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Olivier Sillig 

Albergo Belvedere
Illustration: Olivier Sillig: craie grasse, académie, 1986                      .Académie, craie grasse, 1986
Une fois les énormes châtaigniers abattus et la clairière artificielle ainsi créée, l'effort consenti avait été tel qu'un an avait suffi pour construire cet hôtel somptueux. On l'avait entouré de jardins à la française entremêlés de jardins à l'anglaise avec cette finesse italienne dans l'art qui culmine chez les Toscans.
L'Albergo Belvedere avait connu deux saisons prestigieuses. Tout le beau monde avait tenu à étrenner ce qui devait être le must obligé du tourisme de luxe de la région, à une époque où le tourisme n'existait que de luxe. Puis un changement de gouvernement avait retardé indéfiniment la construction de la ligne ferroviaire. Or c'est elle qui avait poussé ce promoteur audacieux, politicien averti ou politicien véreux — c'est selon — à investir dans cette entreprise les fortunes de ceux qu'il savait appeler ses amis. Faute de train, ce prestigieux palais s'était avéré un gouffre financier suffisamment profond pour s'y engloutir lui-même et entraîner sa fermeture. Comme par enchantement l'eau en avait perdu ses propriétés thermales; elle n'était désormais que trop calcaire. Le Docteur Fagotti, un proche du promoteur, avait failli être exclu de l'ordre des médecins toscans. L'Albergo Belvedere n'avait pas retrouvé acquéreur.
Les jardins à l'anglaise avaient pris le dessus sur les jardins à la française. et la forêt commençait à grignoter les jardins à l'anglaise. Peu à peu les ornières creusées sur le chemin d'accès par les luxueuses berlines s'étaient comblées et les ronces avaient tissé leur toile d'araignée en travers, rendant difficile même le passage d'une carriole de paysan attelée à une quelconque monture. C'est pourquoi Carlo marchait devant l'âne conduit par sa femme. A l'aide de sa serpette, il dégageait au mieux le chemin.
On était en fin avril. Cette année, on lui avait confirmé le travail des années précédentes. Il devait monter à l'hôtel, la clé était jointe au courrier. Il disposait d'une quinzaine pour dégager les accès, ouvrir les volets, aérer les pièces, nettoyer, faire les vitres, vidanger les citernes, effectuer quelques menues réparations, enfin, mettre la literie — on lui avait aussi fait parvenir la clé de la lingerie — dans toutes les chambres du premier étage ainsi que dans celle du petit personnel de maison, en haut, sous les combles. Il lui fallait aussi ouvrir l'eau et préparer les lampes, en contrôler les délicats manchons, aussi à l'extérieur sur les lampadaires ouvragés qui bordaient le grand escalier et l'allée d'accès.
Ainsi, semblable en cela au château de la Belle au Bois Dormant, en l'espace de deux semaines, l'Albergo Belvedere se réveillait, s'ouvrant d'un volet par-ci puis d'une fenêtre par-là et l'on pouvait deviner l'évolution du travail en suivant l'écho des airs d'opéra que sifflait Carlo ou des vieilles tarentelles que chantait son épouse quand elle apparaissait aux fenêtres pour secouer son balai, ses plumeaux ou taper un matelas.
Quand tout était terminé, Carlo ne refermait que les portes. C'était le tour d'un gros camion qui grimpait avec peine jusqu'à l'entrée de service. Sur ses flancs, ses enseignes peintes à la ronde annonçaient fièrement: "Otto Barbo, Décorateur de Théâtre, Piazza de la Scala, Milan". Pendant une semaine, derrière les grandes baies voûtées de l'orangeraie et leurs volets métalliques, résonnait le bruit des scies, des marteaux et des efforts coordonnés de plusieurs hommes en action. Ensuite arrivaient les cuisines et l'intendance.
Dès le lundi, une grosse voiture noire, d'un modèle ancien, robuste mais luxueux, faisait son apparition. Plusieurs fois par jour elle traversait le village au-dessous, dans une navette incessante entre le train — la fameuse ligne de chemin de fer — et l'hôtel.
Avec la précision des années précédentes, le vendredi sur le coup de midi une femme très élégante et bien en chair émergeait d'un joli cabriolet vert émeraude — le noir était alors la couleur de presque toutes les voitures. Le léger embonpoint de la conductrice soulignait son aspect très cordial et accort. Certes cette femme était belle, mais avant la maturité de sa beauté, proche de la cinquantaine, ce qui frappait immédiatement c'est la chaleur de son accueil — ceci même quand elle ne disait ou ne faisait rien. On devait se retenir à ne pas se laisser aller contre son sein pour y rechercher cette douce chaleur que nous avons tous connue à l'aurore de notre vie. Pourtant le sentiment qui émanait d'elle n'éveillait aucune angoisse, aucune inquiétude; il était porteur d'une paix sereine comme peut l'être quelquefois la paix d'un soir d'été. C'était, on le voyait bien, la patronne, c'était Madame. Et Madame allait entrer dans l'hôtel et faire, en offrant à chacun son sourire, une dernière inspection pour s'assurer que tout était bien en ordre, prêt exactement comme elle le voulait et comme elle l'avait transmis dans des instructions précises. Prêt pour accueillir ce soir ses hôtes, pour un week-end dont elle avait tout étudié pour qu'il soit parfait, parfait dans ses moindres détails, parfait pour cette étrange mission dont elle s'était elle-même chargée.

Au village, depuis deux ans les gens savaient maintenant. Dans l'après-midi déjà, on avait commencé à s'attrouper en bordure de la route. Les vieux, les premiers, avaient sorti leur chaise de paille. Ce soir, désertés par leurs chalands, les commerces fermaient plus tôt. Quand, estompé dans la brume dorée des premières chaleurs de mai, le soleil rouge s'était posé sur les collines, la foule était là, pressée sur le trottoir comme pour voir passer une course cycliste. Et leur plaisir était tout aussi court. Dans l'éclair d'un bref passage, derrière les vitres de ces puissantes machines et la poussière soulevée, ces spectateurs avides cherchaient à capter les sourires intrigués et fugaces des jeunes filles radieuses.
Et il en passait de ces belles voitures, transportant chacune une de ces apparitions mystérieuses. On le savait maintenant, jusqu'à tard dans la soirée. L'obscurité de la nuit chassait les derniers curieux bien avant que cette ronde ne s'interrompe.
 Les voitures arrivaient, les unes après les autres, mais selon une cadence si régulière qu'elle ne pouvait être qu'organisée et prévue. Après avoir grimpé l'allée centrale où les réverbères à gaz s'étaient allumés un à un, elles s'arrêtaient face au grand escalier d'entrée et immédiatement Madame — la belle femme si douce qui, sur le coup de midi, avait émergé de la voiture émeraude — descendait à la rencontre de ses hôtes, les deux mains sur les hanches de son tailleur étroit, vert lui aussi. Elle les rejoignait au milieu de l'escalier, là où il s'élargit en un parvis fait exprès. Elle tendait ses deux mains à l'homme, souvent âgé, qui accompagnait la jeune fille et elle lui enserrait l'avant-bras dans un geste si chaud que souvent le monsieur retenait sa voix, non qu'il fût embarrassé, mais pour prolonger d'un instant un moment aussi doux.
— Signore Commendatore, quel plaisir de vous voir!
Ils s'étaient toujours déjà rencontrés, au moins une fois, c'était une condition sine qua non.
— Madame.
Et l'homme plongeait dans un baisemain prolongé.
Puis Madame se tournait vers la jeune fille et l'embrassait en lui passant les bras autour des épaules, où la jeune fille s'abandonnait volontiers.
— Mademoiselle Nilla, si je ne me trompe. Que vous êtes belle — ou mignonne ou fraîche, disait-elle en se reculant d'un pas. Je suis sûre que vous êtes faite pour passer un merveilleux week-end ici.
Bien qu'elle ne l'ait jamais vue, Madame savait toujours reconnaître la jeune fille. Lors de la rencontre préliminaire, le monsieur devait lui fournir une photo qui permettait à son œil expert d'éliminer immédiatement certaines candidatures. Elle inscrivait les autres sous leur prénom, le reste étant préservé sous un anonymat de façade.

