers elle, là non plus elle ne manifestera ni surprise ni curiosité, mais elle me murmurera :
— Je t'attendais depuis si longtemps.
Cette phrase je l'entends toujours. Souvent je me la suis répétée et répétée encore. Ces derniers temps surtout. À réentendre ces quelques mots, j'entrevois enfin que, dans cette passion morbide, je n'étais sans doute pas le seul coupable. Un penchant, une force intérieure, un désir funeste, tel un maelström, nous portait l'un vers l'autre, Anna, moi. Il nous poussait à nous unir dans une union presque obligée qui portait en elle les germes d'un désastre immanquable.
Je pris des petites routes peu fréquentées qui zigzaguaient entre les collines labourées, les jeunes pousses des premiers blés et les oliveraies. Souvent je la regardais. Elle était légèrement tournée vers moi et m’observait aussi, mais guère différemment qu'elle le faisait du paysage alentour. Pourtant je sentais bien que, déjà, j'étais important pour elle.
J'étais fasciné. Elle le serait aussi. Qu'allait-elle dire face à la petite photo ? Comme je lui étais déjà reconnaissant de se laisser conduire ainsi, confiante, sans poser de questions mais pourtant sans inquiétude.
Elle ne bougeait presque pas, assise dans la même position durant tout le trajet.
— C'est incroyable, c'est absolument incroyable, dis-je une fois en la regardant encore.
— Oui ?
— Vous verrez ! Bientôt vous verrez.
Elle se contenta de sourire, le voyage continuait.
À midi, dans le petit restaurant où on s'arrêta, elle prit la même chose que moi. Pendant tout le repas on s'est encore regardé, pourtant, dans son regard à elle, il n'y avait rien de la séduction amoureuse que, acceptant si facilement le regard d'un homme, une autre femme aurait manifestée.
Il faisait toujours beau. À trois heures, on était au cimetière.
— C'est là qu'est mon ancienne grand-mère ?
Ce n'était presque pas une question.
— Oui, venez.
Je marchais à grands pas, elle me suivait nonchalante.
— Voilà.
Elle lut à haute voix ce qui était gravé dans la pierre :
— Anna Merlo, née Franca, 1896-1921. Les choses visibles sont passagères, les invisibles sont éternelles. Corinthien II, chapitre 4, verset 18.
Sa voix était calme, c'était sa voix habituelle, sa voix de tous les jours. Alors ? Elle avait vu la petite photo, la ressemblance totale entre elle et son arrière-grand-mère ne pouvait pas ne pas l'avoir frappée. S'y attendait-elle ? Avait-elle compris avant de venir ?
Tout de suite, elle se retourna vers moi et me sourit tranquillement.
— C'est incroyable, n'est-ce pas ? murmurai-je.
— On se ressemble, n'est-ce pas ?
Elle dit cela comme si cela n'avait rien d'étonnant, comme si cela devait être, comme s’il suffisait qu'elle en prenne acte.
Très vite, elle ajouta :
— Venez, allons-y.
J'avais imaginé qu'elle aurait désiré visiter le village, voir peut-être la maison où avait vécu cette grand-mère. Mais elle se dirigea vers la voiture.
— Rentrons.
— Vous... vous êtes pressée ?
Elle me regarda avec étonnement, elle n'était nullement pressée, elle avait libéré sa journée pour m'accompagner.
 
Dès le coucher du soleil, j'allumai les phares. Pourtant le ciel resta longtemps clair avec sa lumière orangée. Tout à coup je me mis sur le bord de la route et j'arrêtai le moteur. Je me tournai vers Anna, j'ôtai mes lunettes. Son sourire n'avait pas changé, nullement effrayée, nulle trace aussi de désir ou de trouble apparent. C'est là, dans la voiture, dans cette petite Fiat verte de location, que je tendis ma main vers sa joue pour cette première caresse. C'est là qu'elle prit cette main et y frotta sa joue. C'est là qu'elle dit, toujours calme :
— Je t'attendais depuis si longtemps.
