Skoda
Le bref
périple d'un déserteur et
d’un bébé dans une des guerres, récentes et
absurdes, que l’Europe a générées.
Genre: Récit.
Extrait
V4.5 Extrait sélectionné dans le cadre de
Opennet et lu aux Journées littéraires de Soleure en mai
2002.
lien: http://www.literatur.ch
[...]
À peine plus loin, il y a une voiture. Elle
est arrêtée. Une portière est ouverte.
Peut-être ses occupants savent-ils? Stjepan se lève. Il
n'a mal nulle part, même pas à la tête. Il regarde
encore une fois ses camarades. Dragan, Milivoj, Ivan sont morts, tout
à fait morts. Aussi Ljubo, cela se voit
maintenant, même s'il semble sourire encore. Stjepan ne veut pas
rester
ici. Un instant il songe qu'il devrait les enterrer. Les
éléments lui dictent la réponse, le paysage, le
sol dur. On ne creuse pas la terre avec une kalachnikov. Des gens, ou
l'armée, ou les milices, passeront
et s'en occuperont. Sinon ce sera les oiseaux. Pas les cigales, les
cigales
ne mangent pas la chair humaine. Stjepan ignore ce qu'elles mangent.
Les
cigales, on les entend tout le temps mais c'est rare qu'on les croise.
On
les côtoie sans les connaître, comme beaucoup de gens ou de
groupes
de gens, même proches.
Stjepan descend sur la route de terre battue. Il se dirige vers la
voiture. Ses occupants pourront peut-être lui raconter.
La portière arrière, du côté des
accotements, est ouverte. Des jambes de femme en dépassent.
Elles sont nues. Ces jambes de femmes nues et blanches mettent tout
à coup Stjepan en colère; à cause de Dragan,
Milivoj, Ivan et Ljubo morts. Il a envie de demander un peu de
décence. Mais il se penche et passe la tête dans la
voiture. C'est une jeune femme. Elle est morte, elle aussi. Elle aussi,
comme Dragan, Milivoj, Ivan et Ljubo. Elle était en train de
nourrir son bébé.
Stjepan est distrait par le chauffeur. La voiture n'a plus de
pare-brise; seuls quelques morceaux de verre sont restés
accrochés. C'est une vieille voiture, la couleur noire en
souligne l'âge. Le conducteur aussi était en noir. Son
chapeau peut-être aussi, mais il n'a plus de chapeau. La voiture
n'a plus de vitre, le chauffeur n'a plus de chapeau. Il n'a plus de
tête non plus. Son cou vide gargouille encore un peu. C'est
certainement le même obus qui les a tous atteints. La femme sur
le siège du passager, sans doute la femme du conducteur, a,
elle, encore
son chapeau, mais elle est tout aussi morte. Stjepan se penche et lui
tourne
légèrement la tête; comme de la peinture le long
d'un
pot en fer blanc émaillé, un peu de sang sèche
sous
ses lèvres.
Ils sont tous morts, le père, la mère, et la femme, la
jeune mère. C'est une jeune mère, c'est évident
parce qu'elle donnait le sein; et parce que le bébé est
toujours là, accroché au tétin. Il est immobile
lui aussi mais Stjepan voit tout de suite qu'il n'est pas mort. Il dort
tout simplement. En se réveillant il cherchera sans doute
à téter encore. Il pourra peut-être le faire.
Stjepan ne sait pas grand chose sur le sang et la circulation sanguine,
encore moins sur le lait, la lactation et la mort.
Stjepan va s'en aller. Avant, il contourne la voiture jusqu'à la
portière du conducteur. L'homme porte bien une chemise, mais
tous
ses habits sont en train de se gorger de sang. Stjepan hausse les
épaules
et s'éloigne. Pourtant, après quelques pas, il
s'arrête
et revient en arrière. Bien que défoncé, le coffre
s'ouvre.
Comme Stjepan s'y attendait, il y a une valise — les gens fuyaient.