Souvent, toujours sans doute, la jeune fille ignorait le but de son séjour ici. Mais en arrivant au sommet du grand escalier, là où le tapis vert cédait la place à des kilims afghans, un détail dont elle n'avait pas forcément conscience, la mettait sur la piste. Madame avait donné des ordres. Treize des vingt-huit garçons engagés étaient là. Six d'un côté de l'entrée, six de l'autre, le treizième au milieu, prêt à s'avancer pour prendre le léger bagage de la jeune fille. Tous, le doigt sur le pli du pantalon, dans un garde-à-vous qui n'avait rien de militaire et avec ce sourire accueillant et légèrement distant qui fait le charme de l'hôtellerie italienne. Treize garçons, beaux, jeunes, impeccables dans leur habit noir, la veste boutonnée par l'unique bouton, le nœud papillon rectifié. Treize garçons d'hôtel, mais qui différaient des autres garçons d'hôtel des autres hôtels de luxe, par un point important: ils ne portaient ni gilet, ni chemise. Ils étaient nus sous la jaquette, et leur chair, ferme et juvénile, discrètement musclée, apparaissait jusqu'à la ceinture de leur pantalon de smoking noir. Mais cette chaire ils la portaient comme ils portaient l'habit, sans aucun manquement apparent aux règles de l'hôtellerie de classe; aussi, cette particularité arrivait-elle à frapper sans choquer. Elle donnait déjà l'impression de s'inscrire dans la plus pure tradition. Le trouble qui saisissait Nilla n'était pas perceptible dans la pénombre savamment entretenue.

Les vingt-huit garçons, ils étaient vingt-huit cette année, comme les vingt-huit jeunes filles attendues, étaient arrivés à la gare dans la dernière semaine. C'est pour les amener que la grosse voiture noire avait fait la navette. Elle était conduite par le Docteur Pietro D.
Si Madame avait confié le recrutement des jeunes garçons à lui plus qu'à tout autre c'est qu'il présentait deux qualités dont la conjonction était rare et précieuse. Il était en même temps, médecin et homosexuel. En cette période d'idéologie brutale et trouble, l'homosexualité, qui sous-tendait pourtant tant de rapports dans l'armée et les formations de jeunesse qui lui était rattachées, suscitait, quand elle était manifeste, un rejet extrême et entretenu par le pouvoir. Elle allait à l'encontre d'une procréation élevée au rang de pilier de la nation; sans la protection de Madame, l'exercice de la profession serait devenu impossible au Docteur D. Pour le travail confié, il offrait un atout supplémentaire. Bien qu'homosexuel, il était éperdument amoureux de Madame, d'un amour particulier, d'autant plus dévorant que jamais consommé mais qui garantissait une loyauté sans faille. Il faisait ce que Madame lui demandait, sans jamais céder à la tentation, son homosexualité lui donnant simplement le flair nécessaire pour réussir le recrutement adéquat, sa science de médecin lui fournissant les critères objectifs ainsi que la caution morale nécessaire.
Il commençait son travail dès le début de l'hiver en parcourant les régions voisines dans cette lourde voiture noire que Madame mettait à sa disposition. Il s'arrêtait de préférence dans les villages ruraux et les petits bourgs artisanaux. Jamais il ne retournait là où un engagement avait été conclu l'année précédente. Ainsi il évitait qu'on lui propose des garçons déjà attirés par la renommée de la chose. Son travail devenait chaque année plus difficile et l'obligeait à quadriller un territoire toujours plus grand.
Pour préparer son choix, il s'installait quelques heures, voire quelques jours, à observer la place d'un village, les cafés s'il y en avait, les écoles ou la paroisse. Ce n'est que quand il avait repéré un candidat sérieux et glané sur lui des renseignements suffisants qu'il allait trouver la famille. Il ne parlait jamais en premier lieu au garçon, mais toujours aux parents, en général réunis. Il était plus facile et plus efficace de traiter directement avec les deux parents plutôt que séparément.
Il se présentait toujours:
— Bonjour, docteur Pietro D., médecin à Florence. C'est un beau village ici (ou une belle petite ville, ou une remarque sur le temps).
De la sorte, il établissait qu'il parlait sans mission officielle aucune. Un médecin en mission officielle fait toujours un peu peur. Ils comprenaient aussi qu'il avait quelque chose à leur demander — à leur demander et non à leur offrir, ce que les gens acceptent plus volontiers.
Dans la conversation, il s'arrangeait pour glisser:
— Pourtant les temps restent durs, n'est-ce pas? Je pense qu'il ne pleut pas souvent par ici et que, quand il pleut, c'est de l'eau qui tombe, non de l'or?
Ça les faisait sourire et alors, incidemment, tout en laissant bien voir qu'il ne les avait abordés que pour en arriver là — à ce moment-là, ils lui avaient souvent offert quelque chose à boire, un bicchierino ou un café — il commençait:
— Justement, j'aurais un travail.
Les gens disaient:
— C'est qu'on a déjà tellement à faire, malgré tout.
— Pas pour vous, pour votre fils.
— Guiseppe? disait la mère.
Il connaissait toujours le prénom du garçon avant d'aborder la famille. Exprès il le rajeunissait un peu:
— Celui qui doit avoir quatorze ans.
— Quinze, avec des cheveux noirs comme ceux de ma femme. Guiseppe. C'est Guiseppe, notre aîné.
— C'est bien lui. Et bien, j'aurais un travail. Il levait la main pour ne pas se laisser interrompre: Oh! pas maintenant. Pour ce printemps, une bonne semaine. C'est pour cueillir certain fruit. Là il ne pouvait s'empêcher de sourire: Il ne faut pas trop de force, mais faut déjà être solide, tout doit être récolté en six jours. C'est peu, six jours, mais, vous verrez, c'est bien payé.
Et il articulait tout de suite un montant. C'était ce que pouvait gagner un journalier adulte en un mois. Souvent les parents répétaient à haute voix la somme totale, pour être sûr d'avoir bien compris.
— Bien sûr, le trajet en train est aussi payé, vous recevrez le billet par la poste. Le logement et la nourriture sont offerts. Je vais moi-même les chercher à la gare.
Si les parents crochaient, il continuait:
— Mais il faut que je le voie, que je l'examine. C'est pour ça que je suis médecin. Vous comprenez, ils doivent être en bonne santé. La phtisie par exemple, à cause de la contagion. On ne veut faire courir de risque à personne.
Si les parents posaient des questions, il s'arrangeait pour trouver les bonnes réponses et la femme disait à son homme:
— Eh bien! Va le chercher!
Le Docteur D. se levait:
— Je vais prendre ma mallette.
Il ne revenait qu'un peu plus tard, comme ça les parents avaient pu expliquer la chose à leur fils comme ils l'entendaient.
Il tendait la main au garçon:
— Docteur D.
Le père donnait une petite tape sur la nuque de son fils:
— C'est Guiseppe. C'est un brave garçon. Dis bonjour au monsieur. Il est un peu timide.
Une timidité qui faisait partie des choses que le Docteur D. avait remarquées.
— Où puis-je l'examiner?
Par cette question, même s'ils n'étaient être jamais allés chez le médecin, ils comprenaient que le docteur voulait rester seul pour examiner le garçon. En général il refusait la cuisine, donnant sa préférence à une pièce moins chauffée.
— Pour ce travail, tes parents t'ont expliqué, je vais devoir t'examiner, juste m'assurer que tu es en bonne santé. Tu dois te déshabiller.
Le docteur plongeait dans sa mallette et y cherchait son stéthoscope. C'était une manière discrète de mettre le garçon à l'aise. Il commençait par l'ausculter, un acte technique et rassurant. En même temps il posait des questions générales. Ensuite il lui mesurait le thorax, les biceps, les cuisses. Ces mesures, qu'il relevait dans son calepin, permettraient aussi d'ajuster à l'avance les habits pour le service. Il observait le développement de la puberté.
— Tu es déjà un homme, presque. Tu vois, tes testicules, tes couilles, ont grossi.
Et il contrôlait, en les palpant, leur volume.
À ce moment il demandait:
— Tu as déjà connu une fille? adaptant la formulation au niveau de compréhension du garçon.
Il appréhendait immédiatement l'authenticité de la réponse. Si la réponse était affirmative, il terminait rapidement l'examen, le candidat ne serait jamais convoqué. Par contre s'il avait la conviction que le garçon n'en avait encore jamais connu de femme, il poursuivait l'examen et demandait amicalement:
— Ca te plairait de passer une nuit avec une fille, une fille de ton âge, une très belle fille?
Selon les réactions du garçon, il expliquait alors les grandes lignes de ce que l'on attendait de lui, tout en lui recommandant bien de n'en rien dire à personne.
— Tout ceci, c'est à une condition. Si tu ne la respectes pas, plus de travail et tu devras me rembourser cette avance.
Il Iui tendait une grosse pièce:
— Jusqu'à ce que je te fasse venir, au mois de mai, tu dois rester pur. Enfin, je veux dire, tu dois attendre jusque-là pour connaître l'amour. Compris? C'est d'accord?
Il lui tendait la main:
— Tu peux te rhabiller.
Le Docteur D. était un médecin consciencieux et quand il rencontrait un réel problème médical, il en parlait aux parents. Une fois, il avait emmené un des garçons avec lui jusqu'au dispensaire le plus proche. Il avait payé de sa poche et il était revenu périodiquement voir le jeune malade.