Pendant le peu de temps qu'allait durer notre bonheur éphémère et impossible, ce fut peut-être l'unique fois où elle exprima un sentiment à mon égard, à notre égard, sur elle et moi, sur notre couple. Pour elle, ces quelques mots étaient déjà comme une conclusion, comme un accord qu'elle pensait définitif, à notre rencontre, à la rencontre imminente de nos corps, à nos fiançailles et à notre mariage. Cela me convenait.
Elle ne s'étonna pas plus quand, à la prochaine bourgade, j'arrêtai la voiture devant le premier hôtel. Sans aucun bagage nous avons suivi le portier jusqu'à une chambre. Elle s'est assise sur le lit. Je l'embrassai d'abord, puis, après avoir ouvert le lit, je commençai à la dévêtir. Elle se laissait faire. La chambre était éclairée par les dernières lueurs du jour ainsi que les premiers éclats de l'enseigne au néon. Nue, elle resta d'abord assise. C'est moi qui la couchai, étendue, légèrement regroupée sur le côté, avec son regard qui me suivait. Sa peau était très blanche, malgré la blancheur du drap, diaphane, avec la chaire et la vie palpitant sous elle, une vie tranquille qui semblait couler à fleur. Comme pour la protéger d'un froid qu'elle ne devait pas sentir, pour la protéger aussi de mon regard impudique, stupéfait mais ravi, je tirai le drap sur ce corps si beau, auprès duquel, nu à mon tour, je m'allongeai. Elle se laissa caresser. Elle se laissa embrasser. Elle se laissa prendre. C'était la première fois. Elle ne ressentit pourtant aucune douleur apparente. Elle souriait par-dessus mon épaule, elle souriait quand je la regardais, elle souriait, bienveillante, jusqu'à ce que mon plaisir afflue en elle.
Elle ne devait plus se départir de ce sourire pendant les quelques mois où j'ai cru à notre bonheur, jusqu'à ce que ce bonheur illusoire se révèle enfin pour ce qu'il était en vérité, un enfer destructeur.
Ce fut elle qui me retint pour que nous restions là, jusqu'à nous endormir et dormir jusqu'au matin suivant. Ce fut, et je le compris, sa manière à elle de sceller nos fiançailles. Non seulement pour nous, mais aussi, ostensiblement par son absence à l'ouverture de la pharmacie, officiellement pour toute sa famille et tous les gens de son pays. Ainsi nous n'étions de retour devant la pharmacie, stationné de l'autre côté de la rue étroite, qu'à dix heures, le lendemain.
Avant de descendre de la petite Fiat verte, Anna s'est tournée encore un peu vers moi, j'avais arrêté le moteur et je la regardais, et elle m'a dit — nous n'en avions pas du tout parlé jusque là :
— Nous allons nous marier.
Et ce n'était pas une question, c'était une décision qui ne devait pas grand chose aux conventions de l'amour, des jeunes filles et du mariage. J'ai répondu oui.
Elle a encore dit, la main sur la portière :
— Je te rejoins ce soir à la fermeture, à ton hôtel.
Elle n'a fait aucun mouvement vers moi. Elle est sortie de la petite Fiat, je l'ai vue entrer résolument dans la pharmacie, passer sans répondre à aucune question. Y en a-t-il eu ? Lui a-t-on demandé pourquoi elle n'arrivait si tard, pourquoi elle ne rentrait que maintenant ? Tout de suite elle était de retour au comptoir, dans sa blouse blanche de pharmacienne.
Le soir, elle m'a retrouvé à la terrasse, celle qui donne sur la place. Nous avons bu ensemble un apéritif.
— Je leur ai annoncé notre mariage.
Nous sommes montés à ma chambre, elle s'est assise sur le lit, je l'ai déshabillée — elle toujours assise et me laissant faire — je l'ai allongée sur le lit ouvert, je l'ai regardée nue, j'ai tiré le drap sur elle et je me suis de nouveau couché nu contre elle et je l'ai prise comme je l'avais prise la veille, comme je la prendrai toujours pendant ces quelques mois. Sans rien entreprendre ni essayer d'autre. Sans avoir d'autres envies. Rien, au-delà de ce plaisir, parfait pour moi, et de son sourire, toujours le même sourire depuis que nous nous étions rencontrés, manifestation sereine de son contentement. Mon plaisir et son contentement. Nous ne demandions rien de plus. Jusqu'au bouleversement que nous aurions dû prévoir.