Dedans
il y des habits, certains appartenant à l'homme. Stjepan trouve
une
chemise blanche en toile épaisse et longue, elle a
déjà
bien servi, mais elle est propre et repassée, c'est une belle
chemise.
Aussi un pantalon, un pantalon de paysan, à l'ancienne, un
pantalon
pour le dimanche. Même une paire de chaussures. Elles sont trop
petites,
Stjepan gardera ses souliers militaires. Il prend encore une veste en
laine,
tricotée serré. Il ne fouille pas plus loin, il n'a
besoin
que de vêtements. Ah! Peut-être aussi les papiers du type.
Ils
pourront lui être utiles. Surmontant sa gêne, il revient au
mort
sans visage et sans tête. Dans son gilet il y a un portefeuille,
avec
de l'argent aussi. Stjepan ne prend que les papiers, il n'est pas un
profanateur.
Il cache les restes de son uniforme sous la voiture. Il jette un œil
sur
le bébé qui dort toujours, qui rêve
peut-être.
Stjepan a l'impression qu'il sourit. C'est tout.
Stjepan s'examine un instant dans le rétroviseur
extérieur, miraculeusement épargné, et part.
Aussitôt, dans sa tête, une petite voix se met à
parler:
— Si le bébé s'était mis à pleurer,
qu'est-ce que tu aurais fait?
Il accélère un peu le pas mais la voix revient à
la charge:
— Et si le bébé s'était mis à pleurer?
— Mais il ne pleurait pas.
— D'accord, mais si?
— Mais il souriait comme un bienheureux.
— Combien de temps ça peut tenir un bébé si jeune?
— Quand des soldats arriveront, ils s'en chargeront.
— C'est ça! C'est leur job pendant que tu y es!
— Non, ce n'est pas leur job. Mais comme je suis moi-même
militaire, ce n'est pas mon job non plus.
Stjepan regarde sa chemise blanche. Il n'en a jamais eu de si belle,
faut dire qu'il ne s'habillait pas le dimanche, préférant
flâner en training. Maintenant il est en chemise blanche, pas en
uniforme; il n'est plus un militaire, il est un civil.
— Et les civils, est-ce que ça s'occupe de bébés?
La voix est insolente, la réponse est simple. Stjepan sent que
son élan est cassé, qu'il ne va plus pouvoir avancer.
Alors il retourne
encore à la voiture. Il évite de regarder les jambes de
la
jeune mère, parce qu'elles sont belles, que c'est du
gâchis parce
qu'elle est morte. Il se penche sur l'enfant et le prend avec une
délicatesse infinie, lui qui n'a jamais touché de
bébé ou alors juste
pour s'amuser lors du baptême du fils d'une cousine. À
côté,
il y a un sac, heureusement avec une courroie, qui contient des
affaires
de bébé. Il a été épargné,
même
pas une giclée de sang. C'est des trucs qui lui seront
nécessaires.
C'est pas pour lui, c'est pour l'enfant. Il le passe sur
l'épaule,
la veste coincée dessous. Il reprend l'enfant, toujours
maladroitement
mais très doucement. L'enfant ouvre un œil.
Stjepan lui dit:
— Salut, toi.
Évidemment, l'enfant ne répond pas. Stjepan estime que le
bébé a trois ou quatre semaines, mais il n'y
connaît
absolument rien.
— Et tu t'appelles comment?
Stjepan ne sait même pas si c'est un garçon ou une fille;
ce n'est pas le moment de regarder. Cette fois, il part. Mais il
réfléchit à ce problème: garçon ou
fille. La voiture qu'ils ont abandonnée, ça lui revient
tout à coup, c'était une Skoda. Stjepan n'est pas
très certain que Skoda soit un vrai prénom, mais
ça sonne comme. Et ça peut aller aussi bien pour un
garçon que pour une fille.
— Salut Skoda!
[...]
Olivier Sillig, Presqu'île de Giens,
printemps 2001.
Sommaire
© textes et illustrations: CinÉthique, Olivier
Sillig.
Courrier à l'auteur: E-Mail
http://www.oliviersillig.ch
V:9.02.2010 -
V1/18.11.01