Comme chaque année Madame lui avait demandé vingt-huit garçons et il avait trouvé vingt-huit garçons. Ils étaient tous là depuis mercredi au plus tard. Un maître d'hôtel bienveillant leur inculquait les rudiments d'un service de classe; il réussissait à leur transmettre la touche de distinction gracieuse qui pallierait leur maladresse. Madame savait s'entourer de personnes de grande compétence, chacune dans son domaine. Il fallait que cela soit ainsi pour la réussite d'un tel projet.

— Vittorio (encore le prénom juste), montrez la chambre à mademoiselle Nilla.
Puis elle se retournait vers le monsieur avant que celui-ci n'ait pu faire plus de deux pas dans le hall:
— Voilà. Nous vous attendons dimanche, en fin d'après-midi. Vous verrez: Mademoiselle Nilla se sera fait le plus grand bien. Bonne route.
Elle esquissait un geste, un des garçons descendait ouvrir la porte de la limousine. Elle montait tout de suite à la chambre de la demoiselle, frappait et entrait en même temps. Elle voulait être sûre de retrouver Mademoiselle Nilla encore debout au milieu de la pièce, les yeux écarquillés sur ce luxe, déjà désuet, mais pour elle, insolite.
— C'est joli, n'est-ce pas? Elle passait une porte: il y a le bain.
Elle ouvrait les vannes à tête de lion de l'eau chaude et de l'eau froide.
Puis, retournant dans la chambre, elle posait sur le lit un peignoir en éponge blanche:
— Ne vous rhabillez pas totu de suite. La cure commence par la visite du médecin. Le Docteur D. passera dans un moment. Prenez tout votre temps, ce soir, le souper est à onze heures. À bientôt.
En sortant, elle lui caressait affectueusement le bras.
Restée seule, la jeune fille courait voir le bain qui se remplissait bruyamment dans l'odeur colorée par les sels en train de se dissoudre. Elle fermait l'eau.
En se déshabillant, elle s'arrêtait sur le miroir teinté qui semblait appartenir aux boiseries. Elle ne pouvait alors s'empêcher de considérer avec une satisfaction surprise, comme une fleur mise en valeur dans un vase précieux, ses seins qu'elle avait petits ou généreux, en forme de pommes ou de poires, mais dont la douce fermeté était garantie par leur toute jeunesse, son ventre qu'elle avait rond ou plat, ses hanches qu'elle avait larges ou anguleuses, avec des fesses démarquées ou au contraire unies aux cuisses, et ce triangle, déjà fourrure ou simple duvet, frisé, foncé ou clair et qui disparaissait dans un léger sillon. Nilla revoyait un instant la peau de Vittorio sous son habit noir. Peut-être, esquissait-elle une caresse?
Quand le Docteur D. frappait à sa porte, elle était prête, attendant, étendue dans son peignoir blanc, feuilletant vaguement quelque revue sur l'art de la renaissance ou les verreries de Murano, curieuse de savoir quel allait être l'objet de la cure.
En sortant de la chambre, l'examen avait permis au Docteur D. d'obtenir des réponses satisfaisantes à deux points qu'il était venu vérifier.

Vers onze heures, un des garçons passait dans le couloir en agitant énergiquement une grande sonnette, le repas était servi. Et Nilla, Caterina, Anna, vingt-huit jeunes filles à peine écloses, toutes, dans des robes à la somptuosité nouvelle, descendaient, encore timides mais déjà curieuses, vers la grande salle à manger vitrée d'où montait un certain brouhaha.
La table, unique, ovale, était assez grande pour recevoir les trente couverts.
Madame était assise à un bout, le Docteur D., avec son air de vieux jeune homme, à l'autre. Et les vingt-huit garçons s'affairaient aux bouteilles, aux assiettes, allant et venant de l'office par où monteraient les plats, aidant les jeunes filles à s'asseoir, leur avançant les hautes chaises au placet de velours vert.
À peine installées, les verres de champagne étaient remplis. Madame se levait, le silence se faisait, interrompant les conversations timides qui commençaient à se nouer. Pourtant Madame venait de faire un geste qui clairement invitait l'assemblée à ne pas observer un silence trop solennel.
Tenant entre ses doigts une coupe toujours posée sur la table, elle disait, d'une voix très douce et très naturelle, comme si elle ne faisait que poursuivre une conversation:
— Je vous souhaite à tous — et comme elle insistait sur le mot, les garçons comprenaient que ce "tous" s'adressait aussi à eux et ils lui en étaient reconnaissants — un excellent séjour ici. J'espère, je suis sûre, qu'il restera pour vous tous... Elle parcourait des yeux, lentement toute la salle et les garçons ressentaient alors une fierté certaine: Un moment inoubliable, un moment inoubliable et heureux. Vous y repenserez peut-être comme une promesse de clarté possible dans les heures plus sombres que vous serez appelées à traverser.
« Avant que nous ne mangions, pour ce moment heureux, je voudrais que nous élevions nos verres à la santé du Professeur Hannibale Bevilacqua. En simple remerciement. Il est si âgé que jamais il n'a pu venir ici, à l'Albergo Belvedere. Pourtant c'est grâce à lui, grâce à ses recherches et grâce à ses écrits qu'un séjour comme celui de l'Albergo Belvedere a pu être conçu.
« A la santé de notre cher Professeur Hannibale Bevilacqua!
Les vingt-huit filles élevaient leur coupe et y trempaient des lèvres surprises par le goût nouveau de cette boisson.
Déjà les garçons revenaient de l'office, chacun poussant devant soi une petite table roulante, avec une corbeille d'huîtres sur leur lit de varech. Forts d'une expérience toute fraîche, acquise la veille lors d'une petite démonstration, les garçons, debout à côté des assiettes, d'un geste, d'un mot dit à voix basse ou même en leur tenant un instant la main, initiaient les jeunes filles à l'art de manger ces huîtres. Avant d'ingurgiter cette gélatine tremblotante et glacée, les filles se lançaient des coups d'œil interrogatifs, cherchant des encouragements ou regardant comment s'y prenait Madame ou ce curieux Docteur D. qui les avait visitées quelques heures auparavant.
Manger des huîtres est un plaisir que l'on acquière vite et Nilla maintenant regardait les longues mains fines du garçon, le couteau d'argent et l'huître brune et rugueuse qu'il ouvrait à hauteur de table. Dans l'échancrure inférieure de la veste, au-dessus du pantalon noir, elle voyait les muscles du jeune homme se contracter légèrement sous l'effort et les quelques gouttes d'eau salée, qui avaient giclé, scintiller sur sa peau mate.
— Mademoiselle?...
Nilla devait s'extraire de sa contemplation pour prendre l'huître tendue, savourant déjà le plaisir de l'huître dégustée et de l'ouverture de l'huître suivante.
Venaient ensuite un consommé au porto, avec son jaune d'œuf cru en surface, des coquilles Saint-Jacques tapissées de caviar luisant. Les garçons veillaient à remplir les verres vides, n'y versant chaque fois qu'un doigt, conformément à la consigne reçue. Puis la viande, très rouge, les légumes organisés sur le plat comme les jardins d'un château de la Renaissance. La conversation prenait un tour aimable, la retenue des jeunes filles devant ces noces de Cana donnant à l'ensemble une atmosphère étonnamment feutrée malgré leur jeunesse mais extrêmement cordiale et chaleureuse.
Enfin, sur une feuille de verre transparente, on servait un dessert ornemental. Deux boules de glaces à la vanille séparées par une petite banane, un fruit encore rare en ce temps-là, en équilibre, sa courbure vers le haut faisaient face à une figue chaude ouverte dans une conque en chocolat.
Madame savait trouver le mot juste pour lever toute ambiguïté sans que rien ne devienne salace. Simplement beau et bon. Elle disait justement:
— Beau et bon. Une chose belle et bonne.
Les consignes données étaient strictes. Une fois les filles, étourdies par ce repas si particulier, remontées vers leurs chambres respectives, presque sans qu'aucune parole ne soit encore échangée, les vingt-huit garçons étaient réunis — c'était aussi une façon de s'assurer qu'aucun n'avait cédé à la tentation de s'attarder à l'étage.
Madame louait alors la qualité du service:
— C'était très bien. Demain j'attends encore plus de vous, mais vous verrez, ça sera très beau et très bon. Bonne nuit, mes amis.
Mes amis! Elle portait à ses lèvres sa main repliée dans l'esquisse d'un baiser envoyé.
Le Docteur D. montait avec les jeunes gens et les regardait se retirer dans leurs petites chambres. Seul dans le couloir, il poussait un soupir nostalgique, avant de redescendre.