Dès le début je l'ai toujours appelée Anna, seulement son nom, Anna, ou alors quelquefois, mais dans un murmure qu'elle ne paraissait pas entendre et auquel elle ne répondait pas, "Monna Lisa", parce que par son sourire, et sinon en rien d'autre, elle ressemblait à la Joconde — mais la Joconde, elle, sourit encore.
Ensuite nous avons dîné sur la terrasse couverte, sans qu'elle ne se préoccupe de ce que les gens de la bourgade pouvaient bien dire sur la fille du pharmacien de la ville s'affichant ainsi avec un étranger. Mais, comme elle restait toujours la même, en apparence la même qu'avant notre rencontre, les ragots s'épuisèrent tout seuls. Du moins à ce moment de notre vie.
Je suis resté quelques jours, le temps des premières démarches administratives. Il avait été décidé que le mariage aurait lieu dans sa famille. Le dimanche déjà, je mangeai chez eux. On ne me posa aucune des questions que les parents ont l'habitude de poser à leur futur gendre.
Plus tard Anna dit seulement :
— Mon père pensait que je reprendrais la pharmacie.
Ce n'était qu'une remarque, je ne crois pas qu'elle y avait mis une intention, ce qui ne m'empêcha pas de tout de suite répondre :
— Pourquoi pas.
— Pourquoi pas. Mon père se retirerait alors, il me l'a dit.
Elle avait fait des études complètes de pharmacie à Florence.
Ensuite je suis parti. On avait fixé le mariage au premier février. Je suis revenu seul, sans déplacer de famille — quelques rares cousins éloignés — ni même amener d'amis comme témoins. J'avais donné mon congé, vendu presque tout. Le peu de choses que je possédais, une malle, devait me rejoindre avec quelques bibelots, livres et souvenirs que je tenais à conserver.
Anna avait refusé la proposition de son père. Il nous offrait la majeure part de leur maison familiale. Elle nous avait trouvé un bel appartement, un rez-de-chaussée de villa, avec un jardin, des lauriers, des cyprès, un olivier, une tonnelle de vigne (de mon côté j'avais décidé de garder la maison de mon oncle, près du cimetière, près de l'autre Anna...).
Nous nous sommes mariés et nous avons connu quelques mois de bonheur. J'avais trouvé Anna (j'avais retrouvé Anna ?). Je pensais, comme l'avait dit l'officier d'état civil en nous mariant, qu'elle serait toujours à moi.
Les choses visibles sont passagères, les invisibles sont éternelles
Qu'avait voulu dire l'apôtre Paul par ces quelques mots ? Et qu'avait voulu dire, qu'avait voulu me dire Anna Merlo, l'autre Anna, celle qui était née Franca, celle qui était morte en 1921 ?
 
Et la vie, notre vie, parut s'installer. On aurait presque pu l'imaginer définitive... Quelques mois. Ils ne me semblent maintenant n'avoir été que quelques semaines, un instant, un instant fugace et immobile. Qui, dès le départ, contenait tous les germes de notre désastre. Ces quelques mois de bonheur calme furent ce moment où la folie — elle était déjà là — met les éléments en place, organise l'espace, distribue les rôles, puis ouvre le rideau, comme si elle tenait à respecter les règles de la tragédie classique, révélant un drame fulgurant, limité à son essence, à ses éléments et à ses moments essentiels, drame qui avait pris son origine ce jour de septembre où j'avais voulu rendre hommage à cet oncle qui avait fait de moi son héritier. Quelquefois, j'ai pensé que le vrai coupable était cet oncle et qu'en me léguant sa maison il avait mis à exécution un plan prémédité, une vengeance d'outre-tombe pour quelque crime qu'aurait commis ma grand-mère, ou cette Anna qu'il avait pu connaître. Peut-être même aimée ? Voilà que l'évocation de cette folie réveille en moi des délires paranoïaques quand, bien entendu, je n'ai jamais été que le seul responsable de ce qui n'aurait jamais dû arriver ; quand, Anna et moi n'avons jamais été que les seuls responsables de ce qui nous est advenu.
