V: 21.07.2006
LE PASSE-MURAILLE - No
70 Juillet 2006
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OLIVIER SILLIG
Connaître le loup en soi
par Pierre Yves Lador
UN ROMAN charnu, violent comme
une orchidée, mais écrit par
un moraliste.
On pourrait le définir comme un roman d'aventure,
n'était-ce
cette constante préoccupation morale, voire comme un roman
picaresque,
n'était-ce son optimisme constant. Ce serait un roman
historique,
anthropologique, philosophique, un roman d'éducation,
d'initiation.
L'action, qui débute à Lausanne vers 1706, est
écrite par un
fils de notaire. De l'agression par un brigand du Jorat, à la
fuite vers
l'Amérique, l'engagement à moitié involontaire
dans les troupes autrichiennes,
les champs de bataille de l'Europe, l'apprentissage de la chirurgie, la
navigation dans la mer des Sargasses, le naufrage, la rencontre des
Indiens et
mille autres péripéties jusqu'à la retraite et la
mort en 1778 à l'abbaye du
Thoronet, rien n'est passé sous silence, des blessures
reçues, des pertes, des
tortures, des viols, des meurtres, de la violence et de l'injustice
permanente.
Mais la plume alerte et imagée, les descriptions vivantes
et
surtout le ton étonnant qui laisse la lumière, l'amour,
le sens de la
réparation, la liberté, la vie en un mot éclater
de bout en bout en font un
roman exceptionnel.
En effet, l'auteur et le narrateur réussissent à
faire
passer les horreurs de l'histoire dès le début, en
montrant comment le
pragmatisme associé au scepticisme, à la confiance en
l'autre, à la foi en la
vie et en des forces inconnues mais reconnues et progressivement
à la sagesse,
triomphent du mal ou le cas échéant permettent d'accepter
son triomphe sans y
participer.
Ce n'est pas le meilleur des mondes de Voltaire mais la
volonté de plus en plus consciente des deux héros de
devenir responsables, de
vaincre leurs peurs, de la mort en particulier, et surtout de
prêter attention
aux autres en refusant d'exercer un pouvoir sur autrui qui
éclaire le roman.
En des épisodes magnifiquement mis en scène,
cinématographiquement
parlant, le narrateur réussit à nous montrer
l'homosexualité, par exemple, de
façon positive (le brigand du Jorat viole le fils du notaire qui
l'encule en
retour, réalisant sans doute dans cette scène inaugurale
à la fois qu'ils ne
sont pas homosexuels et à la fois qu'ils ne veulent pas exercer
de contrainte
sur autrui) ou l'amour à trois des deux compagnons avec Hilda la
Hollandaise
violée qui réapprivoise patiemment son corps après
des mois de vie commune
chaste dans un village en ruine. La rencontre avec les Indiens ou
l'initiation
avec le sorcier sont aussi des scènes très fortes.
Si l'on ne saurait affirmer qu'il s'agit de la
vérité
anthropologique, qui d'ailleurs prétendrait qu'il y en a une ?
on peut sans
hésiter dire qu'il s'agit du meilleur roman de Sillig qui n'en
est pas à son
coup d'essai. Il reprend les mêmes thèmes, violence,
sexualités qu'on pourrait
dire marginales, civilisations étranges, dépaysement dans
le temps et l'espace,
filiation et paternité, humanité, et les porte ici
à leur point d'incandescence.
Je ne suis pas sûr que les hommes aient besoin de la folie du
pouvoir des
puissants pour laisser courir le loup en eux mais je crois volontiers
que de
connaître son loup, de le reconnaître, permet l'attention
à l'autre et d'éviter
l'abus de pouvoir.
P. Y. L.
Olivier Sillig. Deux bons bougres.
Encre fraîche, 2006, 367
pages.