Madame avait dit aux filles de ne pas bouger. Vers neuf heures, en habit blanc ce matin, un nœud papillon vert à même le cou, les garçons frappaient, chacun à une porte, celle qu'on leur avait assignée, entraient délicatement et saluaient:
— Buon giorno, Signorina, disaient les uns.
D'autres attendaient, dans un respect craintif d'effaroucher par un réveil trop brusque celles qui semblaient dormir encore, un pied émergeant des draps brodés ton sur ton, une pointe de sein dépassant de la fine toile de lin, la chemise de nuit légère qu'elles avaient trouvée, au coucher, sur le lit. Ouvrant les yeux, à peine, chaque jeune fille découvrait le sourire et les dents blanches du garçon, leur plaisir, l'absence de gêne à se trouver presque nue, belle dans l'abandon du matin, face à ce jeune homme dont elle ignorait jusqu'au nom et qui, loin de s'éloigner, s'approchait, tirant avec lui un server-boy de verre et d'argent.
— Mademoiselle, vous avez tout votre temps, la messe est dans une heure. Je vous beurre un toast?
Si la jeune fille faisait signe de s'asseoir, après s'être étirée sans se soucier des draps, il ajustait les coussins et l'aidait à trouver son confort, tous deux souriant et riant sans rien dire.
— Café, thé ou un bon chocolat chaud?
Elle répondait encore par un sourire. Il comprenait et servait un chocolat. Elle désignait le lit, à côté d'elle, audacieuse:
— Asseyez-vous. Moi c'est Albertina.
— Ennio, Mademoiselle. Je resterai debout.
D'eux-mêmes ils savaient que, pour l'instant, il leur fallait refuser toute invitation.
— La messe a lieu dans la grande chapelle, dans le jardin, en face de l'entrée. Madame est certaine que vous viendrez. Les cloches vous avertiront et vous dirigeront. Mais prenez votre temps, elles sonneront au moins dix minutes.
Quand elle avait terminé, le garçon sortait à reculons, regrettant déjà ce petit déjeuner.

À l'ultime battement des cloches, les jeunes filles retardataires s'asseyaient prestement aux places libres des premiers rangs. Derrière elles, tous les garçons étaient là. Puis la cuisine et l'intendance. Et enfin, sur le  banc du fond, Madame et le Docteur D.
L'orgue, construit à la même époque que les premières grandes orgues de cinéma, jouait une musique sacrée, mais si doucement qu'elle paraissait provenir du fond du jardin. Cette musique, si légère, si bondissante, évoquait immanquablement le défilé, sur un écran imaginaire, de quelques saints, anges ou madones égarés dans un petit cirque de campagne. Aux dernières notes, le prêtre, arrivé lui aussi par le fond, s'était avancé vers l'autel. Personne n'aurait pu jurer qu'il n'était pas lui aussi entré en sautillant, malgré son âge et la sécheresse de son corps. Avant de se retourner vers les fidèles ébahis, il avait ceint son étole blanche sur sa robe noire, puis il avait fait face à la superbe assemblée réunie aujourd'hui. Tous avaient été frappés, dans ce visage que des années d'ascèse avaient creusé, par un regard qui, malgré l'obscurité relative des lieux, irradiait autant que celui de Madame. Personne n'avait alors été surpris que le prêtre centre son oraison sur l'amour. L'amour, l'amour de Dieu, bien sûr, mais aussi l'amour des hommes, l'amour des femmes, l'amour des jeunes hommes pour les jeunes femmes, l'amour des jeunes filles pour les jeunes gens, l'amour des enfants aussi, et l'amour pour les enfants et encore, l'amour impétueux de toutes les bêtes de la création, fruits des amours divins et de l'amour terrestre.
Il parlait en termes si simples, si bon enfant et en même temps si truculents que très souvent un rire argentin fusait dans les rangs. Même les moments liturgiques arrivaient à entretenir l'étrange et sereine félicité de la cérémonie.
Le prêtre connaissait-il l'objectif de la cure à l'Albergo Belvedere et savait-il quel destin attendait la plupart de ces jeunes filles? Son attitude semblait donner une bénédiction totale au travail de Madame. Sans doute était-il lui aussi un adepte de ce Professeur Bevilacqua dont les écrits avaient bien évidemment été condamnés par l’Église. Les Accords du Latran bloquaient pour longtemps toute velléité d'évolution des dogmes, les ecclésiastiques progressistes devaient museler leur conscience. Mais ici, en ces jours, à l'Albergo Belvedere...