Pendant les quelques mois d'attente avant mon mariage, j'avais travaillé mon italien. J'étais de retour en en sachant assez pour comprendre et me faire comprendre. Comme entendu, mon beau-père, il Dottore Merlo, m'enseigna les rouages administratifs et économiques de son commerce pour que je puisse au plus vite les assumer seul : la comptabilité, les commandes et les différentes relations à entretenir avec les fournisseurs, d'innombrables et illustres docteurs produisant toutes sortes de spécialités insolites, encore très demandées par une clientèle plutôt âgée.
Mais notre hâte à nous, à Anna et à moi, était de nous retrouver le soir, moi de la regarder, elle de se savoir regardée par moi. Et chaque soir, moi, de la prendre, elle de se laisser prendre. Mon plaisir dont elle se laissait pénétrer. Son sourire, cet amour passif et ouvert où elle s'offrait à moi, son sourire.
 
Et voilà que, presque simultanés, si proche l'un de l'autre que leurs effets respectifs restent indissociables, survinrent deux événements, totalement prévisibles et que les autres couples envisagent sereinement mais que nous avions ignorés et qui allaient tout faire basculer.
Anna était née en juin. Nous aurions oublié son anniversaire si son père ne l'avait embrassée ce matin-là en arrivant à mon bureau. Et je l'entends encore lui dire :
— Voilà que tu as vingt-cinq ans, ma petite. Bon anniversaire, Anna.
Peut-être fut-il surpris que je ne dise rien. Anna avait donc vingt-cinq ans. La voilà maintenant plus âgée que l'autre Anna. L'autre Anna avait été cueillie par la mort dans sa vingt-cinquième année déjà.
Cette nuit-là j'ai été réveillé par une phrase, que, dans mon rêve, me hurlait mon cerveau : maintenant, Anna va vieillir !
L'autre Anna ressurgissait. Je n'avais plus pensé à elle, ou plutôt les deux Anna s'étaient superposées l'une sur l'autre. Elles n'étaient plus qu'une, vivante (juste ce qu'il me fallait) à mes côtés. À moi, pour moi, comme je les avais désirées. Anna était devenue mon épouse, elle était désormais à moi, je la possédais, je possédais son image, son corps. Et elle se laissait posséder, répondant chaque jour, heureuse, apparemment heureuse, à mon désir. Et voilà que, à partir de maintenant, cette Anna, mon Anna, allait vieillir ! Pourtant une image ne doit jamais vieillir !
En réalité, elle ne vieillissait pas. Pas encore. Aucun signe visible, rien, pas une ride. Mais ma peur était là, maintenant, toujours là, à l'affût de cette première ride, de ce premier signe qui forcément surgirait une fois, confirmant mon angoisse, et éloignant alors Anna, la vraie, de l'Anna de l'image, de cette Anna que j'avais si ardemment recherchée.
Ce jour anniversaire et le rêve qui suivit changèrent mon regard sur elle. Maintenant je ne me contentais plus de boire cette image, j'y cherchais aussi, avec une angoisse croissante, comme dans un stéréoscope en train de se dérégler, le moment où cette image allait se dédoubler, dissociant, dans un futur que je croyais imminent, la femme vivante, réelle, périssable, de cette image de femme que j'avais rencontrée, que j'avais recherchée et trouvée et qu'en fait, seule, j'aimais.
Pourtant je ne la vis pas vieillir. Au contraire je la vis renaître ou plutôt, prendre vie. Et cela je ne pus le supporter, je ne pus supporter ce double mouvement : l'éloignement, inéluctable bien qu'encore imperceptible, de cette image que je m'étais en quelque sorte appropriée, et ce revirement d'Anna qui tout à coup se gorgeait de vie... Elle ne remarqua pas le changement de mon regard, tant elle était accaparée par cet autre changement. Pourquoi ne l'avions-nous imaginé ? Comment se fait-il que ni elle ni moi ne l’ayons prévu quand la plupart des couples fraîchement mariés l'attendent avec une impatience naturelle ?
