Olivier Sillig

Tri-x
  .
Onze heures du soir, dimanche, un quartier au repos, une rue rectiligne, une rangée d'entrepôts relookés et branchés: galeries, caves et loft. Soudain, interrompant une pénombre plutôt soft, la griffe d'une discothèque, en carrés rouges, éclate sur le pavé humide: juste un tag écarlate. Les mômes qui racolent pour se payer leur dope dans la rue limitant cet espace interlope ne s'en approchent guère: ici, pas de clients. Ces hommes, les premiers, timides ou méfiants, solitaires ou par paires, ou alors deux lesbiennes plutôt exubérantes, c'est bien ici qu'ils viennent. Cette nuit comme chaque dimanche, la boîte fait soirée gay. Un carton blanc annonce de la house reggae, le DJ antillais est arrivé de Londres, il paraît que là-bas, tout le marché s'effondre.
Il y a un portier, il filtre les entrées à vue: tendance, et non: couleurs ou teintes bistrées. Au vestiaire obligé, la dame pipi, un homme, mignon, souriant, recueille manteaux, propos et sommes. Dans la salle en sous-sol, une ambiance assez sombre. Éparses, belles, élégantes, se détachant de l'ombre en bordure de l'espace, deux ou trois silhouettes sur fond de lumière rouge et d'étoiles violettes perforées dans les fûts de la ventilation. Il neige, miroirs, éclats, en lente révolution et strobe atténué. Un filet de musique. Les platines tournoient, encore automatiques. Lentes ondes de vagues, pour l'heure les plus douces, pas encore syncopées mais déjà de la house.
Première étape le bar, y commence l'osmose. Des cylindres de lumière sur le zinc mat exposent dans des timbales givrées au chrome transpirant des drinks embués, des glaçons irisés, et des cocktails fluo. Quelques épaules se touchent, les contacts s'établissent, équivoques, un peu louches. Un vieux beau encore leste au regard assez triste s'éclate à lui tout seul, à bouger sur la piste. Il est descendu tôt, il partira bientôt. Un autre est planté là, en veste de moto observant le danseur pour tromper son ennui, la fenêtre du possible c'est onze heures et minuit, son copain jurassien ne viendra pas plus tard. Souvent alors le type, très dépité, repart. Des couples éphémères — rencontres à la sauvette dans un lit inconnu ou volées aux toilettes — se croisent furtivement. Ils s'évitent et s'ignorent ou s'arrêtent, se sourient et se saluent encore. La scène enfin s'anime, la musique s'amplifie, des rôles s'établissent, plutôt homme, plutôt fille. De jeunes garçons en noir soulignent leur pâleur de chaînes de corail ou de perles de couleur, visages adolescents, imberbes, veloutés. D'autres en colliers de chiens, quelquefois même cloutés, marcels blancs, baraqués, biceps imposants résultat de fitness ou d'anabolisants. Des hommes trop excités, de vie, de sexe, de coke, d'angoisse ou de plaisir, s'effleurent, s'entrechoquent. Les projecteurs dessinent des formes un peu plus rondes: un couple de femmes châtain dans la fumée des blondes.
Sur le sperme perlé des bouches de vapeurs, un grand éclat tout blanc, un instant de stupeur, révèle, provocante, la figure mutine d'un Argentin aux anges d'être devenu Argentine.



©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.

Courriel de l'auteur: info@oliviersillig.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.oliviersillig.ch


V:16.03.04 (27.03.03)  C:03.2003