À midi un grand pique-nique sur l'herbe était organisé, les garçons en blanc servant les filles assises en bordure de grandes nappes blanches couvertes de nourritures légères, frugales et variées. Ils se faisaient discrets, intimidés par l'imminence d'une mission qui leur était presque connue. Les filles, soudain redevenues très enfants, riaient et plaisantaient comme des gamines contentes, et puis devenaient tout à coup sérieuses, quand une plaisanterie leur rappelait les propos du prêtre, tout à l'heure, émues alors par la bénédiction qu'il avait donnée à l'amour, cet amour que, sans savoir, elles sentaient tout proche — même s'il devait être follement fugace et se transformer après en un travail mécanique et quotidien.
Après les fruits, Madame réapparaissait et regroupait tout son monde dans un petit théâtre de verdure, taillé dans les haies d'un des jardins à la française et spécialement entretenu sur ses ordres. Les jeunes filles s'asseyaient sur les gradins, les garçons restaient debout, derrière.
— Mesdemoiselles, disait-elle comme elle aurait dit "mes enfants". Après une petite sieste où vous pourrez vous reposer un peu — elles n'étaient nullement fatiguées — viendra enfin la partie de la cure proprement dite, celle pour laquelle on vous a confiées à moi.
Son sourire donnait à tous l'impression d'être des poussins dans le giron d'une bonne grosse poule.
— À cinq heures, à l'appel de la cloche, en peignoir, vous les trouverez dans votre chambre, vous vous rendrez aux douches des thermes de l'Albergo.
« Ah! que je n'oublie pas: sur vos tables de nuit, il y a une jolie chaînette avec un médaillon. Sur ce médaillon, un numéro est gravé. C'est celui de votre chambre. Gardez-le autour du cou.
« À tout à l'heure, mes chéries.
Puis elle emmenait les garçons au jardin potager. En distribuant à chacun un tablier vert elle les transformait pour deux petites heures en jardiniers. Il fallait les occuper et occuper leur corps pour qu'ils supportent une attente qui autrement aurait par trop échauffé leurs sens, une attente dont ils savaient la fin.
À cinq heures moins dix, elle les conduisait elle-même aux vestiaires des hommes. Elle leur montrait les grandes serviettes bleu clair, la chambre des douches et la piscine d'eau froide, bleu roi.
Ensuite, avec une sonnette à carillon, elle parcourait le couloir du premier, suivie aussitôt par les filles trottinant pieds nus sur les dalles, enveloppées dans leur peignoir, agitées, inquiètes, mais curieuses et souriantes. Toutes ensemble derrières Madame, sans un mot maintenant, elles descendaient à leurs vestiaires, aux serviettes, aux douches et à la piscine tiède.
— Je reviens dans quelques minutes.
Madame les laissait après un clin d'œil complice.

Elle retrouvait les garçons, tout nus et tendus. D'abord elle les faisait entrer dans la piscine d'eau froide. Un escalier sur toute la longueur permettait une entrée progressive. Pour finir, l'eau s'arrêtait à la taille. Elle les regardait dans leur nudité et eux, malgré les ondes de désir, se sentaient flattés, encouragés et en même temps protégés par ce regard.
— Messieurs, vous êtes prêts, je le vois. Comme dû, dans un moment, mais seulement quand il sera vraiment temps, la promesse que le Docteur D. vous a faite lors de votre toute première rencontre, sera tenue. Vous connaîtrez un bonheur simple, le bonheur fou de devenir des hommes à part entière. Et ceci au moment même où ces jeunes filles, que vous avez maintenant apprises à connaître, deviendront, elles, des femmes complètes.
Madame marquait là un silence prolongé et continuait:
— C'est à vous qu'incombe maintenant la réussite de cette mission. Mais vous verrez, cette mission ne sera pas difficile, simplement belle et bonne. Surtout, prenez votre temps, sachez musarder en chemin et n'arriver au sommet qu'au bon moment, unis à vos compagnes. Elle se taisait à nouveau un instant: Ce n'est pas difficile, il vous suffit d'avoir confiance en vous, en elles et en moi. Merci.
« Ce sont elles qui vous choisiront, mais vous verrez, dans les conditions présentes, vous ne serez pas déçus, vous constaterez que le choix qu'elles feront aurait été le vôtre.
Elle leur faisait encore quelques recommandations et leur donnait les dernières consignes puis, désignant une porte au-dessus de l'escalier opposé qui permettait de sortir du bassin, elle leur faisait signe d'aller.
— Chez moi, on disait toujours, en d'autres circonstances bien sûr, mais cela reste plus vrai que jamais: "chi va piano va sano".