Ce soir-là — je la prenais presque chaque soir, souvent avant le souper, juste après l'apéritif —, parmi les jours les plus longs de l’année, le soleil illuminait la pièce à travers les rideaux blancs et brodés. Les draps, nos corps. Au moment où mon plaisir allait l'envahir, j'ai entendu une légère plainte, un cri murmuré. J'ai cru que je me montrais trop brusque ou trop impétueux. Mais ce cri, elle l'avait poussé sans que je ne lui aie fait aucun mal. Elle n'était plus la même. Le savait-elle déjà ou le sentait-elle seulement en elle comme une transformation profonde, ceci avant même que ses entrailles ne furent vraiment habitées ? Elle était enceinte. Elle était enceinte ! Au moment où elle découvrait qu'elle portait le fruit de ma semence, elle découvrit le plaisir, le plaisir et l'amour. Amoureuse de moi, mais maintenant d'un amour réel, physique, qui venait tout chambouler. D'abord comme une légère douleur, puis une vague, une vague chaque jour un peu plus forte, de plus en plus forte. Une vague qu'on n'avait pas su prévenir, éviter, une vague qui lui révélait son plaisir, son désir et avec son désir, son être propre. Anna. Par ma faute, un être vivant à part entière, Anna, un être vivant habité de désir et d'amour, chaque jour plus passionnée. Chaque jour plus loin de l'image que j'avais voulu m'approprier.
Cet amour croissant anéantit le couple qui l'avait fait naître. Par accident. Comme par accident nous avions conçu, sans y penser, sans en parler, l'enfant à venir, l'enfant à naître, lui aussi.
Dès lors, depuis ces deux événements simultanés, cette coïncidence de juin, tout s'accéléra. Moins de deux mois passèrent encore jusqu'à cette nuit d'août, jusqu'à cette journée d'août où j'ai voulu arrêter le cours des choses, faire ce que les gens de cinéma auraient appelé un arrêt sur image, ou quand le film se bloque dans un projecteur familial (mais j'aurais alors su que la pellicule se consume immédiatement si l'appareil n'est pas aussitôt débloqué).
Cette journée d'août. Jour trop beau, définitivement trop chaud — c'est du moins comme ça qu'il s'est gravé dans ma mémoire, et toutes les journées trop chaudes réveillent maintenant son souvenir —, pas d'air, les yeux constamment mi-clos pour recréer l'image, la profondeur des choses, des maisons, des rues. La vitrine principale de la pharmacie donne sur la place, il n'y a, tout le jour durant, aucune échappatoire à ce soleil, à la fournaise. Le ventre d'Anna commençait à s'arrondir. Moi qui guettais épouvanté le premier signe de mort, les rides, la vieillesse sur son visage, j'assistais au contraire à l'émergence de la vie dans son ventre et cette vie se propageait jusqu'au bas de ce ventre, jusqu'à son sexe, d’où elle irradiait toute sa personne. Tous, ici, la trouvaient radieuse et transformée, magnifiée par les fruits du mariage. On me félicitait en plaisantant gentiment. Les yeux fixés sur Anna, sur ce bonheur apparent qu'elle mettait en avant comme ses reins qu'elle cambrait déjà, ils ne voyaient pas ma pâleur, ils ne comprenaient pas que j'étais devenu la victime d'un vampire qui se gorgeait peu à peu de mon sang.
Il va sans dire (pardonne à ton père, petite fille inconnue ! ) que je haïssais le fruit que portait Anna comme un objet destructeur qui se serait infiltré entre nous, pénétrant notre couple comme un corps étranger, comme une bombe qui, en explosant, nous séparerait.
