Olivier Sillig, manuscrit


Skoda

Le bref périple d'un déserteur et d’un bébé dans une des guerres, récentes et absurdes, que l’Europe a générées.


Genre: Récit.
 
55 - 85 pages 
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Extrait

 V4.5 Extrait sélectionné dans le cadre de Opennet et lu aux Journées littéraires de Soleure en mai 2002.
              
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[...] 

À peine plus loin, il y a une voiture. Elle est arrêtée. Une portière est ouverte. Peut-être ses occupants savent-ils? Stjepan se lève. Il n'a mal nulle part, même pas à la tête. Il regarde encore une fois ses camarades. Dragan, Milivoj, Ivan sont morts, tout à fait morts. Aussi Ljubo, cela se voit maintenant, même s'il semble sourire encore. Stjepan ne veut pas rester ici. Un instant il songe qu'il devrait les enterrer. Les éléments lui dictent la réponse, le paysage, le sol dur. On ne creuse pas la terre avec une kalachnikov. Des gens, ou l'armée, ou les milices, passeront et s'en occuperont. Sinon ce sera les oiseaux. Pas les cigales, les cigales ne mangent pas la chair humaine. Stjepan ignore ce qu'elles mangent. Les cigales, on les entend tout le temps mais c'est rare qu'on les croise. On les côtoie sans les connaître, comme beaucoup de gens ou de groupes de gens, même proches.
Stjepan descend sur la route de terre battue. Il se dirige vers la voiture. Ses occupants pourront peut-être lui raconter.
La portière arrière, du côté des accotements, est ouverte. Des jambes de femme en dépassent. Elles sont nues. Ces jambes de femmes nues et blanches mettent tout à coup Stjepan en colère; à cause de Dragan, Milivoj, Ivan et Ljubo morts. Il a envie de demander un peu de décence. Mais il se penche et passe la tête dans la voiture. C'est une jeune femme. Elle est morte, elle aussi. Elle aussi, comme Dragan, Milivoj, Ivan et Ljubo. Elle était en train de nourrir son bébé.
Stjepan est distrait par le chauffeur. La voiture n'a plus de pare-brise; seuls quelques morceaux de verre sont restés accrochés. C'est une vieille voiture, la couleur noire en souligne l'âge. Le conducteur aussi était en noir. Son chapeau peut-être aussi, mais il n'a plus de chapeau. La voiture n'a plus de vitre, le chauffeur n'a plus de chapeau. Il n'a plus de tête non plus. Son cou vide gargouille encore un peu. C'est certainement le même obus qui les a tous atteints. La femme sur le siège du passager, sans doute la femme du conducteur, a, elle, encore son chapeau, mais elle est tout aussi morte. Stjepan se penche et lui tourne légèrement la tête; comme de la peinture le long d'un pot en fer blanc émaillé, un peu de sang sèche sous ses lèvres.
Ils sont tous morts, le père, la mère, et la femme, la jeune mère. C'est une jeune mère, c'est évident parce qu'elle donnait le sein; et parce que le bébé est toujours là, accroché au tétin. Il est immobile lui aussi mais Stjepan voit tout de suite qu'il n'est pas mort. Il dort tout simplement. En se réveillant il cherchera sans doute à téter encore. Il pourra peut-être le faire. Stjepan ne sait pas grand chose sur le sang et la circulation sanguine, encore moins sur le lait, la lactation et la mort.
Stjepan va s'en aller. Avant, il contourne la voiture jusqu'à la portière du conducteur. L'homme porte bien une chemise, mais tous ses habits sont en train de se gorger de sang. Stjepan hausse les épaules et s'éloigne. Pourtant, après quelques pas, il s'arrête et revient en arrière. Bien que défoncé, le coffre s'ouvre. Comme Stjepan s'y attendait, il y a une valise — les gens fuyaient. Dedans il y des habits, certains appartenant à l'homme. Stjepan trouve une chemise blanche en toile épaisse et longue, elle a déjà bien servi, mais elle est propre et repassée, c'est une belle chemise. Aussi un pantalon, un pantalon de paysan, à l'ancienne, un pantalon pour le dimanche. Même une paire de chaussures. Elles sont trop petites, Stjepan gardera ses souliers militaires. Il prend encore une veste en laine, tricotée serré. Il ne fouille pas plus loin, il n'a besoin que de vêtements. Ah! Peut-être aussi les papiers du type. Ils pourront lui être utiles. Surmontant sa gêne, il revient au mort sans visage et sans tête. Dans son gilet il y a un portefeuille, avec de l'argent aussi. Stjepan ne prend que les papiers, il n'est pas un profanateur. Il cache les restes de son uniforme sous la voiture. Il jette un œil sur le bébé qui dort toujours, qui rêve peut-être. Stjepan a l'impression qu'il sourit. C'est tout.
Stjepan s'examine un instant dans le rétroviseur extérieur, miraculeusement épargné, et part.
Aussitôt, dans sa tête, une petite voix se met à parler:
— Si le bébé s'était mis à pleurer, qu'est-ce que tu aurais fait?
Il accélère un peu le pas mais la voix revient à la charge:
— Et si le bébé s'était mis à pleurer?
— Mais il ne pleurait pas.
— D'accord, mais si?
— Mais il souriait comme un bienheureux.
— Combien de temps ça peut tenir un bébé si jeune?
— Quand des soldats arriveront, ils s'en chargeront.
— C'est ça! C'est leur job pendant que tu y es!
— Non, ce n'est pas leur job. Mais comme je suis moi-même militaire, ce n'est pas mon job non plus.
Stjepan regarde sa chemise blanche. Il n'en a jamais eu de si belle, faut dire qu'il ne s'habillait pas le dimanche, préférant flâner en training. Maintenant il est en chemise blanche, pas en uniforme; il n'est plus un militaire, il est un civil.
— Et les civils, est-ce que ça s'occupe de bébés?
La voix est insolente, la réponse est simple. Stjepan sent que son élan est cassé, qu'il ne va plus pouvoir avancer. Alors il retourne encore à la voiture. Il évite de regarder les jambes de la jeune mère, parce qu'elles sont belles, que c'est du gâchis parce qu'elle est morte. Il se penche sur l'enfant et le prend avec une délicatesse infinie, lui qui n'a jamais touché de bébé ou alors juste pour s'amuser lors du baptême du fils d'une cousine. À côté, il y a un sac, heureusement avec une courroie, qui contient des affaires de bébé. Il a été épargné, même pas une giclée de sang. C'est des trucs qui lui seront nécessaires. C'est pas pour lui, c'est pour l'enfant. Il le passe sur l'épaule, la veste coincée dessous. Il reprend l'enfant, toujours maladroitement mais très doucement. L'enfant ouvre un œil.
Stjepan lui dit:
— Salut, toi.
Évidemment, l'enfant ne répond pas. Stjepan estime que le bébé a trois ou quatre semaines, mais il n'y connaît absolument rien.
— Et tu t'appelles comment?
Stjepan ne sait même pas si c'est un garçon ou une fille; ce n'est pas le moment de regarder. Cette fois, il part. Mais il réfléchit à ce problème: garçon ou fille. La voiture qu'ils ont abandonnée, ça lui revient tout à coup, c'était une Skoda. Stjepan n'est pas très certain que Skoda soit un vrai prénom, mais ça sonne comme. Et ça peut aller aussi bien pour un garçon que pour une fille.
— Salut Skoda!

[...]

Olivier Sillig, Presqu'île de Giens, printemps 2001.
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© textes et illustrations: CinÉthique, Olivier Sillig.

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V:9.02.2010  - V1/18.11.01