Dans l'autre vestiaire, les corps n'étaient plus nus, ils étaient nappés du brouillard épais des douches qui coulaient depuis trop longtemps. Il n'y avait que le bruit de l'eau, les filles émues, sensibles à leur beauté réciproque, se douchant en silence, toutes ensemble, se lavant les cheveux l'une l'autre, caressant les longues nattes, sans traces de rivalité, s'essuyant ou se laissant essuyer.
Elles ne remarquaient pas tout de suite le retour de Madame, là, à les regarder d'un regard bon enfant et patient.
— Voilà, Mesdemoiselles, je vous souhaite de passer un grand moment, grand, beau et bon. Souvenez-vous de l'oraison du prêtre, ce matin, de la bénédiction que Dieu a donnée à l'amour. Quand vous l'aurez trouvé, quand vous aurez fait votre choix, détachez le petit médaillon qui pend à votre cou et passez-le sur la tête de l'homme que vous aurez élu. Il vous suivra, pour votre plaisir et pour le sien, pour votre bonheur à tous deux et pour notre joie à nous tous, toutes créatures de Dieu.
Madame venait d'ouvrir une porte sur un espace obscur et, une à une, les vingt-huit jeunes filles passaient tout près d'elle, certaines, inquiètes, se donnant la main. Le tailleur émeraude de Madame tranchait alors avec la couleur de ces derrières nus qui la frôlaient, ces jeunes fesses ocres et rondes, roses et dodues, blanches et plates qui s'estompaient ensuite dans la pénombre de l'orangerie aménagée.
Les garçons avaient attendu dans cette obscurité presque complète, chacun isolé de l'autre, évitant de se toucher, tant la tension de leur corps était déjà extrême.
Quand Madame avait ouvert la porte sur les vestiaires, la lumière les avait d'abord éblouis, un grand écran de soie blanche les séparant des filles qui entraient. Et sur cet écran, avec une précision qui augmentait au fur et à mesure que les jeunes corps des jeunes femmes se rapprochaient du tissu, les garçons pouvaient voir la silhouette parfaite de chacune, une à une, d'abord détachée puis se fondant dans une masse compacte d'où émergeaient, selon les caprices de sa mouvance, une coiffure nouée sur un long cou, un menton arrondi et de profil, des seins, des rondeurs de hanches, une légère courbe duveteuse et des jambes gracieuses dansant un ballet silencieux. Dans ce silence ils pouvaient percevoir le chuchotement étonné des jeunes femmes, se croyant seules d'abord, puis percevant à leur tour le souffle, quelquefois court, des hommes, nus eux aussi derrière un écran qui restait pour l'instant opaque à leurs yeux.
La porte se refermait sans pourtant les plonger dans l'obscurité. Des lampes à gaz à la lumière vacillante s'allumaient une à une du côté opposé. Et, à leur tour sur la soie, les filles voyaient maintenant les corps des garçons, plus estompés car la lumière était plus diffuse mais suffisante pour qu'elles aperçoivent, dans une intermittence de clair et d'obscur, les hampes qui s'élevaient du centre de ces corps. Et ces hampes dressées, étaient pour plusieurs une première découverte.
Déjà ces lumières s'éteignaient alors que d'autres, plus loin, de part et d'autre, s'allumaient, révélant en partie l'architecture des lieux et éclairant un peu la voûte élevée du plafond. Alors, tout doucement, la musique commençait.
L'orangerie de l'Albergo Belvedere n'avait d'orangerie que le nom et elle n'avait probablement jamais connu plus de quelques orangers ornementaux. En fait, cet espace servait de forum, de lieu de rencontre pour les curistes et, à certaines occasions, de salle de spectacle ou de festin. C'était un très vaste hall dominé par avec une impressionnante verrière soutenue par une charpente d'acier travaillé et peint. Accrochée à l'intersection des murs et de la voûte, une petite galerie en faisait le tour. Elle reliait quatre balcons de fer forgé formant des sortes de loges surplombant le parterre.
C'est dans cette orangerie que le décorateur de la Scala avait travaillé pour améliorer, années après année, la construction conçue par Madame: le labyrinthe. Un double labyrinthe puisque partagé en deux sur tout son tracé, séparé par une frontière de tissus, de tentures, de boiseries, de glaces ou de miroirs où chacun de leur côté, garçons et filles étaient guidés au même moment par les jeux de lumière qui s'allumaient ou s'éteignaient successivement, plongeant le chemin parcouru dans l'oubli pour dérouler une partie nouvelle que l'éclairage faisait émerger du néant.
Par contre, toujours illuminé dès qu'il avait commencé à jouer, suspendu dans le ciel, il y avait l'orchestre. Et, vis-à-vis, dans la loge opposée, en pleine lumière pour servir de référence tant spatiale qu'affective, le Docteur D. et Madame, assis derrière une bouteille de champagne. Côté jeunes femmes, coté jeunes hommes, à nouveau, cette présence était vécue comme un encouragement et une bénédiction.
La musique, quelques cuivres, une clarinette et un violoncelle, était là pour moduler le rythme du labyrinthe. Ici comme dans un orchestre de cirque, le chef jouait en tournant le dos à ses musiciens, penché contre le garde-fou du balcon, penché sur le labyrinthe, penché comme il l'aurait été sur l'arène à soutenir d'une musique allègre un joyeux numéro. Ce maestro, Madame avait su le trouver ni trop jeune — à la vision d'un tel spectacle son ardeur l'aurait alors emporté — ni trop vieux pour y être encore sensible. Connaissant le but, la configuration et la durée du parcours, c'était lui et son orchestre qui devaient contrôler les déplacements de ces cinquante-six jeunes corps et de ces cinquante-six jeunes âmes, en travaillant comme une Ariane tirant sur son fil pour calmer les ardeurs combatives d'un Thésée et le freiner dans sa quête d'un énigmatique Minotaure.
Encore une fois la musique italienne et son répertoire si varié convenait parfaitement à ce travail. Surtout avec la formation retenue. Elle a de l'âme, beaucoup d'âme, toute l'âme du violoncelle ou de la trompette qu'au besoin la clarinette peut souligner ou moquer et cet humour primesautier et ironique dont on trouve des traces dans certains films modernes.
L'obscurité engloutissait la première étape du labyrinthe. Assez loin devant s'élevait une longue et fine flamme vacillante. Elle les invitait tous à aller de l'avant, à traverser un espace qui, lui, restait dans le noir complet. En avançant à tâtons et l'un derrière l'autre, ils découvraient un passage si étroit qu'il leur fallait avancer de flanc. La paroi interne était faite de tissu noir, velouté, parfaitement opaque. Pour permettre le passage, elle épousait obligatoirement le modelé des corps, un modelé qui ne pouvait se voir mais qui se sentait, chaque fois que, la curiosité prenant le pas sur la timidité, un garçon inconnu d'un côté, une fille inconnue de l'autre, passait conjointement. Il s'établissait ainsi un premier contact obligé et très proche, entre des seins et un torse, un ventre rond et chaud et un sexe dur, entre ce sexe et des doigts. Peu à peu, l'étoffe veloutée s'animait d'une vie peuplée de mains qui, l'audace venant, se cherchaient. Quelquefois une des jeunes femmes se retrouvait prise entre deux corps dans les plis d'un tissu soudain vivant, ou un des hommes, affolé de plaisir, sentait contre lui le poids d'une multitude de seins.
Le labyrinthe animé relâchait enfin sa surprenante étreinte, l'éclairage se modifiait encore. À travers des glaces, les lampes devenaient perceptibles de part et d'autre. Grâce à ces lampes, les jeunes gens découvraient au travers de ces vitres, les filles, dans leur nudité éclairée. À leurs regards à elles, ils comprenaient qu'elles aussi les voyaient. Avant d'oser se regarder vraiment, ils cherchaient dans les yeux de Madame, là-haut sur son balcon, une approbation qu'ils se savaient acquise. La fascination était trop grande pour qu'ils s'étonnent tout de suite que, dans les mouvements des corps, soudain les hanches quittent la poitrine, laissant cette poitrine flotter un instant dans le vide pour se retrouver ensuite sur d'autres hanches, plus rondes et plus roses et pour qu'aussitôt, la tête, fière, s'en aille de son côté. Il leur fallait un temps pour saisir enfin qu'ils se trouvaient pris dans un jeu de miroirs où, selon les caprices du hasard, se formait un corps complet, corps qui pouvait n'être qu'un, comme il pouvait être trois: une tête pleine d'une femme aux cheveux blonds, les seins coniques d'une femme à la peau très brune et de larges hanches très blanches avec une toison très noire et fournie. Par ce jeu de miroir il arrivait même (ce qui permettait à tous de bien voir tout en se sachant bien vu) qu'un corps de femme ait soudain un sexe d'homme ou qu'un homme ait soudain une belle poitrine bien ronde.
En outre, dans ce palais des glaces, certains éléments de verres manquaient. Petit à petit, très prudemment et lentement, c'est les mains en avant que l'on se déplaçait et c'est ainsi que commençaient de furtives rencontres. Les filles les premières s'étaient mises à poser leurs lèvres sur les verres qui en principe s'embuaient légèrement, mais qui, quelquefois, répondaient avec douceur et chaleur. Les couples qui ainsi s'embrassaient soudainement, savaient que les corps qui les formaient ne leur appartenaient pas forcément.
Les mains sous le menton, les coudes appuyés sur la barrière de fer forgé, Madame avait toujours suivi ces jeux, faits de surprise, de recherche et d'approche, avec une joie presque enfantine. Il lui était arrivé parfois de pousser de petits cris, comme ceux qu'aurait poussés un enfant ravi et fasciné par un spectacle nouveau. Souvent le docteur suivait ce qui se passait sur ce visage plutôt que de se laisser directement séduire par un jeu qui pourtant ne pouvait laisser insensible aucun homme, même si celui-ci différait dans ses goûts de la norme établie. En la regardant elle, c'est son plaisir à elle qu'il buvait, avec un sentiment de pureté simple, celui qu'ont certains parents lorsqu'ils accompagnent leurs enfants au petit théâtre.
Pourtant cette année, il voyait ce regard s'embuer et s'aller perdre au-delà des lumières qui éclairaient les corps des jeunes gens, se perdre quelque part au-delà de l'obscurité. Il découvrait alors une fatigue qu'il avait crue impossible sur un tel visage.
— Margherita, quelle est cette tristesse? avait-il demandé avec son audace de timide.
Elle semblait ne pas l'avoir entendu. Elle avait pris son verre, y avait fait couler lentement le champagne, sans regarder ce qu'elle faisait, sans détourner son regard de ce noir lointain qu'elle fixait. Elle avait appuyé la coupe glacée sur sa joue et elle s'était mise à parler, comme si ce long silence était déjà un élément de sa réponse:
— Je n'avais que quinze ans... et déjà ces formes pleines que vous me connaissez, une plénitude qui ne faisait alors que poindre sous la peau, comme un fruit. Je n'avais que quinze ans, mais, comme ces vingt-huit jeunes filles, j'étais déjà prête à devenir une femme. Impatiente aussi. Las! À cette époque les garçons de mon âge n'étaient encore que des gamins. Et les autres, les hommes, étaient loin. Au village il ne restait que nous les femmes, les vieillards et les gamins. Je me souviens. Ils étaient arrivés par la montagne, abordant par le chemin du haut. On les avait pourtant vus de loin. On n'avait d'abord pas bougé et quand on s'était mis à le faire, après les premiers cris, c'était trop tard. J'avais coupé entre deux maisons, je pensais me cacher dans les champs. Mais je m'étais trouvée nez à nez avec lui. Il n'était pas plus grand que moi, cheveux blonds très courts, yeux bleus, un peu de barbe qui ne nécessitait pas encore un rasage quotidien. Ils étaient tous fatigués. Il m'a saisi le bras, avec force, avec de l'autorité plutôt, mais il a fait un geste étrange: il a posé son doigt sur sa bouche et il a fait:
«— Chut!
«J'ai compris qu'il ne voulait pas que je crie, qu'il ne fallait pas que je crie et je n'ai pas crié.

En bas, plus ils avançaient et plus les lumières faiblissaient, plus les verres devenaient opaques, remplacés peu à peu par des panneaux de bois dans lesquels s'ouvraient de fines découpes. Seules éclairées maintenant, elles encadraient alors une bouche cherchant sans pouvoir l'atteindre une autre bouche, une main fine tendue en vain vers un sexe dressé exactement dans l'axe d'une serrure, deux fesses rebondies formant une croix dans un petit vitrail. Puis le labyrinthe se transformait encore, n'offrant plus qu'une fente unique, horizontale, que l'on parcourait, ravi, deux par deux, deux bouches inconnues, même si certains croyaient déjà se reconnaître, délicieusement soudées l'une à l'autre pour ce bout de chemin.