Maintenant, quand nous faisions l'amour, et nous le faisions encore chaque jour, tout s'était modifié. Anna en était-elle consciente ? Je m'asseyais sur le lit et c'était Anna qui retirait mes vêtements, avec une véhémence invraisemblable. C’était elle qui se couchait nue contre moi, me contraignant à la prendre comme si c'était elle qui me prenait. Se rendait-elle compte que les rôles s'étaient inversés ? Sauf que, à la place de son sourire de Joconde béate, je pleurais souvent. Anna, aveugle, mettait ces larmes sur le compte de l'émotion amoureuse nouvelle qu'elle croyait avoir réussi à susciter. De toute manière, la violence de ses cris, le déchaînement de ses mouvements, de ses gestes, de son émoi, la rendait incapable de sentir et de comprendre la sécheresse désespérée de mon plaisir. Petit orgasme contraint, relâché avec dégoût, désespoir et haine, semence porteuse de vie, porteuse de mort — notre mort, celle d'Anna et moi, notre couple ; féconde, elle tuait notre couple.
Pourtant je ne pense pas qu'Anna, bien que folle de la joie de porter cette enfant, bien que folle de l'amour fou qu'elle s'était mise à ressentir à mon égard, je ne pense pas que pendant ces deux mois même, elle ait été, qu'elle ait pu être, heureuse alors que j'étais si malheureux. Simplement se jouait là le deuxième acte de notre folie, auquel j'assistais impuissant et auquel elle était, elle, totalement livrée.
Il y eut alors cette journée d'août, le troisième acte. Ma décision n'avait pas mûri lentement, peu à peu, jamais elle ne m'avait effleurée avant le moment où je la pris, ce jour-là, cet après-midi, dans la demi-somnolence qui suit souvent le repas. J'ai quitté mon bureau. Il me fallait traverser la pharmacie, j'ai dit en sortant :
— Je vais faire une course.
Le bus pour Florence partait tout de suite.
Là-bas, il me fut facile de trouver un armurier et l'arme dont j'avais besoin. J'étais déjà à la maison quand Anna est rentrée. Nous continuions chaque soir à boire un apéritif. Elle m'a entraînée dans sa chambre, nous avons fait l'amour, elle a même essuyé mes larmes. Le repas était prêt, nous avons mangé ; elle avait maintenant une faim d'ogre.
Depuis Florence, depuis que je pouvais tenir dans ma main la crosse du revolver que je venais de me procurer, j'avais des flashes, des images, furtives mais très nettes, très claires, monstrueuses. Elles se répétaient, jusqu'à paraître presque normales, jusqu’à devenir la simple préfiguration du futur immédiat, comme mes fantaisies, quand j'avais vu la petite photo mortuaire d'Anna, avaient été une préfiguration dans ma rencontre et mon union avec Anna, l'Anna de maintenant, celle qui était encore vivante, ma femme. Je ne me suis plus débattu contre ces images horribles. Malgré le désir terriblement pervers qu'elles faisaient naître en moi, j'étais calme, attentant un inéluctable que j’avais accepté.
Manquait dans ces images le moment où j'allais tirer. Je me retrouvais après, debout, regardant ma femme, sans vie, nue, étendue sous le drap à cause de la chaleur, morte, et moi parfaitement calme. Je me voyais tirer le drap, caresser ce corps encore chaud, me déshabiller à mon tour (comme je l'avais fait les deux premiers mois de notre mariage), m'étendre contre cette morte, imaginer son sourire immobile. Je me voyais encore la prendre, cette Anna retrouvée, à nouveau soumise, cette Anna retrouvée deux fois, Anna soumise, offerte, et Anna morte, l'autre... Ces images ne me révoltaient plus, elles confirmaient ma résolution et armaient mon bras.
Ces quelques heures, ces quelques dernières heures, je les ai vécues plus avec ces images, monstrueuses mais qui m'apaisaient, qu'avec le revolver que je pouvais pourtant serrer à travers l'étoffe de ma poche. Plus aussi qu'avec le corps toujours bien vivant et réel d'Anna, qui là, maintenant, encore une fois, me possédait avec une fougue jeune, nouvelle et vivante.
Après le repas — nous étions redescendus le prendre dehors sous la tonnelle — Anna est rapidement allée se coucher. J'ai pris un livre — je me souviens encore lequel — et je l'ai lu. La nuit est venue tard, les cigales ont commencé à chanter dans l'olivier, la lune s'est levée, pleine. Quand je suis monté, j'étais calme, je n'avais même rien bu. J'ai entendu sonner la demi-heure à la tour de l'église. Il était minuit et demi. Anna dormait sur le dos, un bras replié contre sa joue, directement éclairée par la lune à travers la fenêtre, ce qui augmentait une blancheur et une pâleur que sa grossesse n'avait en rien modifiées. Ses cheveux noirs brillaient.
Sans en savoir le pourquoi — pour amortir le bruit de la détonation ? pour que les choses soient plus propres ? — j'ai posé un coussin sur sa poitrine — il était blanc lui aussi — à travers le drap. J'ai appuyé le canon du pistolet dessus. J'ai tiré. J'étais déjà prêt à me déshabiller. Je n'avais été étonné par la déflagration. J'ai enlevé le coussin, je l'ai lâché par terre, je voulais d'abord retirer le drap, la voir nue, comme si je revivais mon rêve. Mais déjà, derrière le coussin, à travers le drap, le sang avait commencé à sourdre. Il était rouge, il coulait, il était criant de vie ; c'était un sang de vie ! C'est ce que je n'ai pas supporté. Je n'ai même pas regardé le visage d'Anna, son nouveau visage, son visage de morte. J'ai laissé tomber l'arme et je me suis enfui. Dans l'escalier j'ai croisé notre domestique, je n'avais pas pensé à elle. Elle accourait, à cause du bruit de la détonation.
Moins d'une heure après, les carabiniers me trouvaient sur la place. J'étais là, à les attendre, immobile, appuyé contre le mur de la tour. Vide. Ils m'ont gardé la nuit à la cellule du poste. Au matin, un fourgon cellulaire m'emmenait à la prison centrale, à Florence.
 
Je n'avais rien à défendre. On me désigna un avocat d'office. J'étais amorphe. Depuis que j'avais fui notre maison, depuis que j'avais découvert le sang d'Anna, son sang, j'étais indifférent à tout, une inertie généralisée, autant physique que morale. Prostré. Seule la visite d'Anna interrompit un instant une apathie qui est devenue depuis ma nouvelle nature, ma nouvelle peau. Six jours plus tard, ou dix peut-être, un gardien vint me chercher. Une visite, au parloir. Je le suivis sans chercher à savoir qui pouvait bien vouloir me voir. Pourtant mon avocat m'avait appris qu'Anna allait s'en tirer, qu’elle avait survécu à sa blessure car la balle n'avait même pas effleuré le cœur. Selon lui, c'était une chance pour moi. Peut-être avait-il raison, je n'avais plus d'opinion.
Le gardien me fit asseoir dans l'isoloir grillagé, vide pour l'instant. Puis la porte de l'autre côté s'ouvrit. Je sus aussitôt que c'était elle. Était-ce son parfum, son odeur ? ou l'odeur du sang ? une odeur vivante ! D'un bond, un sursaut immédiat, je me retournai vers la porte, celle par où j'étais entré, et cherchai frénétiquement à l'ouvrir. Mais elle était fermée de l'extérieure. Comme celle derrière Anna, de l'autre côté du grillage, Anna dont je sentais la présence brûlante, juste dans mon dos, à moins d'un mètre de moi.
— Va-t'en ! Déjà j'entendais ses premiers pleurs, déjà je l'entendais renifler, je répétais : Va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux plus te voir ! Je ne veux plus te voir, jamais ! Je ne veux plus jamais te voir !
— Mais Jean — elle disait "Djan", comme elle avait toujours dit — je t'aime ! Je t'aime. Et toujours plus bas : je t'aime...
L'insupportable petite musique de ses sanglots me coulait dans le dos.
À nouveau je criai :
— Va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en !
Puis je suis resté immobile. Jusqu'à ce que l'on vienne me libérer. Et elle est restée là, longtemps, à sangloter. Enfin, le gardien est venu. Je suis sorti. Je ne m'étais pas retourné.