Mais cette fois Madame était bien au-delà du labyrinthe; le docteur n'était même plus sûr qu'elle le sache encore à ses côtés.
— Il a repoussé les cheveux qui me tombaient sur le visage. J'avais les cheveux longs, il m'a regardée avec une amorce de sourire, quelque chose de très doux. Puis il m'a poussée, tranquillement, jusqu'à une sorte de petit grenier, quelques dizaines de mètres plus loin. On est entré. Il a refermé la porte. Il me tenait toujours et son poignet sur mon poignet me faisait mal. Il m'a lâchée. On était debout. On était face à face. À bout de bras, il s'est mis à me peigner les cheveux autour de l'oreille. Puis il a posé une main sur ma nuque et, avec la paume de son autre main, il a parcouru mon visage. Effleuré. Effleuré mes lèvres, lentement, très lentement, doucement, très doucement. Mes lèvres étaient dures et crispées. Tant qu'elles ont pu. Mais, pour finir, elles se sont faites douces et chaudes. Elles se sont même entrouvertes. Alors il a souri, un sourire encourageant. Il a approché son visage, il a approché ses lèvres, sans me toucher, si ce n'est par son haleine qui sentait un tout petit peu le tabac. À leur tour elles ont parcouru mon visage, puis mon cou, puis le tissu de ma chemise. Il s'était agenouillé, je sentais la chaleur de son souffle qui gagnait l'extrémité de mon sein et l'extrémité de mon sein qui montait dans ma chemise, comme si elle voulait rejoindre la bouche du soldat. Il ne me touchait toujours pas. Je me suis mise à mon tour à peigner ses cheveux courts sur sa nuque. Il s'est laissé faire, longtemps. Enfin il s'est relevé, il a enlevé sa veste, puis sa chemise, sans la déboutonner. Il était maigre, je voyais ses muscles. Sa peau s'était contractée comme s'il avait froid. Il n'avait pas froid. Il me regardait lui aussi. Il ne faisait rien, il attendait. J'ai ouvert ma chemise et je l'ai lancée par terre. Il a dénoué ma robe et fait glisser mon jupon. J'étais nue. Il regardait mes hanches larges et rondes. Je lui plaisais, il était beau. J'ai fait tomber son pantalon et son caleçon. Il a extirpé ses pieds de ses chaussures lâches, j'avais quitté mes sabots, nous étions nus. Maintenant nos corps se touchaient, nos mains s'étaient rencontrées. J'ai collé mes lèvres sur les siennes, sans bouger, nous sentir simplement, mes seins le brûlaient, son sexe brûlait contre le mien, dur et chaud sur le mien qui fondait. On est tombé. Par terre il y avait du blé, en grains, nous nous sommes coulés dedans. J'ai écarté les jambes, je lui tenais toujours les mains. J'ai senti un instant de douleur, une petite douleur délicieusement chaude, sans bouger, c'était le blé qui bougeait, c'était ma chaleur qui bougeait, c'était nos respirations qui faisaient couler le blé, c'était le soleil qui, entrant par la fenêtre empoussiérée, faisait bouger nos ombres et qui soudain nous a fait basculer dans un bercement infini et qui nous a apaisés. Quand enfin j'ai émergé, je l'ai vu qui riait, sans bruit, et d'un rire heureux. Il s'est relevé assez vite. J'ai voulu moi aussi me lever, il a fait un geste, il a dit une parole. En quelle langue? je l'ignore encore, mais son geste disait: dors maintenant petite femme. Il a ramassé ses habits, il les a enfilés rapidement, il a esquissé un demi-sourire et il est sorti, sans se retourner. Il a refermé la porte.
« Il avait voulu que je dorme un peu. J'aurais dû l'écouter et dormir. J'ai pris mes habits. C'est alors que j'ai entendu que dehors, depuis longtemps, il y avait des cris et des pleurs aussi. Quand je suis retournée dans la rue, j'ai vu encore quelques soldats qui partaient à la hâte. Juste devant moi une vieille — elle était trop vieille, ils l'avaient épargnée — pleurait agenouillée sur le corps de sa fille, morte, presque nue encore. Il y avait aussi Paola qui marchait, marchait comme marchent les fantômes sans doute, avec de longues traînées crasseuses qui lui descendaient le long des jambes. A côté de la fontaine, j'ai trouvé ma sœur, d'un an mon aînée, accroupie. Elle s'était inondée d'eau, pour se laver sans doute. Elle grelottait.

Dans le labyrinthe, le parcours des filles s'était élargi en une salle ronde avec en son centre un banc circulaire fait de deux simples lattes de bois poli. Les murs de la pièce, constitués de petits écrans contigus formant des facettes éclairées par-derrière, révélaient à nouveau les silhouettes des garçons. Sous l'impulsion de la musique et de leur propre jubilation, ils passaient en courant de plus en plus vite, montant et descendant sur le sol ondulé, emportés dans le rythme de cette interminable valse viennoise par l'orchestre qui jouait sur un tempo de plus en plus endiablé. Cela donnait un tourbillon de danseurs ivres, recréant les images saccadées du cinéma muet. Et les filles, une à une, saoules elles aussi, se laissaient tomber, étourdies, sur le banc au centre de la salle.
La musique baissait très lentement, comme les lumières, et enchaînait un très lent et très exotique boléro. Les filles, un instant lasses, ne réalisaient pas immédiatement que la lumière venait maintenant de sous leur banc. Mais elles distinguaient, montant avec cette lumière, des chuchotements et des respirations. En se penchant un peu, elles apercevaient les garçons, sous elles, qui les regardaient et qui essayaient, de leurs doigts tendus, de les caresser. Chacune comprenait qu'assises comme elles l'étaient, elles offraient, bien en vue, le doux sourire rose de leur sexe. Et, au plaisir qu'elles ressentaient, bouillant en elles, au souffle des garçons qu'elles croyaient percevoir, elles sentaient sourdre de leur propre sexe, captives dans les poils, des milliers de petites gouttes de rosée. Elles se sentaient comme autant d'anémones s'offrant après la pluie.

Avec un geste rapide et circulaire sur le labyrinthe en dessous d'eux, Madame, s'adressant directement au docteur, avait expliqué:
— Si j'ai fait ça ici, ce n'est pas parce que j'ai rencontré le Professeur, c'est parce que je l'ai cherché. Depuis ce jour de printemps de cette année-là. Depuis ce jour, je cherche quelque chose. Et ce quelque chose, je l'ai enfin trouvé en découvrant l'œuvre du Professeur.
«Après la guerre — notre père n'en était jamais revenu — il a fallu manger, nourrir les petits frères, alors Anna, moi, bien d'autres du village, nous sommes descendues faire des sous à la ville.
“ Pourtant moi, pendant toutes ces années où j'ai fait la putain — et parmi toutes ces putains, mes sœurs, j'étais probablement bien la seule — j'étais quelque part heureuse. Grâce à mon petit soldat. Heureuse de ce petit bonheur que j'arrivais à transmettre à mes clients, même à la pire brute. Heureuse aussi de ce que mon petit bonheur apportait aux autres putains. En me voyant, elles savaient que quelque chose resterait toujours possible. Je cherchais comment exploiter cette lumière folle que m'avait laissée ce petit soldat. Comment la mettre à jour, comment la partager avec celles qui, à leur tour, et par la triste force des choses, allaient devenir putains. C'est cette recherche qui m'a conduite vers les livres de Bevilacqua; pas le hasard. D'abord j'ai lu "Heuristique sexuelle" et puis surtout "Prostitution qualitative". Ensuite je suis allé trouver le Professeur, à Parme. Nous avons longuement échangé — il était pourtant déjà très sourd.
Madame s'était tue. Elle, qui d'habitude parlait peu, avait tout dit. Elle avait posé sa main sur celles du docteur, sur la petite table d'ébène incrustée. Il y avait dans ce geste beaucoup de tendresse. Elle lui souriait comme pour s'excuser de s'être ainsi dévoilée. Le docteur était fier du réconfort qu'elle cherchait maintenant en lui.

Les lumières baissaient encore une fois, les laissant tous un long moment dans une pénombre presque complète pour entraîner ensuite les filles dans une autre salle ronde et conduire les garçons, par l'extérieur, dans son pourtour. Ce pourtour était constitué de petites cabines, tendues de tapisseries et ouvertes sur le centre. Les ouvertures alternaient, une fois en haut, une fois en bas, et ainsi de suite sur le périmètre de la salle, tout au long des vingt-huit cabines. La musique, toujours plus douce, se taisait. C'était l'heure du choix. Mais les femmes n'allaient choisir leur premier homme qu'en fonction de sa tête ou qu'en fonction de son corps, selon le hasard des ouvertures. Ce labyrinthe étant placé sous le double signe du sexe et du jeu, personne ne prenait ça pour une vexation, mais bien comme une subtilité nouvelle et ultime pour exacerber le plaisir.
Une à une, peu à peu, sans se presser, sans conflits, en silence, décidée selon son tempérament et satisfaite de son choix, chaque jeune fille passait son médaillon, qui au cou de l'élu, qui autour de sa verge, les couples ne se connaissant alors qu'un instant, l'instant d'un tête-à-tête ou d'un corps à corps, dans l'imminence de se connaître en entier, de se connaître totalement, quelques heures, d'une connaissance unique qui ne se répéterait jamais. De se connaître enfin quand les garçons, lâchés libres hors du labyrinthe, quelques longues minutes après que les filles se soient envolées nues dans les couloirs, rejoignent dans leur chambre, guidés chacun par leur médaillon, celle qui les avait choisis.
Sur toutes les chambres, les portes s'étaient maintenant refermées, laissant à eux-mêmes ces couples qui venaient de se former.
— Allons, descendons maintenant.
Madame avait gentiment entraîné le Docteur D. vers les salons du rez, où ils étaient restés ensemble pendant les longues heures de la nuit, comme si rien ne sortait de l'ordinaire. Ils avaient à nouveau commenté d'un ton légèrement badin les petites particularités des jeux de ce soir, les découvertes et les caractéristiques de la volée de cette année, presque un peu crûment comme des œnologues commentent le bouquet du vin nouveau.
Mais pendant tout ce temps pourtant le docteur s'était demandé ce qui avait fait ressurgir de façon si vive et si douloureuse des souvenirs tus si longtemps. La réponse précises ne devait arriver que le surlendemain, à nouveau de manière aussi claire que soudaine.

Les garçons savaient que des server-boys tout prêts les attendaient aux cuisines. Durant toute la nuit, on voyait passer, courant, pieds nus, ces nouveaux hommes que l'amour avait affamés, ou qui avaient affamé leur compagne. Hors-d’œuvre froids, viandes légères, coupes de fruits ou sorbets et des boissons chaudes que le personnel entretenait pour les premiers petits déjeuners du matin. Ils avaient tout leur temps, la messe n'aurait lieu qu'à onze heures. Madame avait obtenu des garçons que leurs premiers ébats aient lieu sur le lit et qu'au matin ils laissent leurs amies descendre avant eux. Afin qu'avant de les rejoindre, ils mettent aux fenêtres les draps de leurs amours. Ainsi, dans la lumière éclatante de ce chaud soleil de mai, la façade de l'hôtel, avec ses vingt-huit fenêtres ouvertes peu à peu, se transformait en une immense bannière blanche, constellée de vingt-huit étoiles rouges. Ce rouge avait l'éclat du bonheur, c'était une réponse insolente et joyeuse aux tristes croix noires sur fond sanglant que l'on commençait à voir fleurir partout; même ici, dans cette si douce région d'Italie.
Et quand, au sortir de la messe, accompagnées sur le parvis de l'église par le prêtre pour une dernière et dominicale bénédiction, les jeunes femmes découvraient à leur tour cette superbe bannière, dont chacune d'elles avait brodé pendant la nuit une des étoiles, rien ne pouvait empêcher l'explosion d'un hourra joyeux. Peu importent les applaudissements qui couvraient les paroles du prêtre; ses propos ne pouvaient être qu'à l'unisson de la sérénité du moment. Des coupes de champagne circulaient, un toast était porté à Madame, et Madame annonçait un grand buffet servi sur la terrasse. Chacun avait quartier libre jusqu'à quatre heures.
On pouvait voir les couples graviter ponctuellement autour de la longue table chargée ou disparaître dans les mille recoins du jardin ou retourner dans les chambres, dans la formation de la nuit ou recréés selon une autre harmonie.
À quatre heures les filles retournaient à leurs chambres. Elles devaient se préparer. Apparaissait alors sur leur visage un petit air nostalgique qui ne les quitterait peut-être plus. Cette nostalgie leur tiendrait lieu de bonheur, ou leur servirait, tout au moins, d'espoir.
Quand les voitures arrivaient à nouveau, les garçons, reprenant leur office premier, retenaient les messieurs en bas du grand escalier d'entrée. Mais sachant maintenant qui étaient ces messieurs, la qualité de leur service affichait une froideur plus que glaciale.
Madame gardait la jeune femme, qu'on était venu chercher, quelques instants vers elle, dans un petit salon jouxtant l'entrée. Elle trouvait les mots justes pour conclure cette cure et, connaissant ou devinant les particularités de l'immédiat avenir de chacune, elle disait ce qu'il fallait pour que la jeune femme garde en son cœur le secret de ce week-end comme une petite flamme inextinguible. Comme celle que le petit soldat avait allumée en Madame en la violant — puisque viol est le mot qui convient normalement aux soldats en campagne.
Jusqu'à tard dans la soirée, le ballet des belles voitures reprenait. Les visages entrevus un instant aux fenêtres des berlines paraissaient plus beaux et radieux qu'ils n'étaient à l'aller, deux jours plus tôt.

Le lundi, le Docteur D. recommençait sa navette vers à la gare, descendant cinq ou six garçons à chaque train, les autres attendant leur tour, désœuvrés maintenant et presque pressés de partir. Madame les embrassait un à un, longuement, d'une embrassade toute maternelle maintenant, puis elle se penchait à l'intérieur de la voiture et, en quelques mots, elle leur disait quelle responsabilité nouvelle ils avaient et quelle espérance elle voyait en ces deux jours pour une transformation radicale des relations entre les femmes et les hommes qu'ils étaient devenus, transformation qui allait se répercuter aussi, elle en était sûre, dans les relations amoureuses professionnelles. Et tous la comprenaient, maintenant qu'ils savaient quel devait être le destin de leur compagne d'un jour.

La dernière voiture partit dans la nuit quand on commence à n'entendre plus que les grillons, avec la lune qui se levait derrière les cyprès. Madame, sur la terrasse, leur avait longtemps fait signe, en agitant son mouchoir. Le docteur l'avait retrouvée à son retour, toujours appuyée à la rambarde de pierre. Il était venu tout près d'elle et l'avait regardée, étonné. La lune éclairait son visage, elle avait pleuré.
— Pourquoi? Pourquoi, Margherita?
— Ils sont partis, ce sera la dernière année.
— Comment?
— Les prochaines jeunes filles, et aussi les autres garçons, à l'avenir, connaîtront l'amour dans des toutes autres conditions. Le temps est lourd et proche. La folie destructrice des petits tyrans est en place, celle du vilain caporal ou du nôtre. Elle va se répandre sur le pays. Très vite et très bientôt. Demain, c'est à la boucherie qu'on apprendra l'Amour!
Le Docteur D. avait ouvert les bras et elle était allée se pelotonner contre lui. Le docteur lui avait caressé les cheveux, cherchant à la consoler comme il aurait consolé une enfant désespérée.

Madame avait raison, il n'y eut pas d'autres week-ends. L'Hôtel disparut trois ans plus tard, détruit dans l'explosion d'une bombe perdue, larguée, par erreur, par une des premières forteresses volantes américaines.
***

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