Depuis, je ne l'ai jamais revue. Au procès, je ne l'ai jamais regardée, je suis toujours tenu tourné vers les juges. Je n'ai rien justifié, rien expliqué, rien défendu. Elle n'a rien expliqué, rien demandé, rien attaqué. Les jurés n'ont rien compris, ni eux ni personne. À la surprise dépitée de mon avocat, cela joua en ma faveur. Mais cela ne m'importait pas. Je ne fus condamné qu'à deux ans de prison.
Après ces deux ans, sans revenir sur aucun de mes pas, je suis rentré dans mon pays, ma ville, celle d'où j'étais arrivé un beau jour, celle où je vis maintenant, solitaire, comme avant, comme avant de rencontrer Anna, la première, la deuxième, solitaire comme avant mais sans plus aucune attente, aucun désir, aucun rêve.
Vingt-quatre ans ont passé ainsi, depuis ce jour ultime de folie vivante où j'ai tiré sur Anna...
Et puis, c'était il y a quelques mois, un soir qui s'annonçait pourtant semblable à tous les autres désormais. Je rentrais du travail quand la pluie me surprit. Je suis allé m'abriter sous les arcades pour attendre mon bus. Il faisait nuit. Sous les arcades il y a un marchand de télévision. Plus d'une fois déjà, j'avais machinalement regardé les écrans allumés, le défilé des images silencieuses. On n'entendait pas le son, bien sûr. La caméra balayait de dos un public attentif. Un spectacle. Un concert, avec une cantatrice vers laquelle le cadre se focalisait peu à peu. La jeune femme chantait avec un maintien très sobre et plein de gravité dramatique. L'image s'arrêta en gros plan sur le visage de la chanteuse. Étonnamment — était-ce un hasard ou était-ce encore un message ? — je regardais le seul téléviseur en noir et blanc de la vitrine. Le chant semblait se transformer en une plainte sourde et douloureuse en même temps qu'un appel. Un appel à celui pour qui elle chantait l'amour, celui qu'elle savait avoir définitivement perdu. Un visage muet, en noir et blanc, maintenant immobile, très blanc. Mon cœur s'arrêta. C'était elle. C'était Anna ! C'était Anna, encore Anna, de nouveau elle, la même, toujours la même ! Celle de la petite photo, retrouvée, vivante ! Anna, ma femme assassinée, retrouvée, maintenant là, presque une statue, retrouvée ! Ce ne fut qu'une apparition, l'espace d'un instant, d'un instant seulement, rapidement masquée par le public maintenant debout pour l'applaudir. Retrouvée, disparue, reconnue. Ma fille, la fille d'Anna, l'arrière-petite-fille de l'autre Anna, celle de la photo. Ma fille ! Et moi, le front appuyé sur le froid de la vitrine, séparé par les applaudissements muets.
Mais avec une voix réelle parvint à atteindre mon cerveau :
— Monsieur ! Monsieur ! Vous ne vous sentez pas bien ? Puis-je vous aider ? Voulez-vous que j'appelle quelqu'un ? Un médecin ?
C'est une femme qui attendait aussi le bus.
— Non, je vous remercie Madame, ce n'est rien, ça va mieux.
Sur l'écran le générique défilait. Je me suis retourné vers la nuit.
Dans le journal, le lendemain, j'ai lu qu'il s'agissait d'une retransmission d'Orphée. Avec une jeune cantatrice. Giovanna Merlo. Ma fille ! Elle lui avait donné nos deux prénoms conjugués, Jean et Anna, Giovanna, une fille que je ne pourrais jamais chercher à revoir.
Les choses visibles sont passagères, les invisibles sont éternelles. Peut-être n'était-ce là qu'un mensonge, un mensonge choisi, prévu, délibéré, pour me tromper, pour m'égarer, un mensonge qu'Anna, Anna, la première, m'avait envoyé, pour m'enchaîner à elles, elles trois, Anna, Anna et Giovanna ? Où sont donc ces choses éternelles ?
***
 

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V:24.11.10 (26.10.07 - 05.1984)